Étoile
de la mer, voici la lourde nef
Où nous ramons tout nuds sous
vos commandements;
Voici notre détresse et nos
désarmements;
Voici le quai du Louvre, et l’écluse, et le
bief.
Voici
notre appareil et voici notre chef.
C’est un gars de chez nous
qui siffle par moments.
Il n’a pas son pareil pour les
gouvernements.
Il a la tête dure et le geste un peu bref.
Reine
qui vous levez sur tous les océans,
Vous penserez à nous quand
nous serons au large.
Aujourd’hui c’est le jour d’embarquer
notre charge.
Voici l’énorme grue et les longs meuglements.
S’il
fallait le charger de nos pauvre vertus,
Ce vaisseau s’en
irait vers votre auguste seuil
Plus creux que la noisette après
que l’écureuil
L’a laissée retomber de ses ongles pointus.
Nuls
ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous
arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et
grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont
rien mis dedans.
Mais
nous saurons l’emplir et nous vous le jurons
Il sera le plus
beau dans cet illustre port
La cargaison ira jusque sur le
plat-bord
Et quand il sera plein nous le couronnerons.
Nous
n’y chargerons pas notre pauvre maïs,
Mais de l’or et du
blé que nous emporterons.
Et il tiendra la mer : car nous
le chargerons
Du poids de nos péchés payés par votre Fils.
« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. A mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir.
Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clarté inquiète de la flamme les faisait remuer à l’œil. Il y avait des guivres qui avaient l’air de rire, des gargouilles qu’on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui éternuaient dans la fumée.
Et parmi ces monstres ainsi réveillés de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu’on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bûcher comme une chauve-souris devant une chandelle.
Sans doute ce phare étrange allait éveiller au loin le bûcheron des collines de Bicêtre, épouvanté de voir chanceler sur ses bruyères l’ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.
Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n’entendit que les cris d’alarme des chanoines enfermés dans leur cloître et plus inquiets que des chevaux dans une écurie qui brûle, le bruit furtif des fenêtres vite ouvertes et plus vite fermées, le remue-ménage intérieur des maisons et de l’Hôtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier râle des mourants, et le pétillement continu de la pluie de plomb sur le pavé. »
Nous avons vu hier avec grand plaisir dans la grande salle Henri Langlois du Grand Action, 5 Rue des Écoles, 75005 Le Bateau-phare (The Lightship) (1985) de Jerzy Skolimowski . 89’. Grande nostalgie des grands et des petits films des années 70 et 80. Int: Klaus Maria Brandauer, Michael Lyndon (Michal Skolimowski,) Robert Duvall,Tim Phillips, Arliss Howard,William Forsythe, Robert Costanzo, Tom Bower, Badja Djola Photographie : Charly Steinberger, Barrie Vince. Scénario : William Mai, David Taylor. D’après le récit de Siegfried Lenz Das Feuerschiff (1960) Publié en français sous le titre Le Bateau-phare, traduit par Jean-Claude Capète, Paris, Pierre Belfond, 1986 Produit par : Bill Benenson, Moritz Borman, Matthias Deyle. Studios de production : CBS Productions. Distribution (reprise): Malavida.
Le Capitaine Miller (Klaus Maria Brandauer) est en charge d’un bateau-phare, le Hatteras, installé au large des côtes de la Virginie. Il est d’origine allemande et a servi dans la marine américaine pendant la seconde guerre mondiale. Il n’a récolté aucun honneur. «Le Boche» n’a fait qu’attirer sur lui la méfiance de sa hiérarchie. Il est, de plus, soupçonné d’avoir abandonné ses hommes à la mort au cours d’une mission. A cause de cette réputation de lâcheté, il croupit sur ce bateau et vit dans la solitude et la culpabilité. Cette situation a fait que son fils Alex (Michael Lyndon) s’est éloigné de lui. Après une altercation dans un bar, la police militaire le ramène à son père. Il est contraint de monter et de rester à bord pour éviter la maison de correction. Quelques jours après son arrivée, l’équipage recueille trois hommes qui dérivent à bord d’un canot. Ce sont de dangereux malfrats qui fuient la police. Mené par le séduisant et dangereux Calvin Caspary (Robert Duvall), le trio veut prendre le contrôle du navire.
A la fin des années 60, après la réalisation de Haut-les-mains (1967), le cinéaste polonais a dû s’exiler au Royaume-Uni. Le Bateau phare est son premier film américain. Film d’action, thriller ou drame familial? Skolimowski n’en a pas signé le scénario, mais Le Bateau phare traite de problèmes tout à fait personnels. Ainsi, la question de la filiation et du rapport au père est au centre du film. Skolimowski fait jouer à son propre fils, Michael Lyndon, le rôle d’Alex. Jerzy était l’ interpréte principal de ses premiers films (Signes particuliers: néant, 1964, Walkover, 1965). Il ressemble vraiment beaucoup à son fils Michal. La relation père-fils était aussi au centre de son film précédent, Le succès à tout prix (1984).
Dans l’ histoire personnelle de Jerzy Skolimowski, la figure paternelle a une importance toute particulière. Son père a été un résistant polonais important pendant la guerre. Chef du réseau de Varsovie, il refusa de quitter la ville lorsque les nazis commencèrent à opérer de grandes rafles. Il sera arrêté, déporté et mourra en 1943 dans le camp de concentration de Flossenbürg. Cette image d’un père héroïque va devenir extrêmement pesante pour le jeune Jerzy. Sa mère poursuivra la lutte de son mari en cachant une famille juive et en imprimant des tracts. Après la guerre, elle vivra dans le souvenir de son époux disparu. Jerzy Skolimowski, fils unique, ne se sentira pas à la hauteur. Cela créera en lui un complexe et il se rebellera contre l’autorité des adultes.
Le Bateau-phare est statique. Le navire est ancré au large des côtes de la Virginie. Le capitaine Miller perdra la vie pour empêcher que les gangsters larguent les amarres. On voit bien là une allégorie de sa situation personnelle. Sa confrontation avec son fils lui permettra de se débarrasser de sa réputation de lâcheté. On pense parfois au roman Lord Jim (1900) de Joseph Conrad (Józef Teodor Konrad Korzeniowski 1857-1924).
Les deux acteurs principaux, Klaus Maria Brandauer et Robert Duvall, sont connus et remarquables. On les sent rivaux. Ils étaient en conflit permanent pendant le long tournage de neuf semaines en mer du Nord, en plein hiver, dans des conditions physiques très dures pour toute l’équipe. Robert Duvall cabotine, mais sa personnalité rayonne. Il domine. Paradoxalement, le méchant a un rôle libérateur. Il sert de catalyseur et rapproche père et fils au-delà de la mort du premier. Alex, lui, reste constamment présent tout au long du film par le biais de la voix off .
On retrouve dans l’oeuvre de Jerzy Skolimowski de nombreux thèmes qui font penser à celle de John Huston: fragilité de l’individu, prédisposition à l’échec, lyrisme contenu. On ne peut que regretter que le metteur en scène polonais n’est rien tourné de 1991 à 2008. 17 ans. C’est bien long pour un cinéaste aussi talentueux.
Filmographie 1964: Signe particulier : néant (Rysopis). 1965: Walkower. 1966: La Barrière (Bariera). 1967: Le Départ. 1967: Haut les mains (Ręce do góry). 1970: Les Aventures du brigadier Gérard (The Adventures of Gerard). 1970: Deep End. 1972: Roi, Dame, Valet (King, Queen, Knave). 1978: Le Cri du sorcier (The shout). 1982: Travail au noir. 1984: Le Succès à tout prix (Success is the best revenge). 1986: Le Bateau phare (The Lightship). 1989: Les Eaux printanières (Acque di primavera). 1991: Ferdydurke (30 Door Key). 2008: Quatre nuits avec Anna (Cztery noce z Anną). 2010: Essential Killing. 2015: 11 Minutes (11 Minut).
Bibi Andersson, la muse d’Ingmar Bergman, s’est éteinte (Eric Neuhoff)
DISPARITION – L’actrice, consacrée à Cannes en 1958 pour son rôle dans Au seuil de la vie, restera pour les cinéphiles l’inoubliable infirmière de Persona.
Ne pas confondre. Chez Ingmar Bergman, il y avait deux Andersson, Harriet (la brune) et Bibi (la blonde). Celle-ci vient de disparaître à 83 ans.
Cette Jean Seberg nordique est définitivement associée au nom du réalisateur suédois. Leur collaboration remonte à 1951, avec une publicité pour un savon. Ensuite, les choses seront moins frivoles. Avec ses cheveux de paille et ses taches de rousseur, elle incarne la Vie face à la Mort au masque blanc dans Le Septième Sceau.
Formée comme Garbo à l’Académie d’art dramatique de Stockholm, consacrée à Cannes en 1958 pour son rôle dans Au seuil de la vie où elle attendait un enfant illégitime, elle restera pour les cinéphiles l’inoubliable infirmière de Persona (1966) où elle soigne Liv Ullmann, une actrice en crise qui a perdu la parole.
Choix improbables Son talent devait être éclectique, puisqu’elle s’était préparée à affronter ce chef-d’œuvre en jouant juste avant dans un western de Ralph Nelson, La Bataille de la vallée du diable. Cela s’appelle pratiquer le grand écart. Elle travaille sur plus de dix films avec son mentor. Ses émotions à fleur de peau, son sourire capable de faire fondre une banquise l’inspirent. Il montre sa santé, ses fêlures, son appétit.
Dans Les Fraises sauvages (1957), elle est une des promeneuses qui adoucit les dernières heures du vieillard à l’agonie. Dans Le Lien (1971), elle trompe Max Von Sydow avec Elliott Gould, sur fond de souvenirs de l’Holocauste. On la voit aussi dans un épisode de Scènes de la vie conjugale. Elle continue à monter sur les planches dans son pays, fait quelques choix improbables. Elle apparaît au générique du Viol de Jacques Doniol-Valcroze, se produit chez Sergio Gobbi (La Rivale, 1974). La voici dans un Robert Altman postapocalyptique, Quintet (1979), dans lequel elle donne la réplique à Paul Newman et Brigitte Fossey.
Soupe de tortue géante Dans La Lettre du Kremlin(1970), intrigue d’espionnage un peu embrouillée de John Huston, elle rêve de passer à l’Ouest. Dans Airport 79, elle faisait partie des passagers du Concorde menacés d’explosion en plein vol et piloté par Alain Delon. On n’invente rien.
Les spectateurs l’avaient retrouvée avec bonheur dans Le Festin de Babette (1987). Goûtait-elle à la fameuse soupe de tortue géante concoctée par Stéphane Audran? Elle avait été mariée au metteur en scène Kjell Grede, pour lequel elle n’avait jamais tourné.
En 2009, un AVC l’avait laissée handicapée. Depuis elle ne prononçait plus un mot. Comme Liv Ullmann dans Persona. Ses films parlent pour elle, désormais.
À George Sand. [Croisset] 14 novembre [1871]. Ouf! Je viens de finir «mes Dieux», c’est-à-dire la partie mythologique de mon Saint Antoine, sur laquelle je suis depuis le commencement de juin! Comme j’ai envie de vous lire ça, chère maître du bon Dieu!
Pourquoi avez-vous résisté à votre bon mouvement? Pourquoi n’êtes-vous pas venue cet automne? Il ne faut pas rester si longtemps sans voir Paris. Moi j’y serai après-demain et je ne m’y amuserai pas de tout l’hiver, avec Aïssé, un volume de vers à imprimer (je voudrais bien vous montrer la préface), que sais-je encore? Une foule de choses peu drôles.
Je n’ai pas reçu le second feuilleton annoncé.
Votre vieux troubadour a la tête cuite. Mes plus longues nuits, depuis trois mois, n’ont pas été au delà de 5 heures. J’ai pioché d’une manière frénétique. Aussi, je crois avoir amené mon bouquin à un joli degré d’insanité. L’idée des bêtises qu’il fera dire au bourgeois me soutient; ou plutôt je n’ai pas besoin d’être soutenu, un pareil milieu me plaisant naturellement.
Il est de plus en plus stupide, ce bon bourgeois: il ne va même pas voter. Les bêtes brutes le dépassent dans le sentiment de la conservation personnelle. Pauvre France, pauvres nous!
Savez-vous ce que je lis pour me distraire maintenant? Bichat et Cabanis, qui m’amusent énormément. On savait faire des livres dans ce temps-là. Ah! Que nos docteurs d’aujourd’hui sont loin de ces hommes!
Nous ne souffrons que d’une chose: la Bêtise. Mais elle est formidable et universelle.
Quand on parle de l’abrutissement de la plèbe, on dit une chose injuste, incomplète. Je me suis astreint à lire toutes les professions de foi des candidats au Conseil général de La seine-Inférieure. Il y en avait bien une soixantaine, toutes émanées ou plutôt vessées par la fine fleur de la bourgeoisie, par des gens riches, bien posés, etc.etc. Eh bien, je défie qu’on soit plus ignoblement âne en Cafrerie. Conclusion: il faut éclairer les classes éclairées. Commencez par la tête, c’est ce qui est le plus malade, le reste suivra.
Vous n’êtes pas comme moi, vous! Vous êtes pleine de mansuétude. – Moi, il y a des jours où la colère m’étouffe. Je voudrais noyer mes contemporains dans les Latrines, ou tout au moins faire pleuvoir sur leurs sales crêtes des torrents d’injures, des cataractes d’invectives. Pourquoi cela? Je me le demande à moi-même.
Quelle espèce d’archéologie occupe Maurice ? Embrassez bien vos fillettes pour moi.
«A vida é o que fazemos dela. As viagens são os viajantes. O que vemos não é o que vemos, senão o que somos.»
«La vie est ce que nous en faisons. Les voyages ce sont les voyageurs eux-mêmes. Ce que nous voyons n’est pas fait de ce que nous voyons mais de ce que nous sommes.»
Piedad Bonnett est née à Amalfi (Antioquia) en Colombie) en 1951. C’est une poétesse, romancière, dramaturge et critique littéraire.
Sa famille s’installe à Bogota lorsqu’elle a 8 ans. Elle a obtenu une licence de Philosophie et Lettres à l’Université des Andes de Bogota, où elle est professeur de philosophie et de langues depuis 1981.
Elle a obtenu de nombreux prix, par exemple le Prix National de Poésie, Instituto Colombiano de Cultura en 1994, le Prix Casa de las Américas, Prix de poésie José Lezama Lima, en 2014, pour Explicaciones no pedidas.
Lo que no tiene nombre, 2013 a été traduit en français sous le titre Ce quin’a pas de nom (Éditions Métailié, 2017). Dans ce court récit, Piedad Bonnett raconte à la première personne le suicide de son fils Daniel, vingt-huit ans, qui s’est jeté du toit de son immeuble à New York le 14 mai 2011. Huit ans plus tôt, on avait diagnostiqué sa schizophrénie. Elle raconte son besoin désespéré de trouver des traces d’une vie personnelle, un journal, des écrits et essaie de comprendre le combat inégal du jeune homme contre la folie qui le cerne.
Rosa Montero: «Un livre incandescent, courageux jusqu’à la violence, extraordinaire. Piedad Bonnett écrit depuis l’abîme et éclaire l’obscurité avec un texte pénétrant et indispensable.» Mario Vargas Llosa: «La vie, la mort et la littérature se mêlent comme sur une scène de théâtre dans ce témoignage extraordinaire où convergent la vérité la plus intime et le talent créatif.»
Piedad Bonnett a lu ce texte lors de l’enterrement de son fils: “Daniel amaba la vida. Amaba el sol y el agua, la buena comida, el cine, la música. Amaba también el conocimiento. Y amó mucho su arte, el dibujo y la pintura, a cuyo estudio y práctica dedico muchas horas, de las que derivó, sin duda, mucha felicidad. Daniel disfrutó sus amigos, su familia, y supo lo que era enamorarse, sufrir y gozar el amor. Adoraba viajar y lo hizo todas las veces que pudo. Realizó su sueño cuando se fue a vivir a Nueva York, ciudad que conoció bien desde su adolescencia, cuando viajaba en vacaciones a tomar cursos de pintura. Fue un muchacho talentoso, sensible, amable y respetuoso con los demás, disciplinado y cumplidor de su deber. Al ingresar a su cuarto en Nueva York, después de su muerte, nos sorprendió el orden impecable en que vivía, rodeado de cuadernos y libros y objetos queridos. No parecía, como en el poema de Wistawa Szymborska, “que de esa habitación no hubiera salida, al menos por la puerta/ o que no tuviera perspectiva, al menos desde la ventana. Por eso, si él pudiera ver hoy lo que hizo, tal vez lo lamentaría. O tal vez no. Porque Daniel tuvo que dar, desde sus 18 años, una gran batalla contra un trastorno mental. Y fue así como con gran valentía y con la ayuda de algunos de los que lo quisimos y de su médico, Danny pudo estudiar arte, hacer una opción en arquitectura, ser maestro de niños y jóvenes, pintar sus cuadros, e ingresar a hacer su maestría en la Universidad de Columbia. Pero esta vez la enfermedad, el cansancio y el dolor, terminaron por vencerlo. Recordemos a Daniel como lo que en esencia fue: un muchacho no sólo inteligente sino bueno. Y consolémonos pensando que, como en el verso de José Emilio Pacheco, en nuestra memoria, con sus espléndidos 28 años, ahora es bello para siempre.”
No hay cicatriz, por brutal que parezca,
que no encierre belleza.
Una historia puntual se cuenta en ella,
algún dolor.
Pero también su fin.
Las cicatrices, pues,
son las costuras de la memoria,
un remate imperfecto que nos sana
dañándonos.
La forma que el tiempo encuentra
de que nunca olvidemos las heridas.
Nostalgia del presente En aquel preciso momento el hombre se dijo: Qué no daría yo por la dicha de estar a tu lado en Islandia bajo el gran día inmóvil y de compartir el ahora como se comparte la música o el sabor de la fruta. En aquel preciso momento el hombre estaba junto a ella en Islandia.
La cifra, 1981.
Nostalgie du présent Á cet instant précis l’homme se dit: Que ne donnerais-je pour la joie d’être en Islande à tes côtés sous le grand jour immobile et de partager le présent comme on partage la musique ou la saveur d’un fruit. Á cet instant précis l’homme était près d’elle en Islande
Ah le vers entre mes mains mes vieilles mains gonflées nouées de veines se brise et l’orage de la prose sillonnée de grêle et d’éclairs s’abat toute mesure perdue sur le poème lâché comme un chien débridé qui court à droite et à gauche flairant tournant cherchant la rime tombée à terre et cela fait un joli désastre tout ce verre de Venise en morceaux où la bête échappée hurle à douleur et le sang paraît à ses pattes si bien qu’il n’y a plus qu’à se laisser emporter par le torrent par le langage sans autre frein que la souffrance le souffle le cœur défaillant la chute et les genoux couronnés la sueur tout le long du corps détraqué qu’occupe un bondissement déréglé dans sa cage d’os la guerre c’était hier car quarante ans ça passe vite sur la carcasse la guerre d’il y a quarante ans et cette autre qui vint en l’an quarante est-ce que nous ne sommes pas tous les enfants de ce monstre qu’on croit mort à chaque fois qu’il n’est qu’endormi n’avons-nous pas au front de notre tête au fond de notre chair à notre nuque prête à ployer à nouveau la marque du monstre dont nous sommes sortis la guerre et nos bouches pâles parlent contre le ventre qui nous a portés qui nous a faits à sa semblance horrible et rien n’est plus pacifique à l’entendre que le soldat couvert du sang versé qui jure que c’est fini plus jamais plus jamais il ne versera le sang d’autrui même si on lui joue de la musique même si on lui raconte des histoires de fantômes si on lui donne de belles bottes neuves pour cacher cette tristesse des pieds las la guerre c’est de la guerre que je parlais quand la prose s’y est mise comme la misère sur le pauvre monde et bien sûr que tout me paraît pauvre enfantin qui s’arrête au bout de quelques syllabes comme un qui balbutie pour dire l’énorme dévastation mais la prose la prose ici croyez-m’en ce n’est pas l’impuissance à décrire l’horreur ici qui la ramène écumante soufflante haletante hors d’elle animal traqué ce n’est pas la guerre hors d’échelle toujours et toujours dévorante ce n’est pas la guerre la mémoire le spectre de ce qu’elle fut et j’ai vu la Woëvre à tombe ouverte j’ai vu la Champagne dépouillée de gencives sur ce ricanement de squelette et la forêt d’Argonne avec l’épouvante des patrouilles égarées les sables la tourbe de la Somme et le long dos d’âne disputé du Chemin des Dames cette arête vive du massacre et j’ai vu l’intermède espagnol jetant ses cadavres sur la route et Valence nocturne et bleue Madrid plein de coups de feu le torrent d’hommes qui reflue aux défilés avec les larmes de l’enfance au Boulou tout ce retour d’apocalypse préfigurant les mille nationales de la mort leurs détours et leurs stratagèmes de Tirlemont à Angoulême ô noyés de Dunkerque cimetière de proues ô cohue aux ponts de la Loire et le Piège sur les fuyards refermé que des oiseaux de feu jubilant cernent et piquent sont-ce les jeux du cirque et le pas de fer des chars me dispense enfin de compter sur mes doigts l’ânonnement alexandrin non ce n’est pas la guerre je vous dis ce n’est pas la guerre abattant sur moi cette trombe ce déferlement qui ne sait d’où il vient où il va ce qu’il fait qui me roule m’ emporte me traîne me rejette et me reprend me met en pièces me balaye et me balance m’enlève au haut de sa vague et je tombe je tombe je tombe de son retrait ce n’est pas la guerre je vous dis mais la vie ma vie notre vie simplement la vie de tous les jours qui ne s’arrête pas quand j’écris un poème la prose de tous les jours la haine de tous les jours la nuit de tous les jours la mise en pièces coutumière un mal banal à chaque respiration réinventée la douleur mesquinement immense et que disais-je Et le pis est qu’à tous les pas je heurte contre ce que j’aime et le pis est que la déchirure passe par ce que j’aime et que c’est dans ce que j’aime que je gémis dans ce que j’aime que je saigne et que c’est dans ce que j’aime qu’on me frappe qu’on me broie qu’on me réduit qu’on m’agenouille qu’on m’humilie qu’on me désarçonne qu’on me prend en traître qu’on fait de moi ce fou ce perdu cette clameur démente et le pis est que chaque mot que chaque cri chaque sanglot comme un écho retourne blesser d’où il sort et cette longue peur que j’ai de lui comme un boomerang inhumain suivez sa courbe en haut de l’air et voyez donc comme il revient le meurtrier par une merveille physique comme il revient frapper d’abord ce que je voulais protéger ce dont j’écartais son tranchant son cheminement assassin ce qui m’est plus cher que ma chair et le dedans de ma pensée ce qui m’est l’être de mon être ma prunelle ma douceur ma joie majeure mon souci tremblant mon haleine mon coeur comme un oiseau tombé du nid ma déraisonnable raison mes yeux ma maison ma lumière ce par quoi je comprends le ciel la feuille l’eau départagés le juste et l’injuste écarté de ses brumes le bien et comme le baiser d’une aube la bonté Laissez-moi laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime et je dis des choses sans lien comme des plaies ouvertes et je pose des simples sur les brûlures je propose des remèdes usés je répète les mots des anciennes superstitions oubliées je refais les gestes des rebouteux je mets la maladresse de mes doigts où cela souffre et ce vent qui traverse ma lèvre dérisoire l’imbécile qui croit dire ce que cela fait en moi quand je détourne la lâcheté de mes yeux laissez-moi je ne puis pas voir souffrir ce que j’aime je fais souffrir ce que j’aime à refuser de le voir souffrir je ne puis pas je ne puis pas que ce soit moi du moins qui flambe et grille et me torde écartelez-moi je vous en supplie moi seul écorchez-moi laissez-moi souffrir pour ce que j’aime donne -moi ta main donne-moi ton mal passe-moi le feu qui t’habite passe-moi ce feu qu’il te quitte et qu’il se mette à se nourrir de moi de moi seul de mes fibres mes muscles mes nerfs que je l’emporte loin de toi que je l’emporte ah laissez-moi le détourner dans mes bras contre mon ventre l’enserrer qu’il se propage à mes entrailles qu’il me morde moi et nul autre moi changé en signal en torche en incendie en cendres ah pluie étouffante des cendres brûlante pluie enfin qui va descendre pluie de moi seul à la fin consumé Laissez-moi la tourmente des phrases fait voler des bouts de papier griffonnés des sortes de papillons noirs et bruns les vestiges d’hier une écriture déchirée Nul ne peut lire les mots de l’encre après la flamme ni que cette poussière qui retombe ne fut qu’une longue une seule une interminable lettre amour interminée»