L’ Aquarius est bloqué depuis dimanche en Méditerranée avec 629 migrants secourus à son bord. Nous pouvons remercier le nouveau gouvernement espagnol de Pedro Sánchez et la Généralité de la Communauté de Valence qui acceptent de les accueillir. L’Italie semble oublier qu’elle a connu à de nombreuses périodes de son histoire une émigration massive. Le gouvernement français, lui, est aux abonnés absents. Mes deux grands-pères, Diego A. et Gaspar Luis F., ont eux aussi, traversé la Méditerranée. Ils partaient, d’Elche ou de Petrer, chercher une vie meilleure en Algérie.
Il convient de relire ce que Michel Foucault disait de la figure médiévale de la Nef des fous . L’histoire des enfermés dehors est toujours d’actualité:
“On comprend mieux alors la curieuse surcharge qui affecte la navigation des fous et lui donne sans doute son prestige. D’un côté, il ne faut pas réduire la part d’une efficacité pratique incontestable ; confier le fou à des marins, c’est éviter à coup sûr qu’il ne rôde indéfiniment sous les murs de la ville, c’est s’assurer qu’il ira loin, c’est le rendre prisonnier de son propre départ. Mais à cela, l’eau ajoute la masse obscure de ses propres valeurs ; elle emporte, mais elle fait plus, elle purifie ; et puis la navigation livre l’homme à l’incertitude du sort ; là chacun est confié à son propre destin, tout embarquement est, en puissance, le dernier. C’est vers l’autre monde que part le fou sur sa folle nacelle ; c’est de l’autre monde qu’il vient quand il débarque. Cette navigation du fou, c’est à la fois le partage rigoureux, et l’absolu Passage. Elle ne fait, en un sens, que développer, tout au long d’une géographie mi-réelle, mi-imaginaire, la situation liminaire du fou à l’horizon du souci de l’homme médiéval — situation symbolique et réalisée à la fois par le privilège qui est donné au fou d’être enfermé aux portes de la ville : son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur de l’extérieur, et inversement. Posture hautement symbolique, qui restera sans doute la sienne jusqu’à nos jours, si on veut bien admettre que ce qui fut jadis forteresse visible de l’ordre est devenu maintenant château de notre conscience.
L’eau et la navigation ont bien ce rôle. Enfermé dans le navire, d’où on n’échappe pas, le fou est confié à la rivière aux mille bras, à la mer aux mille chemins, à cette grande incertitude extérieure à tout. Il est prisonnier au milieu de la plus libre, de la plus ouverte des routes : solidement enchaîné à l’infini carrefour. Il est le Passager par excellence, c’est-à-dire le prisonnier du passage. Et la terre sur laquelle il abordera, on ne la connaît pas, tout comme on ne sait pas, quand il prend pied, de quelle terre il vient. Il n’a sa vérité et sa patrie que dans cette étendue inféconde entre deux terres qui ne peuvent lui appartenir. Est-ce ce rituel qui par ces valeurs est à l’origine de la longue parenté imaginaire qu’on peut suivre tout au long de la culture occidentale ? Ou est-ce, inversement, cette parenté qui a, du fond des temps, appelé puis fixé le rite d’embarquement ? Une chose au moins est certaine : l’eau et la folie sont liées pour longtemps dans le rêve de l’homme européen.”
Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.