Pablo Neruda I

Toujours la mer…

El mar

Necesito del mar porque me enseña :
no sé si aprendo música o conciencia :
no sé si es ola sola o ser profundo
o sólo ronca voz o deslumbrante
suposición de peces y navíos.
El hecho es que hasta cuando estoy dormido
de algún modo magnético circulo
en la universidad del oleaje.
No son sólo las conchas trituradas
como si algún planeta tembloroso
participara paulatina muerte,
no, del fragmento reconstruyo el día,
de una racha de sal la estalactita
y de una cucharada el dios inmenso.

Lo que antes me enseñó lo guardo ! Es aire,
incesante viento, agua y arena.

Parece poco para el hombre joven
que aquí llegó a vivir con sus incendios,
y sin embargo el pulso que subía
y bajaba a su abismo,
el frío del azul que crepitaba,
el desmoronamiento de la estrella,
el tierno desplegarse de la ola
despilfarrando nieve con la espuma,
el poder quieto, allí, determinado
como un trono de piedra en lo profundo,
substituyó el recinto en que crecían
tristeza terca, amontonando olvido,
y cambió bruscamente mi existencia :
di mi adhesión al puro movimiento.

Memorial de Isla Negra, 1964.

La mer

J’ai besoin de la mer car elle est ma leçon :
je ne sais si elle m’enseigne la musique ou la conscience :
je ne sais si elle est vague seule ou être profond
ou seulement voix rauque ou bien encore conjecture
éblouissante de navires et de poissons.
Le fait est que même endormi
par tel ou tel art magnétique je circule
dans l’université des vagues.
Il n’y a pas que ces coquillages broyés
comme si une planète tremblante
annonçait une lente mort,
non, avec le fragment je reconstruis le jour,
avec le jet de sel, la stalactite,
et avec une cuillerée de mer, la déesse infinie.

Ce qu’elle m’a appris, je le conserve ! C’est
l’air, le vent incessant, l’eau et le sable.

Cela semble bien peu pour l’homme jeune
qui vint ici vivre avec ses feux et ses flammes,
et pourtant ce pouls qui montait
et descendait à son abîme,
le froid du bleu qui crépitait
et l’effritement de l’étoile,
le tendre éploiement de la vague
qui gaspille la neige avec l’écume,
le pouvoir paisible et bien ferme
comme un trône de pierre dans la profondeur,
remplacèrent l’enceinte où grandissait
la tristesse obstinée, accumulant l’oubli,
et soudain mon existence changea :
j’adhérai au mouvement pur.

Mémorial de l’Ile Noire, Gallimard, 1977. Traduction Claude Couffon.

Isla Negra (Chile).

Juan José Saer 1937 – 2005

Il faut suivre le conseil de Léon-Marc Lévy et de Franck Bouysse (Le Club de la Cause Littéraire) et lire L’ancêtre, Le Tripode, 2014.
Ce roman argentin (El entenado) a été publié par Seix Barral en 1983 (et réédité par Destino en 1988, puis par Rayo verde en 2013).
Flammarion l’a fait paraître en français en 1987 dans une traduction de Laure Guille-Bataillon (1928-1990), grande traductrice et spécialiste de la littérature latino-américaine (Antonio di Benedetto, Julio Cortázar, Juan Carlos Onetti, Felisberto Hernández, Manuel Puig, Antonio Skármeta). Elle a reçu en 1988 le prix de la meilleure traduction, décerné par la Maison des Écrivains et des Traducteurs (MEET). Depuis sa mort, le prix porte son nom.
Poème en prose, roman historique, récit de voyage et d’apprentissage, roman d’aventures, roman picaresque, roman d’initiation, roman métaphysique. L’ancêtre est tout cela à la fois.

Juan José Saer part d’une histoire vraie. Juan Díaz de Solís (vers 1470-1516), pilote royal expédié par la Casa de Contratación, quitte Sanlúcar de Barrameda (Espagne) le 8 octobre 1515, avec soixante-dix hommes et trois navires, en direction des nouvelles terres découvertes au-delà de l’Atlantique. Il explore l’estuaire des fleuves Paraná et Uruguay, le Río de la Plata, qu’il baptise Mar Dulce. Lorsqu’il débarque sur les bords du Río Paraná, près de Punta Gorda (Uruguay), le 20 janvier 1516, lui et les hommes qui l’accompagnent sont massacrés par des Indiens Colastinés. Seul le mousse, Francisco del Puerto, en réchappe. Il est fait prisonnier, mais est bien traité. Quand l’expédition de Sebastián Cabot (1484-1557) passe par là, les Indiens libèrent le jeune homme.

De ce fait historique, Juan José Saer tire une fable universelle qui interroge le sens des destinées humaines et le pouvoir du langage. Comme Ismael, le narrateur de Moby Dick d’Herman Melville, le narrateur de L’ancêtre est le seul à survivre à un désastre pour en faire le récit.
Jeune orphelin de 15 ans, il embarque comme mousse sur un navire en partance vers les Indes. Il découvre la vie des marins qui pendant la traversée le maltraitent et le violent. Le capitaine, solitaire et silencieux, finit par conduire son expédition sur un rivage hostile, près d’un fleuve aux eaux douces et rougeâtres. Tous ceux qui ont débarqué sont tués. Seul le garçon est épargné et traité avec déférence par la tribu. Il passe là dix ans de sa vie. De façon cyclique, ces Indiens, en apparence pudiques et obséquieux, cèdent à la pratique de l’anthropophagie et tombent dans un délire orgiaque (alcool, sexe, inceste, violence, sadisme). Ils finissent par le libérer lorsqu’une nouvelle expédition approche. De retour en Espagne, le père Quesada le recueille et lui apprend à lire et à écrire. Á partir de cette histoire, le prêtre rédige un bref traité, Relación de abandonado. Le narrateur fait ensuite fortune en représentant son aventure de ville en ville. Il crée une imprimerie, puis rédige soixante ans plus tard son histoire. Il trouve le salut dans l’écriture. C’est pour lui une naissance, une re-naissance. Il comprend enfin le sens de son expérience de survivant. Les Indiens ont voulu qu’il raconte ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu.

Le titre français fait du héros un vieillard qui raconte, mais le titre original du roman est El Entenado («nacido antes», fils né d’un lit précédent ou fils adoptif). Cela attire l’attention sur la nature du héros. «Né avant», il retrouve en effet la vie grâce à la tribu. Adopté et orphelin, il l’est aussi de plusieurs manières et plusieurs fois. Il est admis dans l’intimité de la tribu. Il y trouve un foyer, mais il est instrumentalisé et finit par en être chassé. Il apprend peu à peu la langue de ces Indiens. Il interprète sa très grande polysémie. Il est appelé def-ghi. D’abord, il ne comprend pas ce mot, puis son sens lui apparaît. La langue des Indiens n’a pas de mot pour dire «être». «Le plus proche veut dire sembler ou paraître». Il finit par partager avec eux cette incertitude du réel.

«Toda vida es un pozo de soledad que va ahondándose con los años. (…) No se sabe nunca cuando se nace : el parto es una simple convención. Muchos mueren sin haber nacido ; otros nacen apenas, otros mal, como abortados. Algunos, por nacimientos sucesivos, van pasando de vida en vida, y si la muerte no viniese a interrumpirlos, serían capaces de agotar el ramillete de mundos posibles a fuerza de nacer una y otra vez, como si poseyesen una reserva inagotable de inocencia y de abandono.» (page 38)

«Toute vie est un puits de solitude qui va se creusant avec les années. (…) On ne sait jamais quand on naît : l’accouchement est une simple convention. Beaucoup de gens meurent sans être jamais nés ; d’autres naissent à peine, d’autres mal, comme avortés. Certains, par naissances successives, passent de vie en vie, et si la mort ne venait pas les interrompre, ils seraient capables d’épuiser le bouquet des mondes possibles à force de naître sans relâche, comme s’ils possédaient une réserve inépuisable d’innocence et d’abandon. » (pages 41-42)

«Amenazados por todo eso que nos rige desde lo oscuro, manteniéndonos en el aire abierto hasta que un buen día, con un gesto súbito y caprichoso, nos devuelve a lo indistinto, querían que de su pasaje por ese espejismo material quedase un testigo y un sobreviviente que fuese, ante el mundo, su narrador.» (pages 156-157)

“Menacés par ce qui nous régit du fond de l’obscur et qui nous maintient à l’air libre jusqu’au jour où, d’un geste subit et capricieux, il nous rend à l’indistinct, ils voulaient que de leur passage à travers ce mirage restât un témoin et un survivant qui fût, à la face du monde, leur narrateur.” (page 160)

Dans El entenado según Saer, l’auteur explique son intention: « Dans l’Ancêtre, la problématique […] est d’une certaine façon incorporée dans la perception du monde que j’ai imaginée chez les Indiens, et en outre, le temps aussi bien que la structure générale subissent une distorsion, quelque discrète qu’elle soit. La durée des événements est inversement proportionnelle à celle des différents passages qui les rapportent. L’orgie et les premiers jours parmi les Indiens occupent dans les soixante pages ; les dix années suivantes, huit ou neuf pages, et les cinquante années restantes (le narrateur raconte l’histoire soixante années après que les faits se sont déroulés), quelque vingt pages. À partir d’un certain moment la narration au sens strict s’arrête et commence ce que nous pourrions appeler une description diachronique de la tribu, après quoi le livre s’achève avec le récit de trois épisodes qui ne suivent aucun ordre logique ni aucune chronologie : les jeux des enfants, l’Indien agonisant et l’éclipse. »

L’écriture est d’une grande beauté. Ce que raconte ce roman est comme la rumeur des origines. Le voyage ne concerne pas seulement la géographie. C’est un itinéraire dans la nuit des temps, dans l’histoire du monde des hommes.

Incipit
«De esas costas vacías me quedó sobre todo la abundancia de cielo. Más de una vez me sentí diminuto bajo ese azul dilatado : en la playa amarilla, éramos como hormigas en el centro de un desierto. Y si ahora que soy un viejo paso mis días en las ciudades, es porque en ellas la vida es horizontal, porque las ciudades disimulan el cielo. Allá, de noche, en cambio, dormíamos, a la intemperie, casi aplastados por las estrellas. Estaban como al alcance de la mano y eran grandes, innumerables, sin mucha negrura entre una y otra, casi chisporreantes, como si el cielo hubiese sido la pared acribillada de un volcán en actividad que dejase entrever por sus orificios la incandescencia interna. »

« De ces rivages vides il m’est surtout resté l’abondance de ciel. Plus d’une fois je me suis senti infime sous ce bleu dilaté : nous étions, sur la plage jaune, comme des fourmis au centre d’un désert. Et si, maintenant que je suis un vieil homme, je passe mes jours dans les villes, c’est que la vie y est horizontale, que les villes cachent le ciel. Là-bas, en revanche, nous dormions, la nuit, à l’air libre, presque écrasés par les étoiles. Elles étaient comme à portée de main et elles étaient grandes, innombrables, sans beaucoup de noir entre elles, presque crépitantes, comme si le ciel eût été la paroi criblée d’un volcan en activité qui eût laissé apercevoir par ses trous l’incandescence interne. »

L’auteur
Juan José Saer naît le 28 juin 1937 à Serodino (Province de Santa Fe , Argentine). Ses parents sont des commerçants, immigrés syriens. Ses amis le surnomment Juani el Turco. Il enseigne d’abord l’histoire et l’esthétique du cinéma à l’Université du Littoral à Santa Fe, puis, grâce à une bourse de l’Alliance française, il s’ installe à Paris en 1968. Il est professeur d’esthétique à l’Université de Rennes de 1969 à 2002. Il y croise Milan Kundera, Giorgio Agamben, Albert Bensoussan.
Il meurt à 67 ans le 11 juin 2005 à Paris des suites d’un cancer du poumon. C’ est l’un des écrivains argentins les plus importants du XXe siècle.

Prix Nadal en 1987 pour La Ocasión.
Prix France Culture en 2003, ex-aequo avec Virgil Tanase.
Prix de l’Union Latine de Littératures romanes en 2004.
Á titre posthume, Prix de la trajectoire littéraire, décerné par le journal Clarín, en octobre 2005.
Sa province natale, la province de Santa Fe, a organisé, pour le 80 ème anniversaire de sa naissance, une année Saer de juin 2016 à juin 2017

Ses romans
1964 Responso
1966 La vuelta completa (Le Tour complet, Seuil. 2009. Traduction Philippe Bataillon)
1969 Cicatrices (Le Mai argentin, Denoël. 1976. Traduction Albert Bensoussan. Cicatrices, Seuil, 2003. Traduction Philippe Bataillon)
1974 El limonero real (Les grands paradis, Flammarion, 1980. Traduction Laure Bataillon)
1980 Nadie nada nunca (Nadie nada nunca, Flammarion, 1983. Traduction Laure Bataillon)
1983 El entenado (L’ancêtre, Flammarion, 1987. 10-18. Points Seuil, 1998. Le Tripode 2014. Traduction Laure Bataillon)
1986 Glosa (L’anniversaire, Flammarion, 1988. Points Seuil. Glose. Le Tripode 2015. Traduction Laure Bataillon)
1988 La ocasión (L’occasion, Flammarion, 1989. Points, 1996. Traduction Laure Bataillon). Prix Nadal.
1993 Lo imborrable (L’innefaçable, Flammarion. Traduction Claude Bleton)
1994 La pesquisa ( L’enquête, Seuil, 1996. Points, 2002. Traduction Philippe Bataillon. Le Tripode, 2019)
1997 Las nubes (Les nuages, Seuil, 1999. Le Tripode. Traduction Philippe Bataillon)
2005 La grande (Grande Fugue, Seuil, 2007. Traduction Philippe Bataillon)

Juan José Saer.

Rafael Alberti 1902 – 1999

Rafael Alberti, María Teresa León. v 1931.

Lu ce matin dans El País deux articles sur le poète andalou Rafael Alberti, un peu oublié aujourd’hui.
Sa fondation à Puerto de Santa María (Cádiz) prend l’eau et est criblée de dettes. Plus de vingt après sa mort, sa fille, Aitana Alberti et sa veuve, María Asunción Mateo se disputent encore son héritage.
Il y a quelques années nous y étions allés. On ne pouvait pas la visiter. ¡Qué pena ! Je me souviens de lui et de sa première épouse, María Teresa León, (1903-1988), croisés un soir, 198 Rue Saint-Jacques dans les années soixante-dix au Comité d’information et de solidarité avec l’Espagne (CISE). C’était les dernières années du franquisme. Le poète rentra en Espagne le 27 avril 1977, après 38 ans d’exil. Il fut élu député PCE pour la province de Cádiz lors des élections du 15 juin 1977, mais laissa rapidement sa place à Francisco Cabral Oliveros, syndicaliste paysan de Trebujena.
Marcos Ana (Fernando Macarro Castillo) (1920-2016), emprisonné pendant 23 ans, avait fondé et dirigé le Comité d’information et de solidarité avec l’Espagne (CISE) dont Pablo Picasso était le président.
“Rafael Alberti, un legado cultural en números rojos”

https://elpais.com/cultura/2021-03-09/rafael-alberti-un-legado-cultural-en-numeros-rojos.html

“El Madrid insomne de Rafael Alberti” https://elpais.com/ccaa/2019/10/28/madrid/1572250456_753860.html?rel=listapoyo

Puerto de Santa María (Cádiz). Fundación Rafael Alberti.

El mar, la mar ( Rafael Alberti )

El mar. La mar.
El mar. ¡Sólo la mar!

¿Por qué me trajiste, padre,
a la ciudad?

¿Por qué me desenterraste
del mar?

En sueños, la marejada
me tira del corazón.
Se lo quisiera llevar.

Padre, ¿por qué me trajiste
acá?

Marinero en tierra, 1924. Premio Nacional de Poesía.

La mer. La mer.

La mer. La mer.
La mer. Rien que la mer !

Pourquoi m’avoir emmené, père,
à la ville?

Pourquoi m’avoir arraché, père,
à la mer ?

La houle, dans mes songes
me tire par le coeur
comme pour l’entraîner.

O père, pourquoi donc m’avoir
emmené ?

Marin à terre. Traduction Claude Couffon. Paris, Gallimard, 1985.

(Rafael Alberti)

Jorge Luis Borges

Camaret-sur-Mer. Le Port.

Mars. La mer me manque… Penser à la mer… Voir la mer…

Deux poèmes de Jorge Luis Borges. Merci à Lorenzo Oliván.

El mar

Antes que el sueño (o el terror) tejiera
mitologías y cosmogonías,
antes que el tiempo se acuñara en días,
el mar, el siempre mar, ya estaba y era.
¿Quién es el mar? ¿Quién es aquel violento
y antiguo ser que roe los pilares
de la tierra y es uno y muchos mares
y abismo y resplandor y azar y viento?
Quien lo mira lo ve por vez primera,
siempre. Con el asombro que las cosas
elementales dejan, las hermosas
tardes, la luna, el fuego de una hoguera.
¿Quién es el mar, quién soy? Lo sabré el día
ulterior que sucede a la agonía.

El otro, el mismo. 1964

La mer

Avant que le rêve (ou la terreur), n’ait tissé
mythologies et cosmogonies,
avant que le temps n’ait produit les jours,
la mer, la mer éternelle, était là et avait été.
Qui est la mer ? Quel est cet être violent
et ancien qui ronge les piliers
soutenant la terre, cette mer une et multiple
qui est abîme et gloire et hasard et grand vent ?
Qui la regarde la voit pour la première fois,
toujours. Avec le saisissement que donnent
les choses élémentaires, les belles
fins de journées, la lune, un feu de joie.
Qui est la mer, qui suis-je ? Je le saurai le jour
qui succédera à mon agonie.

L’autre, le même, 1964. Traduction Jean Pierre Bernès et Nestor Ibarra.

El mar

El mar. El joven mar. El mar de Ulises
y el de aquel otro Ulises que la gente
del Islam apodó famosamente
Es-Sindibad del Mar. El mar de grises
olas de Erico el Rojo, alto en su proa.
y el de aquel caballero que escribía
A la vez la epopeya y la elegía
de su patria, en la ciénaga de Goa.
El mar de Trafalgar. El que Inglaterra
cantó a lo largo de su larga historia,
el arduo mar que ensangrentó de gloria
en el diario ejercicio de la guerra.
El incesante mar que en la serena
mañana surca la infinita arena.

El oro de los tigres. 1972.

La mer

La mer. La jeune mer. La mer d’Ulysse,
Celle de cet autre Ulysse que ceux
D’Islam ont surnommé d’un nom fameux :
Sindibad de la mer. La mer aux grises
Vagues d’Erik le Rouge, haut sur sa proue,
Et de ce chevalier qui a chanté
Á la fois l’élégie et l’épopée
De sa patrie, à Goa et ses boues.
La mer de Trafalgar, que l’Angleterre
A célébrée au long de son histoire,
La dure mer ensanglantée de gloire
Jour après jour, dans l’œuvre de la guerre.
Au matin calme, la mer intarissable,
Et ses sillons dans l’infini du sable.

L’or des tigres Traduction Jacques Ancet.

Juan Ramón Jiménez

Retrato de Juan Ramón Jiménez (Daniel Vázquez Díaz) 1916.

Diario de un poeta recién casado, 1916. (Journal d’un poète jeune marié) “Uno de los libros más vivos y renovadores de la poesía española.” (Lorenzo Oliván). Celui-ci cite deux poèmes dont Soledad. J’ai retrouvé deux traductions en français: l’une de Guy Lévis-Mano (1904-1980), poète, traducteur de poètes espagnols, typographe, imprimeur et éditeur ami de René Char depuis 1936; l’autre de Victor Martinez.

René Char dira de Guy Lévis-Mano dans Guy Lévis-Mano, artisan superbe, préface au Catalogue abrégé 1933-1952 des éditions GLM, Paris, 1956, (repris dans René Char, Dans l’atelier du poète, Gallimard, collection « Quarto », Paris, 1996, p. 745.): « Lorsque la passion de donner l’existence à un recueil de poèmes s’unit à la connaissance de la poésie et de l’art d’imprimer, cela nous apporte d’admirables réussites et rétablit l’objet dans sa plénitude durable. Guy Lévis-Mano est le seul aujourd’hui qui satisfasse à ce souci hautain. Il y consacre sa foi, sa compétence, sa générosité et son enthousiasme. […] L’oasis G.L.M. sur la carte de la Poésie, c’est l’oasis des méharistes de fond ! »

Soledad

1 de febrero

En ti estás todo, mar, y sin embargo,
¡qué sin ti estás, qué solo,
qué lejos, siempre, de ti mismo!

Abierto en mil heridas, cada instante,
cual mi frente,
tus olas van, como mis pensamientos,
y vienen, van y vienen,
besándose, apartándose,
en un eterno conocerse,
mar, y desconocerse.

Eres tú, y no lo sabes,
tu corazón te late, y no lo siente…
¡Qué plenitud de soledad, mar solo!

Diario de un poeta recién casado, 1916.

Solitude

Tu es toute en toi, mer, et cependant,
comme tu es sans toi, que tu es seule,
et que lointaine, toujours, de toi-même!

Ouverte de mille blessures, sans cesse,
tel mon front,
tes vagues vont, comme mes pensées,
et viennent, vont et viennent,
se baisant, s’écartant,
en un éternel se connaître,
mer, et ne plus se connaître.

Tu es toi, et tu ne le sais,
ton coeur te bat, et ne le sent pas…
Quelle plénitude en solitude, mer seule!

Journal d’un poète jeune marié. Traduction: Guy Lévis-Mano.

Portrait de Guy Lévis-Mano (Valentine Hugo). 1945.

Solitude

En toi tu es toute, mer, et cependant,
comme tu es sans toi, comme tu es seule,
et loin, toujours, de toi-même!

Ouverte de mille blessures, sans cesse,
tel mon front,
tes vagues vont, comme mes pensées,
et viennent, vont et viennent,
se baisant, s’écartant,
en un éternel se connaître,
mer, et ne plus se connaître éternel.

Tu es toi, et tu ne le sais pas,
ton coeur bat, et il ne le sent pas…
Quelle plénitude solitude, mer seule!

Journal d’un poète jeune marié. 2009. Traduit par Victor Martinez.
Librairie La Nerthe éditeur / Collection classique.

Julien Gracq

Julien Gracq. 1984. (Henri Cartier-Bresson).

Madrid me manque. La Bretagne me manque. Les voyages me manquent. Certaines personnes me manquent. Les textes de Julien Gracq me permettent de revoir la baie d’Audierne, la pointe du Raz, l’île de Sein, la presqu’île de Crozon, Argol.

Julien Gracq, élève à l’École normale supérieure, passe les mois de juillet et d’août 1931 avec Henri Queffélec (1910-1992) et Pierre Petitbon (1910-1940) à Budapest au collège Eötvös, réplique hongroise de l’ENS qui héberge chaque été trois normaliens. Fin septembre, Julien Gracq va passer huit jours en Basse-Bretagne. De la consultation d’un horaire d’autocar il retiendra le nom d’Argol. (voir Henri Queffélec, Cahiers de l’Herne, Julien Gracq, 1972. Réédition Le Livre de poche p.471 et suivantes). Il enseigne de 1937 à 1939 au lycée La Tour d’Auvergne de Quimper.

Pointe du Raz.

Le Raz. Quand je le vis pour la première fois, c’était par une journée d’octobre 1937, qui fut en Bretagne (c’était mon premier automne armoricain) un mois exceptionnellement beau. J’avais pris le car à Quimper ; il se vida peu à peu au hasard des escales dans les écarts du pays bigouden. Après Plogoff, nous n’étions plus que deux voyageurs ; nul n’avait affaire au Raz ce jour-là que le soleil qui devant nous commençait à descendre : il y avait dans le déclin de la journée dorée, comme presque toujours dans l’automne du Cap, déjà une imperceptible suggestion de brume. La lumière était, comme dans le poème de Rimbaud et comme je l’ai revue une fois avec B. en septembre sur la grève de Sainte-Anne-la-Palud – « jaune comme les dernières feuilles des vignes ». Le car allégé s’enleva comme une plume pour attaquer l’ultime raidillon qui escalade le plateau du Cap – alors indemne d’hôtels et vierge de parking – et tout à coup la mer que nous longions depuis longtemps sur notre gauche se découvrit à notre droite, vers la baie des Trépassés et la pointe du Van : ce fut tout, ma gorge se noua, je ressentis au creux de l’estomac le premier mouvement du mal de mer – j’eus conscience en une seconde, littéralement, matériellement, de l’énorme masse derrière moi de l’Europe et de l’Asie, et je me sentis comme un projectile au bout du canon, brusquement craché dans la lumière. Je n’ai jamais retrouvé, ni là, ni ailleurs, cette sensation cosmique et brutale de l’envol – enivrante, exhilarante – à laquelle je ne m’attendais nullement.
Auprès du Raz, la pointe Saint-Mathieu n’est rien. Quelques années plus tôt – en 1933 – parti de Saint-Ives, j’avais visité avec L. le cap Land’s End en Cornouaille. Il ne m’a laissé d’autre souvenir que celui d’une vaste forteresse rocheuse, compliquée de redans et de bastions, qui décourageait l’exploration du touriste de passage. Un château plutôt qu’une pointe, comme on voit dans la presqu’île de Crozon, le château de Dinan, mais plus spacieux – moins un finistère qu’un confin perdu et anonyme, trempé de brume, noyé de solitude, enguirlandé, empanaché de nuées d’oiseaux de mer comme une île à guano.
Ce qui fait la beauté dramatique du raz, c’est le mouvement vivant de son échine centrale, écaillée, fendue, lamellée, qui n’occupe pas le milieu du cap, mais sinue violemment en mèche de fouet, hargneuse et reptilienne, se portant tantôt vers les aplombs de droite, tantôt vers les aplombs de gauche. Le plongement final, encore éveillé, laboure le Raz de Sein comme le versoir d’un soc de charrue. Le minéral vit et se révulse dans cette plongée qui se cabre encore : c’est le royaume de la roche éclatée ; la terre à l’instant de s’abîmer dans l’eau hostile redresse et hérisse partout ses écailles à rebrousse-poil.
Depuis, je suis retourné quatre fois au Raz. Une fois avec le président du cercle d’échecs de Quimper, nous y conduisîmes Znosko-Borovsky, célèbre joueur d’échecs, que nous avions invité dans notre ville pour une conférence et une séance de simultanées ; avec sa moustache taillée en brosse, il avait l’air d’un gentil et courtois bouledogue. Je ne sais pourquoi je le revois encore parfaitement , silhouetté au bord de la falaise , regardant l’horizon du sud : il y avait dans cette image je ne sais quoi d’incongru et de parfaitement dépaysant. Il ne disait rien. Peut-être rêvait-il, sur ce haut lieu, à la victoire qu’il avait un jour remportée sur Capablanca.
Chaque fois que j’ai revu la pointe, c’était le même temps, la même lumière : jour alcyonien, calme et tiédeur, fête vaporeuse du soleil et de la brume, «brouillard azuré de la mer où blanchit une voile solitaire» comme dans le poème de Lermontov. Chaque fois c’est la terre à l’endroit de finir qui m’a paru irritée, non la mer. Je n’ai vu le raz que souriant, assiégé par le chant des sirènes, je ne l’ai quitté qu’à regret, en me retournant jusqu’à la fin : il y a un désir puissant, sur cette dernière avancée de la terre, de n’aller plus que là où plonge le soleil.»

Lettrines 2. Librairie José Corti, 1974.

(Merci à François S.)