Dans La Planche de vivre, recueil publié en édition bilingue chez Gallimard en 1981, René Char et Tina Jolas ont choisi et traduit des poèmes de la littérature de temps et de pays divers. On y trouve trois poèmes d’Emily Dickinson: Mien…, On ne brise pas le coeur, Ma barque…
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Mine – by the Right of the White Election!
Mine – by the Royal Seal!
Mine – by the sign in the Scarlet prison –
Bars – cannot conceal!
Mine – here – in Vision – and in Veto!
Mine – by the Grave’s Repeal –
Titled – Confirmed –
Delirious Charter!
Mine – long as Ages steal!
Mien – par le Droit de la Blanche Élection!
Mien – par le Sceau Royal!
Mien – par le signe de la prison Écarlate –
Que les Barreaux – ne peuvent dissimuler!
Mien – ici – par Vision- et par Veto!
Mien – par la Révocation de la Tombe –
Mon Titre – Confirmé –
Mon Statut, du Délire!
Mien – pour les Siècles des Siècles!
Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction: Françoise Delphy.
Mien en vertu de la blanche élection!
Mien par sceau royal!
Mien par le signe dans l’écarlate prison
Que les Barreaux ne peuvent dissimuler!
Mien, ici dans la vision et l’interdit!
Mien titré, confirmé
Par la révocation du tombeau, -délirant privilège!
Mien, et vont les ans!
La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.
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Whether my bark went down at sea –
Whether she met with gales –
Whether to isles enchanted
She bent her docile sails –
By what mystic mooring
She is held today –
This is the errand of the eye
Out upon the Bay.
Ma barque a-t-elle fait naufrage –
A-t-elle rencontré des tempêtes –
Vers des îles enchantées
A-t-elle dirigé ses voiles dociles –
Quel est le mouillage mystique
Qui la retient aujourd’hui –
C’est la mission de l’oeil
Qui scrute la Baie
Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.
Ma barque s’est-elle brisée en mer,
Crie-t-elle sa peur sous le vent,
Ou docile a-t-elle hissé sa voile,
Pour des îles enchantées ;
A quel mystique mouillage
Est-elle aujourd’hui retenue, –
Çà c’est affaire de regard
Là-bas au loin sur la baie.
La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.
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Not with a club the heart is broken,
Nor with a stone;
A whip, so small you could not see it,
I ’ve known
To lash the magic creature
Till it fell,
Yet that whip’s name too noble
Then to tell.
Magnanimous of bird
By boy descried,
To sing unto the stone
Of which it died.
Shame need not crouch
In such an Earth as Our’s –
Shame -stand erect –
The Universe is your’s.
1874.
Ce n’est pas avec un Gourdin, qu’on nous brise le Coeur
Ni avec une Pierre –
Mais un Fouet si petit qu’il en est invisible
Je l’ai vu
Cingler la Créature magique
Jusqu’à ce qu’elle tombe,
Pourtant, le Nom de ce Fouet
Elle est trop noble pour le dévoiler.
Magnanime comme l’Oiseau
Aperçu par un Garçon –
Qui chantait pour la Pierre
Qui venait de le tuer –
La Honte n’a pas à se tapir
Sur une Terre telle que la Nôtre –
Honte – redresse-toi –
L’Univers t’appartient.
Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.
On ne brise pas le cœur avec un gourdin,
Non plus qu’avec une pierre ;
Un fouet, éclair minime,
Je l’ai vu
Cingler l’être magique
Jusqu’à ce qu’il tombe ;
Trop noble pourtant, pour dire
De ce fouet le nom.
Magnanime est l’oiseau,
Surpris par l’enfant,
Qui chante la pierre
Dont il meurt.
La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.
Notice sur la poétesse américaine dans cette anthologie. Emily Dickinson, 1830-1886. Née à Amherst, petite ville universitaire du Massachusetts, d’un père avocat. Dès sa jeunesse: une solitaire, qui se séquestre au fil des ans, ainsi la décrit l’essayiste Higginson, l’un de ses rares correspondants et visiteurs (il ne l’a rencontrée que deux fois): “Une recluse par tempérament et habitude qui passait littéralement des années sans mettre le pied dehors, et d’autres années sans outrepasser les limites du jardin de son père; elle dissimulait ordinairement son esprit comme sa personne à tous, hors quelques rares amis, et c’est avec la plus grande difficulté qu’elle se laissa persuader de publier de son vivant trois ou quatre poèmes.”