Film argentin de Juan Vera. 2018. (2 h 09). Sc: Juan Vera, Daniel Cúparo. Avec Ricardo Darín, Mercedes Morán, Claudia Fontán, Andrea Pietra, Jean-Pierre Noher, Norma Briski, Juan Minujin, Gabriel Corrado, Andrea Politti.
Marcos et Ana sont deux quinquagénaires plutôt heureux dans la vie. Ils sont mariés depuis 25 ans. Quand leur fils unique part faire ses études à Madrid, ils se retrouvent seuls face à face dans leur grand appartement rempli de souvenirs divers. Ils se demandent s’il s’aiment encore. Après une conversation banale, ils décident de se séparer sur un coup de tête. Ils commencent à vivre en célibataires pendant trois ans et ont recours à Tinder ou Facebook. Le film est une réflexion plutôt amère sur la liberté et l’obsession moderne du renouvellement. La mise en scène est classique. Les dialogues sont incisifs et assez drôles. Les deux acteurs (Ricardo Darín et Mercedes Morán) sont excellents.
Marcos est universitaire. Il lit au début du film l’incipit de Moby Dick.
Herman Melville, Moby Dick.
«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can. This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship. There is nothing surprising in this. If they but knew it, almost all men in their degree, some time or other, cherish very nearly the same feelings towards the ocean with me.»
Traduction de Henriette Guex-Rolle, Garnier-Flammarion. 1970
«Appelez-moi Ismaël. Voici quelques années – peu importe combien – le porte-monnaie vide ou presque, rien ne me retenant à terre, je songeai à naviguer un peu et à voir l’étendue liquide du globe. C’est une méthode à moi pour secouer la mélancolie et rajeunir le sang. Quand je sens s’abaisser le coin de mes lèvres, quand s’installe en mon âme le crachin d’un humide novembre, quand je me surprends à faire halte devant l’échoppe du fabricant de cercueils et à emboîter le pas à tout enterrement que je croise, et, plus particulièrement, lorsque mon hypocondrie me tient si fortement que je dois faire appel à tout mon sens moral pour me retenir de me ruer délibérément dans la rue, afin d’arracher systématiquement à tout un chacun son chapeau… alors, j’estime qu’il est grand temps pour moi de prendre la mer. Cela me tient lieu de balle et de pistolet. Caton se lance contre son épée avec un panache philosophique, moi, je m’embarque tranquillement. Il n’y a là rien de surprenant. S’ils en étaient conscients, presque tous les hommes ont, une fois ou l’autre, nourri, à leur manière, envers l’Océan, des sentiments pareils aux miens.»
A la fin de sa vie, la santé de Karl Marx est minée par son travail politique d’organisation de l’Internationale et surtout par la rédaction de son œuvre. En 1866, il boit jusqu’à un litre et quart de stout, une bière brune très forte et cela a aggravé ses problèmes héréditaires de foie. Il fume aussi beaucoup, un tabac de qualité médiocre. Il est touché successivement par trois maladies: hépatite, furonculose et tuberculose pulmonaire.
Le 2 décembre 1881, sa femme Jenny (née Johanna Bertha Julie von Westphalen. 1814-1881), qui l’avait toujours soutenu, meurt d’un cancer du foie.
Ses médecins lui recommandent un voyage de convalescence en Algérie afin de soigner ses problèmes respiratoires, croyant que le soleil et la chaleur assureraient sa guérison. Épuisé par la maladie et gelé par le temps peu clément, il arrive à Marseille le 17 février 1882 à 2 heures du matin. Il quitte Marseille le 18 février à 5 heures de l’après-midi à bord du bateau postal, le steamer Le Saïd. Il débarque à Alger le 20 février à trois heures et demie du matin. Il va séjourner presque trois mois à Alger du 20 février au 2 mai 1882. Ses gendres, Paul Lafargue (1842-1911) et Charles Longuet (1939-1903), ont chargé un de leurs amis de le prendre en charge à son arrivée à Alger. Il s’agit d’Albert Fermé (1840-1903), ancien blanquiste, qui est alors juge au tribunal d’Alger.
A Alger, Il descend d’abord au Grand Hôtel d’Orient (entre la Grande Poste et en contrebas l’hôtel Aletti).
Mais le temps est mauvais, sa toux empire et l’empêche de visiter le pays. Karl Marx se croit comme «poursuivi» par une sorte de mauvaise fatalité «climatique». Il écrit à Friedrich Engels (1820-1895) le 1 mars 1882: « Ici m’était réservé mutatis mutandis le même quid pro quo qu’à l’Isle of Wight ! Cette année en effet, la saison est ici exceptionnellement froide et humide, ce qui fait que Nice et Menton raflent actuellement la majorité des touristes. En tout cas, j’avais quelques mauvais pressentiments et j’avais insinué à plusieurs reprises de commencer d’abord par la côte d’Azur. Il semble que ce soit une fatalité. » Il ajoute « ….Le mois de décembre a été épouvantable à Alger, en janvier il a fait beau, en février le temps a été froid, humide aussi, je suis juste tombé sur les trois jours les plus froids de ce mois : les 20, 21, 22 février. Insomnie, manque d’appétit, forte toux, ne sachant trop que faire, et non sans des accès, de temps à autre, d’une profundamélancolia, tout comme le grand Don Quichotte… »
Il ne reste que deux jours au Grand Hôtel d’Orient. Il s’installe ensuite à la Pension Victoria, bien moins chère dans le quartier dit Mustapha Supérieur sur les hauteurs d’Alger, boulevard Bon-Accueil (devenu Saint-Saëns, puis Mohamed V). Il est frappé par la beauté du paysage: « Ici, situation magnifique, devant ma chambre la baie de la mer que ferme la Méditerranée, le port d’Alger ; des villas disposées en amphithéâtre escaladant les collines (des ravines au-dessous des collines, d’autres collines au-dessus) ; plus loin, des montagnes visibles entre autres les sommets neigeux derrière Matifou [actuel Bordj El-Bahri], sur les montagnes de Kabylie, des points culminants du Djurdjura (tous ces monts, comme les dites collines, sont calcaires). – Le matin, à 8 heures il n’est rien de plus enchanteur que le panorama ; l’air, la végétation, merveilleux mélange européo-africain. »
Il évoque le quartier dans une lettre à Paul Lafargue le 20 mars 1882 : « Les deux Mustapha constituent une commune (Mustapha) dont le maire (ce monsieur n’a pas un nom arabe, ni français, mais un nom allemand) fait à ses administrés, de temps en temps, à l’aide d’affiches officielles, toutes sortes de communications. Vous voyez donc que le régime en vigueur ici est très doux. A Mustapha Supérieur on bâtit sans arrêt de nouvelles maisons, on démolit les anciennes, etc., et pourtant, bien que les ouvriers qu’on emploie à ces travaux soient des gens d’ici, ils sont pris de fièvres. Aussi une partie de leur salaire consiste-t-elle en une dose quotidienne de quinine, qui leur est fournie par les entrepreneurs. On peut observer le même usage en diverses régions d’Amérique du sud. »
Pendant son séjour, il sera souvent chez les Fermé qui habitent le 37 rue Michelet (Didouche-Mourad). Ils parlent des journées de la Commune de Paris et de l’évolution des événements politiques sur le continent.
Il visite le Jardin d’Essai : «Hier à une heure de l’après-midi nous sommes descendus à Mustapha inférieur d’où le tramway nous a amenés au Jardin Hamma ou Jardin d’Essai qui sert de « Promenade publique », avec à l’occasion des concerts de musique militaire, et qui est utilisé comme « pépinière » , pour faire pousser et propager des végétaux indigènes, enfin pour des expériences botaniques scientifiques et comme jardin d’« acclimatation ». Le tout occupe un très vaste terrain, dont une partie est accidentée, tandis que l’autre est en plaine. Pour observer tout en détail, il faudrait au moins un jour entier et le faire en outre avec un connaisseur, par ex. l’ami de Fermé, l’ex-fouriériste M. Durando, professeur de botanique, chef d’une section du « Club alpin français » dont il dirige régulièrement les excursions dominicales. J’ai beaucoup regretté que mon état physique et l’interdiction formelle du Dr Stephan ne m’aient pas jusqu’ici permis de participer à ces excursions auxquelles j’ai été invité à trois reprises. »
Il observe un café maure dans le quartier de l’Agha près du jardin d’Essai: « Avant de pénétrer dans le « Jardin d’Essai », nous bûmes du café, en plein air naturellement, dans un « café » maure. Le Maure en prépare d’excellent, nous étions assis sur des tabourets. Sur une table de bois brut, une douzaine de clients maures, le buste penché en avant, les jambes croisées, savouraient leurs petites « cafetières » ( chacun a la sienne) tout en jouant aux cartes (une victoire que la civilisation a remportée sur eux). Le spectacle était très impressionnant: certains de ces Maures étaient habillés avec recherche et même richement, d’autres portaient ce que j’oserais appeler des blouses, qui étaient autrefois de laine blanche, à présent en lambeaux et en loques mais aux yeux d’un vrai musulman de telles contingences, la chance ou la malchance, ne sauraient établir une différence entre fils de Mahomet. Cela n’influe pas sur l’égalité absolue qu’ils manifestent dans leurs relations sociales. Ce n’est que lorsqu’ils sont démoralisés qu’ils prennent conscience de ces différences ; en ce qui concerne la haine envers les chrétiens et l’espoir de remporter finalement la victoire sur ces infidèles, leurs hommes politiques considèrent à juste titre ce sentiment et la pratique de l’égalité absolue ( non du confort ou de la position sociale, mais de la personnalité ) comme quelque chose qui les incite à maintenir vivante la première et ne pas renoncer au second. ( ET POURTANT ILS SONT FICHUS SANS UN MOUVEMENT REVOLUTIONNAIRE ! )” ( Lettre à sa fille Laura Lafargue )
C’est à Alger qu’il se fait photographier pour la dernière fois, le 27 avril 1882, par le photographe E. Dutertre à l’Agha Supérieur avec la barbe touffue qu’on lui connaît. Le lendemain, il écrit à Friedrich Engels le 28 avril 1882 : « A cause du soleil, je me suis débarrassé de ma barbe de prophète et de ma toison, mais (comme mes filles me préfèrent avec), je me suis fait photographier avant de sacrifier ma chevelure sur l’autel d’un barbier algérois. J’aurai les clichés dimanche prochain (30 avril). Vous en enverrai des spécimens d Marseille… » Puis il passe chez un barbier de la Casbah. Le docteur Stéphan qui le soigne ne parvient pas à enrayer sa maladie. Le 2 mai, il repart pour Marseille sur la paquebot Péluse et séjourne brièvement à Monaco, avant de remonter à Argenteuil, près de Paris, où demeure sa fille Jenny Longuet. Celle-ci va mourir le 11 janvier 1883 des suites d’un cancer vésical.
Karl Marx meurt, lui, quelques mois plus tard le 14 mars 1883 des suites d’un abcès pulmonaire avec hémoptysie ; en réalité il s’agissait d’une tuberculose pulmonaire, mais on ne prononçait pas le mot qui était alors tabou. Il est enterré aux côtés de sa femme à Londres dans le cimetière de Highgate.
Voir Marxisme et Algérie. Textes de Marx/Engels. Paris, Union générale d’éditions, 1976 et Karl Marx, Lettres d’Alger et de la Côte d’Azur. ( Traduites et présentées par Gilbert Badia ).Le Temps des cerises, 1997.
Première publication des huit premières strophes de La nuit de Moscou dans Les Lettres françaises n° 551, 13 janvier 1955 sous le titre “La nuit de Moscou/ Introduction à un petit essai sur le deuxième congrès des écrivains soviétiques” avec la précision “Fragment d’un poème en cours d’écriture”; elles étaient accompagnées d’un texte d’Aragon intitulé “Commentaire”, qui explique la déambulation nocturne et les liens unissant le poète à la capitale moscovite, croisant ainsi errance et notations politiques.
(Aragon. Oeuvres poétiques complètes. Tome II. Bibliothèque de la Pléiade. NRF. 2007. Edition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant.)
La nuit de Moscou
Ah dans ses propres pas que marcher est étrange
Comme tout a changé et comme rien ne change
Cette ville n’est plus la même après vingt ans
Et c’est toujours la même et c’est la même neige
Les étoiles des tours les longs murs le Manège
Mais la nuit n’est plus noire et j’ai les cheveux blancs
Je ne reconnais plus les endroits où je passe
Pouchkine a traversé depuis longtemps la place
Et maladroitement comme des mots écrits
Les grilles des jardins sur la candeur d’hiver
Semblent recopier pour les couples ses vers
Le long des boulevards faits pour la flânerie
Devant Tchaïkovski la rue est jaune et blanche
Décembre a souligné sa carrure et sa manche
À peine les frimas ont-ils poudré son front
Et le geste d’airain vient à jamais suspendre
Un air que la sculpture est seule pour entendre
Qu’un glissement de Zim pas même n’interrompt
Des sautoirs de clarté tracent les perspectives
L’ombre fuit sur les toits à cette heure tardive
Et multiple Babel a 1’assaut du néant
Au-dessus du lacis familier des venelles
Des édifices blonds postés en sentinelle
Étoilent la ténèbre à leur front de géant
Ô maisons de rondins Auvents verts Palissades
Le voyageur ici reconnaît les façades
La cour où le dvornik alors fendait du bois
Le décor a gardé la même architecture
Mais tout y a changé d’échelle et de mesures
Jusqu’à l’homme de chair et le son de sa voix
Ici tout a grandi tout a changé de rôle
Les ponts mêmes ont pris de la largeur d’épaule
Pour passer par-dessus la nouvelle Moskva
Les quais majestueux dans la pierre l’escortent
La rivière est profonde aux vapeurs qu’elle porte
Et naturellement à la Volga s’en va
Moscou ne cesse pas de croître et de bâtir
Et comme sur son lit se retourne et s’étire
Une femme en rêvant qui trahit ses pensées
Et cherche en son sommeil de nouvelles amours
Moscou de tous côtés étend ses membres lourds
Par les chantiers échelonnés de ses chaussées
Elle tient dans ses bras qu’en tous sens elle allonge
L’avenir son amant l’avenir dans ses songes
Et d’où Napoléon Bonaparte l’a vue
Sur la Butte-aux-Moineaux aujourd’hui Monts Lénine
L’avenir son enfant lui rit et s’illumine
Dans l’Université porteuse de statues
Ici j’ai tant rêvé marchant de l’avenir
Qu’il me semblait parfois de lui me souvenir
Et ma fièvre prenait dans mes mains sa main nue
Il chantait avec moi les mêmes chansons folles
Je sentais son haleine et déjà nos paroles
Traduisaient sans effort les choses inconnues
Ici j’ai tant aimé la nuit et le silence
Tant de fois égaré mes pas comme une enfance
Tant de fois à plaisir j’ai perdu mon chemin
Tant de fois retrouvé mes fantômes en loques
Ombres de mon passé dans un pereoulok
Dont le nom m’échappait comme l’eau de la main
Que j’ai finalement au fond de ma rétine
Confondu ce qui vient et ce que j’imagine
Sans savoir que tout songe est le deuil d’aujourd’hui
Que l’homme voit la flamme et ne peut pas la dire
Et s’il ne se perd plus où nos yeux se perdirent
Plus tard par d’autres feux ses yeux seront séduits
L’histoire entre nos doigts file à telle vitesse
Que devant ce qui fut demain dira Qu’était-ce
Oublieux des refrains ou notre cœur s est plu
Comment s’habituer à ce qui nous dépasse
Nous avons appelé notre cage l’espace
Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus
Pour borner l’existence à notre témoignage
En vain de nos tombeaux nous marquons les gagnages
La luzerne franchit la pierre et se déploie
Et nos miroirs polis auront à reconnaître
Non les flambeaux défunts mais ceux-là qui vont naître
Et non pas notre songe et non pas notre loi
Dans ce siècle où la guerre atteignait au solstice
Les hommes plus profonde et noire l’injustice
Vers l’étoile tournaient leurs yeux d’étonnement
Et j’étais parmi eux partageant leur colère
Croyant l’aube prochaine à toute ombre plus claire
A tout pas dans la nuit croyant au dénouement
Étoile on oubliait les douleurs et la crainte
Le minotaure à ce détour du labyrinthe
Étoile comme une eau dans notre aridité
Toi qu’on pouvait toucher en montant la colline
Étoile si lointaine étoile si voisine
Étoile sur la terre étoile à ma portée
Je mettais son contraire au lieu de toute chose
J’imaginais la vie et ses métamorphoses
Comme une féerie énorme et machinée
C’était un jardin bleu tintant comme un cristal
Où les pieds fabuleux marchaient sur des pétales
Et cependant les fleurs jamais n’étaient fanées
J’attendais un bonheur aussi grand que la mer
Et de l’aube au couchant couleur de la chimère
Un amour arraché de ses chaînes impies
Mais la réalité l’entend d’une autre oreille
Et c’est à sa façon qu’elle fait ses merveilles
Tant pis pour les rêveurs tant pis pour l’utopie
Le printemps s’il fleurit et l’homme enfin s’il change
Est-ce opération des elfes ou des anges
Ou lignes de la main pour les chiromancies
On sourira de nous comme de faux prophètes
Qui prirent l’horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie
On sourira de nous pour le meilleur de l’âme
On sourira de nous d’avoir aimé la flamme
Au point d’en devenir nous-mêmes l’aliment
Et comme il est facile après coup de conclure
Contre la main brûlée en voyant sa brûlure
On sourira de nous pour notre dévouement
Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j’ai donc perdu ma vie et mes chaussures
Je suis dans le fossé je compte mes blessures
Je n’arriverai pas jusqu’au bout de la nuit
Qu’importe si la nuit à la fin se déchire
Et si l’aube en surgit qui la verra blanchir
Au plus noir du malheur j’entends le coq chanter
Je porte la victoire au cœur de mon désastre
Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres
Je porte le soleil dans mon obscurité
René Descartes publie anonymement à Leyde le Discours de la méthode (sous-titré Pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences) chez Jean Maire, un Français originaire de Valenciennes. Il a été rédigé directement en français, langue vulgaire, Descartes voulant s’opposer à la tradition scolastique. L’acte de naissance du sujet de la connaissance a été dressé par un Français. Mais c’est en Allemagne que Descartes l’a conçu, en rêve, et aux Pays-Bas qu’il l’a rédigé.
«Le bon sens est la chose la mieux partagée car chacun pense en être si bien pourvu, que même ceux qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose, n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent; mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger, et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tout homme; et qu’ainsi la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est l’appliquer bien. Les plus grandes âmes sont capables des plus grands vices, aussi bien que des plus grandes vertus; et ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent, et qui s’en éloignent.» (Première partie)
Nous avons vu l’exposition Le Modèle noir de Géricault à Matisse le dimanche 19 mai avec nos amis E. , P., J.L. et E. Lycée de Montgeron, 1969, il y a cinquante ans le baccalauréat. Exposition très riche, très complète. Le Musée d’Orsay fait presque toujours du très bon travail.
En revoyant les photos prises et la Revue Connaissance des Arts, le tableau Aïcha de Félix Valloton (1865-1925) a de nouveau attiré mon attention. Aïcha Goblet était antillaise. Elle avait commencé sa vie comme artiste de cirque. Elle devint célèbre à Montparnasse comme modèle professionnel. Compagne du peintre Samuel Granowsky (1899-1942), elle a posé pour presque tous les artistes de l’École de Paris (Pascin, Foujita, Kisling, Van Dongen, Modigliani). Le turban qu’elle portait en permanence a contribué à sa célébrité. Félix Vallotton a capturé l’élégance de cette jeune femme. Son visage hiératique ignore le peintre et donc le spectateur. Elle regarde ailleurs, l’air mélancolique, vers la source de lumière (le soleil ?), à l’extérieur du tableau. Le peintre a particulièrement réussi les reflets sur le turban, sur la soie de la robe verte et la peau cuivrée. Le contraste entre le collier rouge et les zones vertes ajoute encore de la luminosité. Vallotton évite la mode de l’orientalisme ou le primitivisme. Le peintre suisse, qui était anarchiste, rend peut-être l’exotique banal et s’éloigne des visions racistes habituelles à l’époque. Man Ray a aussi fait le portrait d’Aïcha en 1922.
Sam Granowsky venait d’ Ekaterinoslav (Ukraine). Il était arrivé à Paris en 1909 et s’était installé à Montparnasse. Sa silhouette originale était très connue dans le quartier. On le surnommait le Cow-boy de Montparnasse. Il se mit à peindre des nus, des portraits, à sculpter, à décorer des meubles. Il rencontra Aïcha, très appréciée par les peintres. Elle devint sa compagne.
Samuel Granowsky était juif. Le 17 juillet 1942, il fut arrêté à Paris par le police française lors de la rafle du Vel d’Hiv’. Le 22 juillet, le convoi n° 9 partit vers le camp de concentration d’Auschwitz, en Pologne. Samuel Granowsky en faisait partie. Il fut assassiné par les nazis dans ce camp.
Henri Claude Fertet est né le 27 octobre 1926 à Seloncourt (Doubs). Lycéen, résistant FTPF, c’ est l’un des plus jeunes Compagnons de la Libération.
On a beaucoup parlé de ce très jeune résistant ces derniers jours puisque le Président de la République a lu une partie de sa lettre d’adieu lors des cérémonies du 75 ème anniversaire du débarquement en Normandie.
“Je meurs pour ma Patrie. Je veux une France libre et des Français heureux. Non pas une France orgueilleuse et première nation du Monde, mais une France travailleuse, laborieuse et honnête. Que les Français soient heureux, voilà l’essentiel. Dans la vie il faut savoir cueillir le bonheur[…] Adieu, la mort m’appelle, je ne veux ni bandeau ni être attaché. Je vous embrasse tous. C’est quand même dur de mourir. Mille baisers!Vive la France!
Un condamné à mort de 16 ans. Henri Fertet.”
Il fut exécuté le 26 septembre 1943 par les Allemands à la Citadelle de Besançon avec 15 autres membres des groupes Francs-Tireurs et Partisans (FTP) “Guy Mocquet” et “Marius Vallet”. Ils avaient été jugés quelques jours auparavant par le Tribunal militaire allemand. Ces deux groupes, communistes, étaient formés de résistants d’origines très différentes, unis dans l’action clandestine. Ils avaient trouvé dans ces formations FTP l’occasion de développer leur engagement et leur action autour de Besançon. C’étaient de jeunes agriculteurs catholiques, des militants communistes aguerris, des jeunes lycéens et étudiants ou des républicains espagnols arrivés dans la région en 1939.
Furent exécutés ce jour-là:
– 4 membres du groupe FTP Marius Vallet (du nom du premier fusillé de la citadelle): Jean Compagnon (né le 24 décembre 1922), Balthazar Robledo (fondateur du groupe, né le 12 septembre 1908), Saturnino Trabado (né le 18 août 1911) et Paul Paqueriaud (né le 12 mars 1908) qui faisait le lien avec les membres du groupe Guy Mocquet.
– 12 membres du groupe FTP Guy Mocquet (mal orthographié, du nom de Guy Môquet) : Raymond Aymonnin (né le 7 janvier 1923), Henri Fertet (Compagnon de la Libération), Philippe Gladoux (né le 10 janvier 1926) , Jean-Paul Grappin (né le 8 mai 1922), René Paillard (né le 13 avril 1925) , Marcellin Puget (né le 6 février 1914), Roger Puget ((né le 23 janvier 1921), Marcel Reddet (né le 17 mars 1926), Gaston Retrouvey (né le 20 novembre 1924), Georges Rothamer (né le 16 mars 1919) , René Roussey (né le 17 août 1917) et Marcel Simon (né le 27 février 1920), le chef du groupe.
Le lendemain de leur exécution, les fosses communes des deux cimetières de Besançon où leurs corps avaient été provisoirement enterrés, disparaissaient sous des monceaux de fleurs apportées par la population de la ville malgré l’interdiction allemande. Gestes de solidarité auxquels s’ajouta la reproduction et la circulation de la dernière lettre d’Henri Fertet, lue à la BBC par Maurice Schumann le 9 décembre 1943. Elle fut aussi largement reproduite dans la presse clandestine national (France d’abord! n° 38 de novembre 1943, Libération n°151 du 19 octobre 1943, les Cahiers du Témoignage chrétien n°18-19 de août-septembre 1943. Henri Fertet a été fait Compagnon de la Libération. Son père Henri, directeur d’école à Besançon, a reçu la distinction des mains du général de Gaulle en 1947. Une stèle, inaugurée le dimanche 18 mai 1947, rend hommage à ces fusillés en forêt d’Aveney, au lieu connu comme Rocher de Valmy. Cette mémoire (et ce traumatisme) est entretenue très tôt. En 1945, Henri Bon publie une première étude, Les seize fusillés de Besançon. En 1974, Raymond Tourrain, membre du groupe, devenu député du Doubs, publie une “Histoire du groupe Guy Mocquet”. Un documentaire revient en 1980 sur l’histoire de ce groupe.
Le 27 novembre 1980, dans la forêt de Chailluz, près de Besançon, Pierre Fertet, instituteur âgé de cinquante-et-un ans et sa mère octogénaire se suicident en s’asphyxiant avec les gaz de leur véhicule. Le cadet d’Henri Fertet était resté très affecté par la mort de son frère. Il voua toute sa vie une dévotion quasi mystique à sa mémoire.
Pour plus d’informations, consulter le Maitron en ligne et le site de l’Ordre de la Libération.
Je remercie l’historienne Cécile Vast (Docteur en histoire, Université de Franche-Comté) qui a mis beaucoup de ces informations sur Twitter ces derniers jours.
A l’occasion de la sortie de son livre «Ecrivains, savants et philosophes font le tour du monde» (Le Pommier) en 2009, Michel Serres avait répondu aux questions des lecteurs de Libération.
Michel Serres: «La marchandise, c’est l’équilibre. La culture, c’est l’accroissement». (Libération, 28/04/2009)
Quelques échanges: “Le Voyage” doit-il être le propre de tout grand écrivain? Cela dépend de ce qu’on appelle voyage. Dans mon cas précis, il s’agit d’un écrivain-philosophe. Dans ce cas-là, et je le dis dans mon livre, la condition c’est de faire trois voyages. Le voyage autour du monde, avoir vu le plus de choses possibles, puis avoir su le plus de choses possibles, c’est faire le tour du savoir. Et le troisième tour, c’est le tour des hommes et des cultures. Avoir rencontrer le plus d’hommes possibles et le plus de cultures possibles. Ce sont les trois tours du monde qui commencent mon livre.
Que peuvent apporter les philosophes à nos sociétés essentiellement préoccupées par l’économique?
L’anticipation, des conduites et des savoirs à venir. Le métier de philosophie, c’est d’anticiper. D’autre part, je crois que l’idée d’une société fondée essentiellement sur l’économie est tout simplement une erreur, et je l’ai dit depuis très longtemps.
Selon vous, un scientifique devrait-il être aussi philosophe?
Un scientifique qui invente est forcément philosophe, parce qu’il indique par son invention les voies d’anticipation. Inversement, un philosophe doit aussi être un scientifique, sinon il ne comprend pas le monde dans lequel il vit.
Quelle est la place du philosophe «moderne», coincé entre les «coups» et icônes médiatiques de notre civilisation contemporaine ? Doit-il se tourner vers d’autres contrées plus ou moins inaccessibles ? Les médias font leur travail, ils parlent de l’actualité. Le philosophe doit prendre du recul et trier dans l’actualité ce qui est réellement nouveau. Les médias qui parlent d’actualité se voient obligés de mélanger des choses très anciennes et des choses nouvelles, souvent cachées. Il est très difficile de découvrir le nouveau dans l’actualité, qui peut être souvent archaïque, répétitive. Le philosophe a pour objet la nouveauté, mais la nouveauté ne fait pas de bruit, elle est souvent inaudible.
Avez-vous un auteur préféré? Celui vers qui vous aimez revenir à différents temps de votre vie? Oui, j’ai plusieurs auteurs préférés selon la discipline (musique, peinture, littérature). En philosophie, je suis assez content d’avoir commencé ma vie avec Leibniz, parce qu’il a parfaitement anticipé le monde contemporain, et aide vraiment à le comprendre.
L’espace philosophique dans une société marchande peut-il se trouver en dehors de la culture, laquelle est aussi une «marchandise»? En effet, la culture est devenue, assez récemment, une marchandise. Il est possible que la vraie culture, si elle existe, serait en dehors de l’échange marchand, et je peux le démontrer. Si vous avez du pain, et si moi j’ai un euro, si je vous achète le pain, j’aurai le pain et vous aurez l’euro et vous voyez dans cet échange un équilibre, c’est-à-dire : A a un euro, B a un pain. Et dans l’autre cas B a le pain et A a l’euro. Donc, c’est un équilibre parfait. Mais, si vous avez un sonnet de Verlaine, ou le théorème de Pythagore, et que moi je n’ai rien, et si vous me les enseignez, à la fin de cet échange-là, j’aurai le sonnet et le théorème, mais vous les aurez gardés. Dans le premier cas, il y a un équilibre, c’est la marchandise, dans le second il y a un accroissement, c’est la culture.»
Le 5 juin 1898, naissance de Federico García Lorca.
El 5 de junio de 1898 nacía Federico García Lorca.
LA AURORA
La aurora de Nueva York tiene
cuatro columnas de cieno
y un huracán de negras palomas
que chapotean las aguas podridas.
La aurora de Nueva York gime
por las inmensas escaleras
buscando entre las aristas
nardos de angustia dibujada.
La aurora llega y nadie la recibe en su boca
porque allí no hay mañana ni esperanza posible:
A veces las monedas en enjambres furiosos
taladran y devoran abandonados niños.
Los primeros que salen comprenden con sus huesos
que no habrá paraíso ni amores deshojados:
saben que van al cieno de números y leyes,
a los juegos sin arte, a sudores sin fruto.
La luz es sepultada por cadenas y ruidos
en impúdico reto de ciencia sin raíces.
Por los barrios hay gentes que vacilan insomnes
como recién salidas de un naufragio de sangre.
Poeta en Nueva York, 1940.
L’AURORE
L’aurore de New York a quatre colonnes de vase et un ouragan de noires colombes qui barbotent dans l’eau pourrie. L’aurore de New York gémit dans les immenses escaliers, cherchant parmi les angles vifs les nards de l’angoisse dessinée. L’aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche parce qu’il n’y a là ni matin ni possible espérance. Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux percent et dévorent des enfants abandonnés. Les premiers qui sortent comprennent dans leurs os qu’il n’y aura ni paradis ni amours effeuillés; ils savent qu’ils vont à la fange des nombres et des lois, aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit. La lumière est ensevelie sous les chaînes et les bruits en un défi impudique de science sans racines. Il y a par les faubourgs des gens qui titubent d’insomnie comme s’ils venaient de sortir d’un naufrage de sang.
Le philosophe et académicien Michel Serres est décédé à Vincennes le samedi 1 juin à 88 ans. Il était né le 1 septembre 1930 à Agen. Ecrivain et historien des sciences, passionné par l’écologie et l’éducation, ce membre de l’Académie française s’est intéressé à toutes les formes du savoir, scientifique comme littéraire, anticipant les bouleversements liés aux nouvelles technologies de la communication.
Je ne connais pas trop ses textes. je n’ai dû lire que certains articles de lui. Manuel, mon fils, a insisté sur l’importance de ses ouvrages qui font autorité en matière d’histoire des sciences, de philosophie des sciences et d’épistémologie. En 1968, il avait soutenu une thèse de doctorat de lettres, intitulée Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (Paris, Presses universitaires de France ; réédition en 1982). En 1977, il avait publié La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce (Paris, Éditions de Minuit). Ce livre présente le De rerum natura de Lucrèce, philosophe latin, comme un ouvrage scientifique, à l’encontre de sa lecture habituelle comme poème métaphysique.
Robert Maggiori a publié un bel article nécrologique dans Libération: Mort de Michel Serres, penseur de la nature. Il rappelle l’article que ce dernier avait écrit pour le “Libé des philosophes” le 18 novembre 2009: «Je connais pas mal de Michel Serres: j’appartiens à ce groupe, comme à celui des gens qui sont nés en Lot-et-Garonne. Bref, sur ma carte d’identité, rien ne dit mon identité, mais plusieurs appartenances. Deux autres y figurent: les gens qui mesurent 1,80 m, et ceux de la nation française. Confondre l’identité et l’appartenance est une faute de logique, réglée par les mathématiciens. Ou vous dites “a est a”, “je suis je”, et voilà l’identité; ou vous dites “a appartient à telle collection”, et voilà l’appartenance. Cette erreur expose à dire n’importe quoi. Mais elle se double d’un crime politique: le racisme. Dire, en effet, de tel ou tel qu’il est noir ou juif ou femme est une phrase raciste parce qu’elle confond l’appartenance et l’identité. Je ne suis pas français ou gascon, mais j’appartiens aux groupes de ceux qui portent dans leur poche une carte rédigée dans la même langue que la mienne et de ceux qui, parfois, rêvent en occitan. Réduire quelqu’un à une seule de ses appartenances peut le condamner à la persécution. Or cette erreur, or cette injure nous les commettons quand nous disons: identité religieuse, culturelle, nationale… Non, il s’agit d’appartenances. Qui suis-je, alors? Je suis je, voilà tout; je suis aussi la somme de mes appartenances que je ne connaîtrai qu’à ma mort, car tout progrès consiste à entrer dans un nouveau groupe: ceux qui parlent turc, si j’apprends cette langue, ceux qui savent réparer une mobylette ou cuire les œufs durs, etc. Identité nationale: erreur et délit.»
Franz Kafka est mort le 3 juin 1924 au sanatorium de Kierling (Autriche), près de Vienne, de malnutrition et de tuberculose. Sa dernière compagne, Dora Diamant, se trouvait à ses côtés. Il avait 40 ans.
Sa correspondance (149 lettres et cartes postales) avec la journaliste et femme de lettres Milena Jesenská est passionnante. Aucune des lettres qu’elle lui a écrites ne nous est parvenue. Elles ont été brûlées par leur destinataire ou ont disparu lors de l’entrée des troupes allemandes à Prague en 1939. Il s’agit sans doute de la relation amoureuse la plus importante de la vie de Kafka. Milena a deux particularités : elle n’est pas juive et c’est une intellectuelle. Elle a su reconnaître tout de suite le génie de Kafka. Elle lui a proposé de le traduire en langue tchèque. Après l’occupation de la Tchécoslovaquie par l’armée nazie, Milena Jesenská entre dans une organisation de résistance militaire secrète. La Gestapo l’arrête en novembre 1939 . Elle meurt en déportation le 17 mai 1944 à 47 ans dans le camp de Ravensbrück en Allemagne.
Quelques citations de cette correspondance retraduite par Robert Kahn aux éditions Nous en 2015:
Merano, probablement les 25 et 29 mai 1920, mardi et samedi.
«Il y a quelques années je faisais beaucoup de skiff (manas) sur la Moldau, je la remontais à la pagaie et je la redescendais ensuite avec le courant, étendu de tout mon long, passant sous les ponts. Vu du pont, cela devait paraître très comique, à cause de ma maigreur. Un jour cet employé me vit depuis un pont. Il résuma son impression, après avoir suffisamment insisté sur le comique: cela ressemblait à l’ultime moment avant le Jugement dernier, quand le couvercle des cercueils est déjà levé, mais que les morts y reposent encore.»
Merano, 11 juin 1920, vendredi.
«Quand remettra-t-on enfin ce monde à l’envers un peu d’aplomb?»
Merano, 23 juin 1920, mercredi.
«Il est difficile de dire la vérité car elle est certes unique, mais elle est vivante et du coup elle a un visage vivant et changeant (Absolument pas belle, vraiment pas, peut-être parfois jolie.)»
Prague, 2 septembre 1920, jeudi.
«Mais une des choses les plus insensées sur ce globe terrestre est le traitement sérieux de la question de la culpabilité, à ce qu’il me semble en tout cas. Il ne me semble pas insensé que des reproches soient faits , il est certain que dans la peine on lance des reproches dans tous les sens (même s’il ne s’agit pas de la peine la plus extrême, car dans celle-là on ne fait pas de reproches), et que l’on prenne à coeur de tels reproches dans une période d’émotion et de bouleversements est aussi bien compréhensible, mais que l’on croie pouvoir négocier cela comme n’importe quelle situation comptable habituelle, qui est si claire qu’elle entraîne des conséquences pour le comportement quotidien, cela je ne le comprends pas du tout. Il est certain que Tu es coupable, mais ton mari est aussi coupable et ensuite de nouveau Toi et puis à nouveau lui, comme il ne peut en aller autrement dans une vie humaine à deux et la culpabilité s’accumule en un tas infini jusqu’au gris péché originel, mais en quoi cela peut-il m’être utile dans mon quotidien d’aujourd’hui ou pour la visite chez le médecin de Bad Ischl de remuer dans le péché originel?»
Kafka avait trois sœurs plus jeunes que lui : Gabrielle (Elli) (1889-1941), Valérie (Valli) (1890-1942) et Ottilie (Ottla) (1892-1943). Elli et Valli seront envoyées avec leurs familles dans le Ghetto de Łódź, où tous périrent. Ottla, elle, se retrouvera au camp de concentration de Theresienstadt. Le 5 octobre 1943, Ottla accompagnera volontairement un groupe d’enfants. Lorsque le transport atteindra le camp de concentration d’Auschwitz deux jours plus tard, ils seront tous assassinés.