Guillaume Apollinaire

Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire. Printemps 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

11 novembre 2020. La Première Guerre mondiale (1914-1918) était encore très présente et marquante dans les lectures de ma génération. Premier livre de poche lu vers 1963-1964: À l’Ouest, rien de nouveau (1929) de Erich Maria Remarque . 1968-1969. Année de Terminale: Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline. Surtout la première partie. L’auteur qualifie la guerre d’« abattoir international en folie ». Comme Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, le poème d’Apollinaire peut nous réconforter dans cette période de confinement.

La Jolie rousse

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte
Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention
De l’Ordre et de l’Aventure

Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés
Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
Ô Soleil c’est le temps de la Raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse

Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi.

Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Mercure de France, 15 avril 1918.

Luis Cernuda

Luis Cernuda (Víctor María Cortezo). Valence, août 1937.

Luis Cernuda est sans doute l’un des poètes espagnols les plus méconnus en France de la fameuse génération de 1927, qui a compté quelques-uns des plus grands noms de la poésie européenne du XX ème siècle: Rafael Albertí, Vicente Aleixandre, Manuel Altolaguirre, Gerardo Diego, Dámaso Alonso, Jorge Guillén, Federico García Lorca, Emilio Prados, Pedro Salinas…
Luis Cernuda est né le 21 septembre 1902 à Séville. Il est mort en exil le 5 novembre 1963 à Mexico.

Te quiero

Te lo he dicho con el viento,
jugueteando como animalillo en la arena.
O iracundo como órgano tempestuoso.

Te lo he dicho con el sol,
que dora cuerpos juveniles
y sonríe en todas las cosas inocentes.

Te lo he dicho con las nubes,
frentes melancólicas que sostienen el cielo,
tristezas fugitivas.

Te lo he dicho con las plantas,
leves criaturas transparentes
que se cubren de rubor repentino.

Te lo he dicho con el agua,
vida luminosa que vela en un fondo de sombra;
te lo he dicho con el miedo,
te lo he dicho con la alegría,
con el hastío, con las terribles palabras.

Pero así no me basta:
más allá de la vida,
quiero decírtelo con la muerte;
más allá del amor,
quiero decírtelo con el olvido.

23 de abril de 1931.

Los placeres prohibidos, 1931.

Je t’aime

Je t’aime.
Je te l’ai dit avec le vent,
Qui gambade sur le sable comme un petit animal,
Ou qui s’emporte comme un orgue tumultueux.

Je te l’ai dit avec le soleil,
Qui dore la jeunesse de ces corps dénudés,
Et sourit sur toutes les choses innocentes.

Je te l’ai dit avec les nuages,
Fronts mélancoliques que soutient le ciel,
Tristesses fugitives.

Je te l’ai dit avec les plantes,
Êtres légers et transparents,
Qui tout à coup deviennent rougissants.

Je te l’ai dit avec l’eau,
Cette vie lumineuse sur un fond voilé d’ombre;
Je te l’ai dit avec la peur,
Je te l’ai dit avec la joie,
Avec le dégoût, avec les mots terribles.

Ça ne me suffit pas:
Au-delà de la vie,
Je veux te le dire avec la mort,
Au-delà de l’amour,
Je veux te le dire avec l’oubli.

Les plaisirs interdits. Presse Sorbonne Nouvelle. 2010. Traduction: Françoise ÉTIENVRE, Serge SALAÜN, Zoraida CARANDELL, Laurie-Anne LAGET, Melissa LECOINTRE.

Fin de la apariencia

Sin querer has deshecho
Cuanto mi vida era,
Menos el centro inmóvil
Del existir: la hondura
Fatal e insobornable.

Muchas veces temía
En mí y deseaba
El fin de esa apariencia
Que da valor al hombre
Para el hombre en el mundo.

Pero si deshiciste
Todo lo en mí prestado,
Me das así otra vida;
Y como ser primero
Inocente, estoy solo
Con mi mismo y contigo.

Aquel que da la vida,
La muerte da con ella.
Desasido del mundo
Por tu amor, me dejaste
Con mi vida y mi muerte.

Morir parece fácil,
La vida es lo difícil:
Ya no sé sino usarla
En ti, con este inútil
Trabajo de quererte,
Que tú no necesitas.

Con las horas contadas. 1950-52.

Pablo Neruda -Libro de las preguntas

Isla Negra (Chile). Café Restaurante Rincón del Poeta.

Libro de las preguntas, 1974, Editorial Losada, 1974.
Le livre des questions. Editions Gallimard, 1979, Traduction de Claude Couffon.
Ce livre singulier de Pablo Neruda, mort le 23 septembre 1973, est un livre posthume. Il se présente comme une série de questions sans réponses. Le poète chilien s’interroge sur la vie, la nature, la mort, la guerre, la politique.

1.
Qué cosa irrita a los volcanes
que escupen fuego, frío y furia?

Por qué Cristóbal Colón
no pudo descubrir a España?

Cuántas preguntas tiene un gato?

Las lágrimas que no se lloran
esperan en pequeños lagos?

O serán ríos invisibles
que corren hacia la tristeza?


VIII
Quel dard irrite les volcans
qui crachent feu, froid et fureur?

Et pourquoi Christophe Colomb
n’a-t-il pu découvrir l’Espagne?

Combien de questions dans un chat?

Les larmes qu’on ne verse pas
attendent-elles en petits lacs?

Ou seraient-elles des rivières
coulant cachées vers la tristesse?

11.
Hasta cuándo hablan los demás
si ya hemos hablado nosotros?

Qué diría José Martí
del pedagogo Marinello?

Cuántos años tiene Noviembre?

Qué sigue pagando el Otoño
con tanto dinero amarillo?

Cómo se llama ese cocktail
que mezcla vodka con relámpagos?


XI
Jusqu’à quand parleront les
autres si nous avons déjà parlé?

Et que dirait José Marti
du magister Marinello?

Combien d’années compte Novembre?

Que continue donc à payer
l’Automne avec ses liasses jaunes?

Quel nom porte-t-il, ce cocktail
qui mélange éclairs et vodka

20.
Es verdad que el ámbar contiene
las lágrimas de las sirenas?

Cómo se llama una flor
que vuela de pájaro en pájaro?

No es mejor nunca que tarde?

Y por qué el queso se dispuso
a ejercer proezas en Francia?

XX.

Est-il vrai que l’ambre contient
les pleurs versés par les sirènes?

Comment s’appelle cette fleur
qui vole d’un oiseau à l’autre?

Ne vaut-il mieux jamais que tard?

Et pourquoi le fromage a-t-il
pour ses exploits choisi la France?

27.
Murieron tal vez de vergüenza
estos trenes que se extraviaron?

Quién ha visto nunca el acíbar?

Dónde se plantaron los ojos
del camarada Paul Éluard?

Hay sitio para unas espinas?
le preguntaron al rosal.

XXVII
Ne seront-ils pas morts de honte
ces trains qui se sont fourvoyés?

Qui a jamais vu l’aloès?

Où les a-t-on plantés, les yeux
du camarade Paul Éluard?

Acceptez-vous quelques piquants?
a-t-on demandé au rosier.

30.
Cuando escribió su libro azul
Rubén Darío no era verde?

No era escarlata Rimbaud,
Góngora de color violeta?

Y Victor Hugo tricolor?
Y yo a listones amarillos?

Se juntan todos los recuerdos
de los pobres de las aldeas?

Y en una caja mineral
guardaron sus sueños los ricos?

XXX
En écrivant son livre bleu
Rubén Dario n’était-il vert?

Rimbaud n’était-il écarlate?
Góngora, couleur de violettes?

Et Victor Hugo, tricolore?
Et moi, tout de jaune rayé?

Se groupent-ils, les souvenirs
de tous les pauvres des villages?

Et dans un coffre minéral
le riche a-t-il rangé ses rêves?

31.
A quién le puedo preguntar
qué vine a hacer en este mundo?

Por qué me muevo sin querer,
por qué no puedo estar inmóvil?

Por qué voy rodando sin ruedas,
volando sin alas ni plumas,

y qué me dio por transmigrar
si viven en Chile mis huesos?

XXXI
Qui interroger sur ce que
je suis venu faire en ce monde?

Pourquoi me mouvoir malgré moi,
pourquoi ne puis-je être immobile?

Pourquoi rouler ainsi sans roues
et voler sans ailes ni plumes,

et qui m’a poussé vers ailleurs
si mes os vivent au Chili?

32.
Hay algo más tonto en la vida
que llamarse Pablo Neruda?

Hay en el cielo de Colombia
un coleccionista de nubes?

Por qué siempre se hacen en Londres
los congresos de los paraguas?

Sangre color de amaranto
tenía la reina de Saba?

Cuando lloraba Baudelaire
lloraba con lágrimas negras?

XXXII
S’appeler Pablo Neruda,
y a-t-il plus sot dans la vie?

Qui, dans le ciel de Colombie,
collectionnera les nuages?

Pourquoi choisit-on toujours Londres
pour les congrès de parapluies?

La reine de Saba
avait-elle un sang amarante?

Les pleurs versés par Baudelaire
quand il pleurait étaient-ils noirs?

35.
No será nuestra vida un túnel
entre dos vagas claridades?

O no será una claridad
entre dos triángulos oscuros?

O no será la vida un pez
preparado para ser pájaro?

La muerte será de no ser
o de sustancias peligrosas?

XXXV
Notre vie n’est-elle un tunnel
entre deux clartés imprécises?

Ou serait-elle une clarté
entre deux triangles obscurs?

Ou la vie est-elle un poisson
prédisposé à être oiseau?

La mort, est-ce de ne pas être,
ou d’être des corps dangereux?

44.
Dónde está el niño que yo fui,
sigue adentro de mí o se fue?

Sabe que no lo quise nunca
y que tampoco me quería?

Por qué anduvimos tanto tiempo
creciendo para separarnos?

Por qué no morimos los dos
cuando mi infancia se murió?

Y si el alma se me cayó
por qué me sigue el esqueleto?

XLIV.
Où est-il, l’enfant que je fus?
Est-il en moi? Est-il parti?

Sait-il que je ne l’ai aimé
et qu’il ne m’aimait pas non plus?

Pourquoi tout ce long bout de route,
et grandir pour nous séparer?

Pourquoi n’être pas morts tous deux
avec la mort de mon enfance?

Pourquoi, si mon âme est tombée,
ai-je conservé mon squelette ?

49
Cuando veo de nuevo el mar
el mar me ha visto o no me ha visto?

Por qué me preguntan las olas
lo mismo que yo les pregunto?

Y por qué golpean la roca
con tanto entusiasmo perdido?

No se cansan de repetir
su declaración a la arena?

XLIX
Quand je vois de nouveau la mer,
la mer m’a-t-elle vu ou non ?

Pourquoi, m’interrogeant, les vagues
me renvoient-elles mes questions ?

Pourquoi, battant le roc, ont-elles
tout cet enthousiasme perdu ?

Lasses ne sont de répéter
au sable leur déclaration ?

Julio Cortázar

La Toussaint (Jules Bastien-Lepage) v 1882 Musée des Beaux-Arts de Budapest.

Aujourd’hui, dimanche de la Toussaint, un poème de Julio Cortázar:

Los amigos
En el tabaco, en el café, en el vino,
al borde de la noche se levantan
como esas voces que a lo lejos cantan
sin que se sepa qué, por el camino.

Livianamente hermanos del destino,
dióscuros, sombras pálidas, me espantan
las moscas de los hábitos, me aguantan
que siga a flote en tanto remolino.

Los muertos hablan más pero al oído,
y los vivos son mano tibia y techo,
suma de lo ganado y lo perdido.

Así un día en la barca de la sombra,
de tanta ausencia abrigará mi pecho
esta antigua ternura que los nombra.

Salvo el crepúsculo, 1984.

Les amis
Dans le tabac, le café ou l’alcool,
au bord de la nuit ils se redressent
comme ces voix lointaines qui entonnent
une mélodie inconnue sur le chemin.

Comme s’ils étaient des frères du destin,
les ombres pâles des dioscures chassent
les mouches des habitudes et me maintiennent
à la surface d’un tourbillon constant.

Les morts aiment parler mais à l’oreille,
et les vivants sont une main et un toit
qui totalisent le gain et la perte.

Ainsi, un jour, dans la barque de l’ombre,
l’absence de ma poitrine sera habitée
par l’ancienne tendresse qui les nomme.

Crépuscule d’automne. Traduction: Silvia Baron Supervielle. Editions: José Corti. 2010.