Tournesol
A Pierre Reverdy
La voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l’été
Marchait sur la pointe des pieds
Le désespoir roulait au ciel ses grands arums si beaux
Et dans le sac à main il y avait mon rêve ce flacon de sels
Que seule a respirés la marraine de Dieu
Les torpeurs se déployaient comme la buée
Au Chien qui fume
Où venaient d’entrer le pour et le contre
La jeune femme ne pouvait être vue d’eux que mal et de biais
Avais-je affaire à l’ambassadrice du salpêtre
Ou de la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée
Le bal des innocents battait son plein
Les lampions prenaient feu lentement dans les marronniers
La dame sans ombre s’agenouilla sur le Pont au Change
Rue Git-le-Cœur les timbres n’étaient plus les mêmes
Les promesses des nuits étaient enfin tenues
Les pigeons voyageurs les baisers de secours
Se joignaient aux seins de la belle inconnue
Dardés sous le crêpe des significations parfaites
Une ferme prospérait en plein Paris
Et ses fenêtres donnaient sur la voie lactée
Mais personne ne l’habitait encore à cause des survenants
Des survenants qu’on sait plus dévoués que les revenants
Les uns comme cette femme ont l’air de nager
Et dans l’amour il entre un peu de leur substance
Elle les intériorise
Je ne suis le jouet d’aucune puissance sensorielle
Et pourtant le grillon qui chantait dans les cheveux de cendre
Un soir près de la statue d’Étienne Marcel
M’a jeté un coup d’œil d’intelligence
André Breton a-t-il dit passe
Clair de terre, 1923
Nous aimions ce poème d’André Breton quand nous étions très jeunes et que le surréalisme nous fascinait.
Le 29 mai 1934, au café Cyrano, place Blanche, André Breton est ébloui par une femme. Il la trouve «scandaleusement belle» et l’attend à la porte du café. Quand elle sort, il l’aborde. Elle lui donne rendez-vous à minuit, après son spectacle. Elle est danseuse dans un ballet aquatique au Coliseum, une ancienne piscine transformée en music-hall au 65 boulevard Rochechouart, Paris IXe. Toute la nuit, ils se promènent de Pigalle à la rue Gît-le-Cœur en passant par le quartier des Halles et la Tour Saint-Jacques.
Plus tard, Breton se rappelle le poème Tournesol qu’il a écrit en 1923. Les coïncidences sont telles qu’il est convaincu de sa valeur prémonitoire. Jacqueline Lamba lui apparaît comme «la toute-puissante ordonnatrice de la nuit du tournesol» La rencontre s’est produite dans des conditions si troublantes que Breton a longtemps hésité à les rendre publiques. Il la raconte une première fois dans La Nuit du tournesol, dans la revue Minotaure n° 7 de juin 1935, puis dans le quatrième chapitre de L’Amour fou en 1937.