«¿Encontraría a la Maga? Tantas veces me había bastado asomarme, viniendo por la rue de Seine, al arco que da al Quai de Conti, y apenas la luz de ceniza y olivo que flota sobre el río me dejaba distinguir las formas, ya su silueta delgada se inscribía en el Pont des Arts, a veces andando de un lado a otro, a veces detenida en el pretil de hierro, inclinada sobre el agua. Y era tan natural cruzar la calle, subir los peldaños del puente, entrar en su delgada cintura y acercarme a la Maga que sonreía sin sorpresa, convencida como yo de que un encuentro casual era lo menos casual en nuestras vidas, y que la gente que se da citas precisas es la misma que necesita papel rayado para escribirse o que aprieta desde abajo el tubo de dentífrico.»
Marelle. 1967. Gallimard. Traduction: Laure Guille Bataillon.
« Allais-je rencontrer la Sibylle? Il m’avait tant de fois suffit de déboucher sous la voûte qui donne Quai Conti en venant de la rue de Seine pour voir, dès que la lumière cendre olive au-dessus du fleuve me permettait de distinguer les formes, sa mince silhouette s’inscrire sur le Pont des Arts, parfois allant et venant, parfois arrêtée contre la rampe de fer, penchée au dessus de l’eau. Et c’était tout naturel de traverser la rue, de monter les marches du pont, d’entrer dans sa mince ceinture et de m’approcher de la Sibylle qui souriait sans surprise, persuadée comme moi qu’une rencontre fortuite était ce qu’il y avait de moins fortuit dans la vie et que les gens qui se donnent des rendez-vous précis sont ceux qui écrivent sur du papier rayé et pressent leur tube de dentifrice par le fond.»
Julio Cortázar (1914-1984) est surtout un grand nouvelliste. Mais son roman Marelle (Rayuela), publié en 1963, a marqué beaucoup d’Hispano-américains et d’Espagnols et a eu une grande influence sur les écrivains de la fin du siècle dernier. Son importance est mise en cause parfois aujourd’hui, mais moi j’aime toujours ce roman.
«Marelle est une sorte de capitale, un de ces livres du XXe siècle auquel on retourne plus étonné encore que d’y être allé, comme à Venise. Ses personnages entre ciel et terre, exposés aux résonances des marées, ne labourent ni ne sèment ni ne vendangent : ils voyagent pour découvrir les extrémités du monde et ce monde étant notre vie c’est autour de nous qu’ils naviguent. Tout bouge dans son reflet romanesque, la fiction se change en quête, le roman en essai, un trait de sagesse zen en fou rire, le héros, Horacio Oliveira, en son double, Traveler, l’un à Paris, l’autre à Buenos Aires.
Le jazz, les amis, l’amour fou – d’une femme, la Sibylle, en une autre, la même, Talita -, la poésie sauveront-ils Oliveira de l’échec du monde ? Peut-être… car Marelle offre plusieurs entrées et sorties. Un mode d’emploi nous suggère de choisir entre une lecture suivie, “rouleau chinois” qui se déroulera devant nous, et une seconde, active, où en sautant de case en case nous accomplirons une autre circumnavigation extraordinaire. Le maître de ce jeu est Morelli, l’écrivain dont Julio Cortázar est le double. Il cherche à ne rien trahir en écrivant et c’est pourquoi il commence à délivrer la prose de ses vieillesses, à “désécrire” comme il dit. D’une jeunesse et d’une liberté inconnues, Marelle nous porte presque simultanément au paradis où on peut se reposer et en enfer où tout recommence.» (Florence Delay.)