Je lis en ce moment avec intérêt la Correspondance 1943-1988 (Édition Gallimard, 2020) entre René Char et son premier exégète, Georges Mounin (de son vrai nom, Louis Leboucher 1910-1993).
À l’automne 1938, les deux hommes se rencontrent à L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), ville natale du poète, où Louis Leboucher, militant communiste depuis 1934, a été nommé comme instituteur.
Les deux hommes se sentent proches pendant la guerre. Louis Leboucher a été affecté, à ce moment-là, à l’école primaire supérieure de La Tour-du-Pin (Isère) et leur échange de lettres est abondant malgré la clandestinité dans laquelle vit le résistant René Char et les dangers qu’il court. À la demande de celui-ci, il héberge le poète Gilbert Lély (1904-1985), futur éditeur et biographe du marquis de Sade, menacé par les lois antijuives. Plus tard, il cherche un abri pour la belle-mère du poète, madame Goldstein, elle aussi menacée.
À la fin de la guerre, l’ essai de Georges Mounin, Avez-vous lu Char?, paraît chez Gallimard (Collection Les Essais n°XXII) le 30 septembre 1946. Le recueil de René Char Feuillets d’Hypnos est publié chez le même éditeur le 24 mai 1946. L’oeuvre du poète de l’Isle-sur-Sorgue est reconnue dès lors à sa véritable place.
Leur amitié souffre plus tard, car Louis Leboucher reste longtemps un communiste stalinien fidèle à la ligne de Parti. De 1946 à 1958, il est professeur d’italien à l’École normale d’instituteurs d’Aix-en Provence. Il fait lire à Char Umberto Saba, dont il introduit la poésie en France, puis Eugenio Montale. Il se consacre à la linguistique à partir de 1958 et enseigne la linguistique générale et la sémiologie à l’université de Provence de 1961 à 1976.
La biographie de Georges Mounin peut être consultée dans le précieux Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (Le Maitron) Mounin Georges, pseudonyme de Leboucher Louis, Julien. Né le 20 juin 1910 à Vieux-Rouen-sur-Bresle (Seine-Inférieure). Professeur; linguiste; membre du Parti communiste (1933-1980).
(Notice rédigé par Nicole Racine, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 30 novembre 2010.)
https://maitron.fr/spip.php?article123388
J’ai été un peu surpris par un passage de la lettre de Char à Mounin du 2 février 1945:
«Avez-vous lu L’Éternelle Revue. Il y a un admirable poème de Prévert: Complainte de Vincent, qui m’émeut beaucoup.» (page 130)
L’Éternelle Revue (1944-1945) est une revue créée dans la clandestinité par Paul Éluard. Elle sera dirigée par Louis Parrot («Une revue qui est de son temps comme on est d’un parti. Une revue qui est française comme on est universel ». 6 numéros seront publiés, dont 1 double, en 5 livraisons du n° 1 (décembre 1944) au n° 5-6 (avril 1946). Le poème de Prévert se trouve justement dans le premier numéro.
Amaury Nauroy, qui a établi l’édition de la Correspondance, précise en note: «Il n’est pas surprenant que le poème l’ait touché (ne serait-ce que ces vers: «L’enfant nue toute seule sans âge/ Regarde le pauvre Vincent/ Foudroyé par son propre orage.»
Jacques Prévert n’est plus aujourd’hui un poète à la mode. Beaucoup de ses poèmes sont un peu datés. Mais, Complainte de Vincent est un beau poème. Il évoque le séjour de quatorze mois de Van Gogh à Arles. Le peintre y arrive le 20 février 1888, après avoir passé deux ans à Paris. Il est à la recherche de chaleur, de lumière, de couleurs. Le 23 octobre, Paul Gauguin arrive à Arles. Les deux hommes vivent et peignent ensemble pendant deux mois. Le 23 décembre, sous le coup d’une violente crise, probablement signe précurseur de sa maladie, Van Gogh se tranche le lobe de l’oreille gauche. Après une seconde crise, en février 1889, il se fait volontairement interner à l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence le 8 mai 1889. Il mourra le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise (Val d’Oise).
Complainte de Vincent (Jacques Prévert)
À Paul Éluard
À Arles où roule le Rhône
Dans l’atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l’homme s’enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d’un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L’homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
L’affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l’amour mort
Et les voix inhumaines de l’art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l’édredon rouge
D’un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l’image même
De la misère et de l’amour
L’enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s’écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l’orage s’en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L’éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.
Paroles, 1946.