Albert Camus – Pascal Pia

Carte de presse de Pascal Pia, directeur de Combat et d’Albert Camus, rédacteur en chef. Vers 1945.

Je viens de relire la Correspondance entre Albert Camus et Pascal Pia.

Pascal Pia et Albert Camus – Lyon 1940.

Pascal Pia (de son vrai nom Pierre Durand) est né le 15 août 1903 à Paris. Cet écrivain, journaliste, érudit et grand résistant français a laissé peu de place dans la littérature française du XXe siècle. Il connaissait pourtant à merveille la poésie de Baudelaire, Rimbaud et Jules Laforgue entre autres.
Il vient d’une famille modeste. Son père, Arthur-Émile Durand, était caissier, et sa mère Rosine Bertrand, employée aux Chemins de fer du Nord. Pendant la Première Guerre mondiale, le sergent-fourrier Durand est tué le 26 septembre 1915 sur le front de Champagne, aux abords de la ferme Navarin, le même lieu et le même jour où Blaise Cendrars a perdu son bras. En 1917, profondément révolté et individualiste, il quitte le domicile maternel, après le certificat d’études, pour vivre dans le Midi près de son grand-père maternel.
Il choisit le pseudonyme de Pascal Pia à dix-huit ans en souvenir de Félix Pyat, journaliste, créateur de la Société des gens de lettres et communard qui avait fondé en 1870 un journal baptisé… Le Combat !
Il revient à Paris dans les années 20 et fréquente les avant-gardes littéraires tout en restant farouchement indépendant. Il se lie dès 1920 avec André Malraux, autodidacte comme lui, qui lui dédiera Saturne, essai sur Goya (Gallimard, Collection Galerie de La Pléiade, 1950). À partir de 1921, il publie des poèmes en prose dans de nombreuses revues.
Avec son ami René Bonnel, il se lance en 1925 dans l’édition clandestine d’ouvrages érotiques : Les Onze Mille Verges et Les exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, Le Con d’Irène de Louis Aragon, Mademoiselle de Mustelle et ses amies de Pierre Mac Orlan, revêtu de la couverture de la Bibliothèque rose, Histoire de l’œil de Lord Auch (pseudonyme de Georges Bataille), illustré par André Masson. Il écrit aussi des textes et des poèmes, qu’il attribue faussement à Apollinaire (Cortège priapique en 1925, Le Verger des amours en 1927), Baudelaire (À une courtisane en 1925, Les années de Bruxelles) ou Radiguet.
Il épouse Suzanne Lonneux le 12 novembre 1927. ils auront une fille, Colette.
Il travaille deux ans au quotidien de Lyon Le Progrès, puis à Paris à l’hebdomadaire antifasciste La Lumière, et, comme chef des informations générales, au quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
Il arrive à Alger en août 1938 pour prendre la direction du quotidien du Front populaire Alger républicain qui commence à paraître le 6 octobre 1938. Albert Camus fait alors ses débuts dans le journalisme. Les deux hommes sympathisent. Ils ont une origine modeste et sont orphelins de guerre. Leur sensibilité politique, anarchisante et pacifiste, les rapproche aussi. Ensemble, ils publient de grandes enquêtes et assument en 1939 l’essentiel de la publication d’Alger républicain qui subit une censure répétée et connaît de grandes difficultés matérielles. Le journal défend une ligne antifasciste, mais aussi antimilitariste et ne manifeste pas d’hostilité au Mouvement nationaliste algérien. Sa position n’est donc pas assimilable à celle du Parti communiste algérien. Ils fondent ensuite un nouveau titre quotidien à partir du 17 septembre 1939, Le Soir républicain. Alger républicain est interdit le 28 octobre 1939 et Le Soir républicain le 10 janvier 1940 après seulement 117 numéros.
Pascal Pia revient en métropole le 8 février 1940. Il devient secrétaire de rédaction du journal ParisSoir, propriété de l’industriel Jean Prouvost, replié à Lyon de 1940 à 1942. Pia fait embaucher Camus à Paris-Soir. Ils essaient de lancer une revue, Prométhée, pour s’opposer aux intellectuels de la collaboration et à la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Pascal Pia est témoin à Lyon au mariage d’Albert Camus avec Francine Faure le 3 décembre 1940. Il utilise ses relations pour favoriser la carrière de son ami. Il envoie les manuscrits de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe à André Malraux, Francis Ponge et Jean Paulhan. Les deux livres paraissent le 15 juin et le 16 octobre 1942 sous la couverture des éditions Gallimard. Le second est dédié à Pascal Pia. Caligula sortira des presses en 1944.
Pia s’engage très tôt dans la Résistance, Il devient à Lyon chef régional adjoint du mouvement Combat sous le pseudonyme de Pontault, puis secrétaire régional des Mouvements unis de la Résistance (MUR). Rédacteur en chef du journal Combat depuis 1942, il participe à la création de la Fédération de la presse clandestine.
À la Libération, en 1944, il devient directeur gérant de Combat et Albert Camus, rédacteur en chef. C’est un journal détaché de tout parti et organisation politique ou financière. Le pluralisme de l’équipe rédactionnelle qui est un atout au début, devient avec le temps le point faible du journal, l’époque étant devenue terriblement manichéenne. Pascal Pia dit alors : « Nous allons tenter de faire un journal responsable. Et comme le monde est absurde, il va échouer. »
Il abandonne le journal le 31 mars 1947. Son amitié avec Camus prend fin en juin 1947. Pascal Pia n’a pas supporté les accusations selon lesquelles il aurait rejoint le mouvement gaulliste. Sa rancune à l’égard de l’équipe qui n’aurait pas suffisamment démenti cette rumeur – et en particulier à l’égard de Camus – est définitive.
Il rejoint pourtant la presse du RPF gaulliste (Agence Express et Le Rassemblement). Il collabore aussi à L’Aurore, à Paris-Presse, au Journal du Parlement, au Bulletin de Paris.
Le 19 mai 1949, Pascal Pia préface La Chasse spirituelle, censé être un manuscrit inédit très recherché d’Arthur Rimbaud, texte que Verlaine prétendait avoir oublié chez sa femme Mathilde au moment de l’ escapade des deux poètes en Belgique. Le journal Combat publie des extraits du recueil qui est édité quelques jours plus tard au Mercure de France. Mais André Breton dénonce rapidement l’imposture, et les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille reconnaissent être les auteurs de ce faux.
Le 11 mai 1953 il est élu Satrape du Collège de Pataphysique aux côtés de Raymond Queneau, Jacques Prévert et Max Ernst.
Dans les années 50 et 60, il écrit des chroniques littéraires dans Carrefour (1138 en tout), La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire. L’ensemble de ses chroniques a été réuni par l’IMEC et publié aux éditions Fayard en 1999 et 2000 sous le titre Feuilletons littéraires I et II.
Cet homme est aussi une véritable agence de renseignements littéraires dont bien des chercheurs, bibliographes ou universitaires ont profité. En 1978, prolongeant et développant les travaux de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, il publie en deux volumes une somme, qui fait toujours référence, sur les livres de l’enfer de la Bibliothèque nationale de France où sont rangés les ouvrages réputés ou considérés comme contraires aux bonnes mœurs, compilation de centaines de notices sur des ouvrages licencieux, dont certains sont absents de la Bibliothèque nationale : Les Livres de l’Enfer. Bibliographie critique des ouvrages érotiques dans leurs différentes éditions du XVIe siècle à nos jours. (1978, réédité en 1998).
À la fin de sa vie, il refuse qu’on parle de sa personne et interdit que l’on écrive sur lui après sa mort. Dans une interview accordée en 1978 à Nicole Zand, du Monde, il revendique en outre le droit au néant. Il meurt à Paris le 27 septembre 1979 des suites d’un cancer de la moelle épinière.

Pascal Pia.

Sources
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant. Collection L’un et l’autre, Gallimard, 1989.
Albert Camus – Pascal Pia Correspondance 1939-1947. Paris, Fayard-Gallimard, 2000.
Dictionnaire Albert Camus sous la direction de Jeanyves Guérin. Éditions Robert laffont. Collection Bouquins.

Chie Hayakawa – Pierre-Auguste Renoir

Nous avons vu hier soir à la Ferme du Buisson (Noisiel) le film japonais Renoir de Chie Hayakawa avec Yui Suzuki, Lily Franky, Hikari Ishida. (1 h 55). Il est sorti en salle le 17 septembre 2025 et a été présenté au Festival de Cannes.

La réalisatrice a obtenu à Cannes en 2022 (Section Un certain regard) avec Plan 75 une mention spéciale Caméra d’Or. Il s’agissait alors d’un film d’anticipation qui imaginait un programme d’euthanasie au Japon pour les personnes âgées. La cinéaste décrivait une société où les vieux sont mis au rebut.

Ici Fuki (Yui Suzuki), une préadolescente de 11 ans, se prépare à la mort de son père (Lily Franky), atteint d’un cancer en phase terminale. Sa mère (Hikari Ishida) est débordée et ne s’occupe guère d’elle.

L’histoire est située en 1987, lorsque la cinéaste (née en 1976) avait le même âge que son héroïne. Le scénario mêle quotidien et rêve. On remarque un certain impressionnisme dans les tonalités.

Le meilleur du film provient du jeu de la jeune Fuki, gamine mature, pleine de vitalité, d’énergie, mais vraiment désemparée face à l’attitude de ses parents. Elle est désœuvrée et cherche le contact avec les autres. Les adultes sont des marionnettes dominées par le système. Ils restent impassibles, n’expriment pas leurs émotions et ne supportent pas l’échec. L’incommunicabilité est totale.

Le titre Renoir avait attiré mon attention. Le tableau de Pierre-Auguste Renoir auquel fait référence Chie Hayakawa pour intituler son film ainsi est La petite Irène, peint en 1880. La réalisatrice explique ainsi ce choix : « Enfant, j’ai été enchantée par le tableau de Renoir et mon père m’en a offert une reproduction, une anecdote personnelle que j’ai intégrée dans le film. Comme Fuki, je suppliais mon père d’acheter une copie du tableau. C’est pour cela que j’ai décidé d’intituler le film Renoir, le lien avec le tableau ou le peintre ne va pas plus loin. Parmi les grands impressionnistes, Renoir est particulièrement populaire au Japon et, dans les années 1980, on pouvait trouver des répliques de ses œuvres dans de nombreux foyers. Ces reproductions étaient devenues un symbole de l’admiration japonaise pour l’Occident, et du désir de ” rattraper ” ce dernier. » (Propos de la cinéaste dans le Dossier de presse du film)

https://www.youtube.com/watch?v=8XMZnaK9eQQ

Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (La Petite Irène) (Pierre-Auguste Renoir).1880. Zurich (Suisse), Fondation Bührle.

Le Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d’Anvers -La Petite Fille au ruban bleu-La Petite Irène) est une huile sur toile (65 × 54 cm) peinte par Pierre-Auguste Renoir en 1880. Le tableau est conservé aujourd’hui à la fondation Bührle à Zurich (Suisse).

Le banquier Louis Cahen d’Anvers a commandé en 1880 le portrait de ses trois filles en commençant par Irène, l’aînée. Les deux cadettes, Élisabeth et Alice, ont fait l’objet d’un second tableau de Renoir en 1881, intitulé Les Demoiselles Cahen d’Anvers (Rose et Bleu).
A l’origine, le tableau n’est pas apprécié par le commanditaire qui paie le peintre avec beaucoup de retard.

Irène Cahen d’Anvers (1872-1963) est âgée de 8 ans au moment du portrait. Elle se marie le 14 octobre 1891 avec le comte Moïse de Camondo. Le couple a deux enfants : Nissim de Camondo (1892-1917, mort pour la France), dédicataire du musée Nissim-de-Camondo à Paris, et Béatrice de Camondo (1894-1945), qui épousera Léon Reinach.
Elle quitte le foyer en 1896 puis divorce en 1902. Elle laisse à Moïse la garde complète de leurs enfants, se convertit au catholicisme et se remarie avec le comte Charles Sampieri.
En 1946, elle est devenue l’unique héritière légale de sa fille Béatrice Reinach, née Camondo, morte en déportation à Auschwitz en 1945 tout comme son mari et ses deux enfants, Fanny et Bertrand. Elle récupère le tableau qui avait été spolié par les nazis.

Sa sœur Élisabeth (1874-1944), l’une des petites filles du second portrait, ex-comtesse Jean de Forceville, puis ex-Mme Alfred Denfert-Rochereau – également Juive convertie en 1895 bien avant Irène – , est morte également à Auschwitz. Sa nièce, Colette Cahen d’Anvers, comtesse Armand de Dampierre (mort en déportation), a sauté d’un train en route vers son issue fatale, ce qui l’a sauvée.
Irène est décédée en 1963.

Son plus jeune frère Charles Cahen d’Anvers (1879 – 1957), banquier, hérita du château de Champs-sur-Marne. Il en fit don en 1934 à l’État en lui vendant le mobilier ancien réuni par ses parents.

Les Demoiselles Cahen d’Anvers (Rose et bleu) (Pierre-Auguste Renoir).1881. Musée d’art de São Paulo.

Louis Guilloux

Albert Camus et Louis Guilloux à Sidi-Madani. Mars 1948. Bibliothèques de Saint-Brieuc, Fonds Louis Guilloux.

Entre décembre 1947 et mars 1948, eurent lieu à soixante kilomètres au sud d’Alger, à douze kilomètres de Blida, dans l’Hôtel Transatlantique situé dans le village de Sidi-Madani, dans les gorges de la Chiffa, près du Ruisseau des Singes, des rencontres d’écrivains et d’artistes originaires de France et d’Algérie. Charles Aguesse (1903-1983), inspecteur des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, assisté de Christiane Faure, Inspectrice Départementale de ce même service et sœur aînée de Francine Camus, était à l’origine de ces rencontres.
La perspective était offerte à des intellectuels de trouver à Sidi Madani un espace de paix et de réflexion, propice à leur propre travail de création. Ils découvraient aussi quelques aspects d’un pays inconnu de la plupart d’entre eux. Enfin et surtout, la possibilité leur était offerte de rencontrer et d’échanger avec des écrivains et artistes d’Algérie, riches d’une double culture, ainsi qu’avec des enseignants et des étudiants.
Ces rencontres furent importantes. Elles réunirent des personnalités du monde des arts et des lettres de France et d’Algérie, comme les écrivains Albert Camus, Francis Ponge, Jean Cayrol, Louis Guilloux, Michel Leiris, Mohamed Dib, Mohamed Zerrouki, Nabahni Kouriba, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Henri Calet, Louis Parrot, Jean Tortel, Brice Parain, Pierre Minet, André Mandouze, les artistes Marcel Damboise, Simon Mondzain, Jean de Maisonseul, Louis Bénisti, Sauveur Galliero, Baya, le musicien El Boudali Safir, le docteur Khaldi.
Charles Aguesse n’a pas été autorisé à renouveler cette expérience en 1949.
Louis Guilloux est resté en Algérie du 18 février au 24 mars 1948. Il a séjourné à Sidi-Madani du 18 février au 17 mars.
Albert Camus est arrivé à Sidi-Madani le 2 mars et y est resté jusqu’au 13.

Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani. Alger-Lunel, EL Kalima Aspam. collection “Petits inédits maghrébins”, 2022.

Carnets de Louis Guilloux (1944-1974). Tome II. Gallimard, 1982. Pages 72-74.

« Après la visite aux singes, nous sommes retournés à Blida qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sidi-Madani. Avant le concert, nous avons eu très largement le temps d’errer dans la ville et de retourner au marché indigène, que nous avions déjà vu en passant l’autre jour pour venir ici. Je pourrais en faire toute une description si je croyais au pittoresque, la couleur ne manquerait pas, ni le grouillement autour des étals chargés de toutes sortes de fruits, de gâteaux, de légumes, dans des couffins, sur des planchers, dans des baraques qui seraient un luxe dans la zone parisienne. La pauvreté des Arabes est celle des clochards. Le nombre de gens en haillons est immense. Beaucoup portent d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage. Les souliers sont une rareté et encore ne peut-on guère parler de souliers, mais de savates, de chaussures innommables. Les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus, on me dit que les arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous, Européens, nous pensons différemment, et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cet état de misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cet expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici une mauvaise conscience. Dans les rues de Blida, c’est un agent de ville portant exactement le même uniforme que les agents de ville de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent, entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation. Je ne suis pas à l’aise. Je me sens parfaitement étranger, occupant. À ce concert, est arrivé le capitaine de gendarmerie. C’était le feld-kommandant. Il paraît, nous a dit Aguesse, que nous aurons des rencontres avec des musulmans « évolués », c’est à dire avec des bourgeois riches. Bon. Ce sont les collaborateurs. Je reviens ce matin d’un village arabe qui s’appelle la Chiffa. On ne peut imaginer l’ennui que c’est. Des maisons très pauvrement européennes de part et d’autre d’une route, de pauvres boutiques, c’est très ennuyeux. Mais attendons de voir plus loin, et de retourner à Alger, où nous n’avons encore passé que quelques heures. Ici, nous sommes en pleine campagne, sur la grand-route du Sud. On voit passer des cars portant : Route du Hoggar. Et, toute la journée, des Arabes, soit à pied, soit montés sur leurs petits bourricots. À quelques cent mètres d’ici, il y a une épicerie et un café maure où nous sommes déjà allés plusieurs fois. On y trouve toujours une bonne dizaine d’Arabes, vieux et jeunes, assis en train de bavarder, ou de tresser des couffins, mais, jusqu’à présent, pas de chanteurs, pas de conteurs. L’épicerie est minable d’apparence, mais l’épicier riche à millions. Il est vêtu à l’européenne. Mais il porte un fez. C’est un homme très obligeant. Chaque fois qu’on va le voir, il vous offre le café, ou le thé à la menthe. Il ne demande qu’à vous rendre service. C’est lui aussi un collaborateur. J’ai attendu bien tard pour quitter l’Europe, et je m’aperçois que bien des choses qui peut-être m’auraient enthousiasmé il y a vingt ou vingt-cinq ans, ne m’intéressent plus que médiocrement. Je me sens surtout étranger. Mais attendons. L’expérience ne fait que commencer. Il y aura demain dimanche tout juste huit jours de mon départ de Genève, et je n’en suis encore qu’à mon quatrième jour d’Algérie. En principe, Camus doit arriver ici dans deux ou trois jours. »

Albert Camus – Louis Guilloux

Je viens de lire L’ami Louis de Sylvie Le Bihan, Denoël, 2025. Le roman est assez décevant, mais son intérêt est de nous permettre de nous replonger dans l’oeuvre d’un des grands romanciers français du XXe siècle : Louis Guilloux (1899-1980).

Je renvoie à la recension de Gilles Cervera de cette nouveauté de ” la rentrée littéraire ” dans La Cause Littéraire :

https://www.lacauselitteraire.fr/sylvie-le-bihan-l-ami-louis-par-gilles-cervera

L’amitié entre Albert Camus et Louis Guilloux a été essentielle pour les deux auteurs. Le prix Nobel 1957 a fait une belle préface à La Maison du peuple, premier roman de son ami breton dont la première édition date de 1927.

Préface d’Albert Camus à La Maison du Peuple de Louis Guilloux. Caliban n°13, janvier 1948. Grasset, 1953. Les cahiers rouges, 2004.

Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. On peut d’ailleurs essayer d’expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu’on ignore finit par vous l’apprendre.

Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et, pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécue une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on traite souvent du prolétariat comme d’une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d’une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s’informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d’utiliser et de dégrader ce qu’on prétend vouloir défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j’admire et j’aime l’oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.

Ce grand écrivain, parce qu’il a fait ses classes à l’école de la nécessité, a appris à juger sans embarras de ce qu’est un homme. Il y a gagné du même coup une sorte de pudeur qui semble mal partagée dans le monde où nous vivons et qui l’empêchera toujours d’accepter que la misère d’autrui puisse être un marchepied, ni qu’elle puisse offrir un sujet de pittoresque pour lequel seul l’artiste n’aurait pas à payer. D.H.Lawrence rapportait souvent à sa naissance dans une famille de mineurs ce qu’il y avait de meilleur en lui-même et dans son oeuvre. Mais Lawrence et ceux qui lui ressemblent savent que, si l’on peut prêter une grandeur à la pauvreté, l’asservissement qui l’accompagne presque toujours ne se justifiera jamais. Par dessus eux-mêmes, leurs oeuvres portent condamnation, et les livres de Guilloux ne se soustraient pas à ce grand devoir. De La Maison du Peuple, son premier livre au Pain des rêves et au Jeu de Patience, ils témoignent tous d’une fidélité. L’enfance pauvre, avec ses rêves et ses révoltes, lui a fourni l’inspiration de son premier et de ses derniers livres. Rien n’est plus dangereux qu’un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur d’un artiste se mesure aux tentations qu’il a vaincues. Et Guilloux, qui n’idéalise rien, qui peint toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher l’amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet. Ce ton un et pur, cette voix un peu sourde qui est celle du souvenir témoigne pour celui qui raconte, vertus de style qui sont aussi celles de l’homme.

On mesure mieux encore la tentation vaincue en voyant Guilloux prendre pour sujet unique de Compagnons la mort d’un ouvrier. La pauvreté et la mort font ensemble un ménage si désespéré qu’il semblerait qu’on ne puisse en parler sans être Keats, si sensible, a-t-on dit, qu’il aurait pu toucher de ses mains la douleur elle-même. Il n’empêche que dans ce petit livre, qui a le ton des grandes nouvelles de Tolstoï (Ivan Ilitch, ici, est devenu maçon), Guilloux ne cesse de se maintenir à la hauteur exacte de son modèle, et surtout, oui, surtout, sans le majorer. Pas une seule fois le ton ne s’élève. Je défie pourtant qu’on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée. Guilloux sait comme tous qu’il y a un tarif de la mort dans nos belles entreprises municipales et que mourir est devenu un luxe qu’on ne peut vraiment plus se permettre. Mais ce n’est pas de cela qu’il parle ; on ne relèvera pas une plainte dans Compagnons. Jean Kernevel, au contraire, semble mourir heureux. Simplement, devant cette joie inexplicable qui lui vient quelques instants avant sa fin, il n’exprime qu’une sorte de gauche surprise, comme si cette joie n’était pas dans l’ordre. « Qu’est-ce que j’ai, dit-il alors, qu’est-ce que j’ai. » Pourquoi dire plus, en effet ? Le bonheur demande une disposition à laquelle la pauvreté prépare moins bien qu’à la mort silencieuse.

Ceci dit, je trahirais Guilloux si je laissais croire qu’il est seulement le romancier de la pauvreté. Un jour que nous parlions de la justice et de la condamnation : « La seule clé, me disait-il, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain. » Et il me citait un mot de Lénine, pendant le siège de Leningrad, alors qu’il voulait faire partciper au combat des prisonniers de droit commun : « Non, protestait un de ses compagnons, pas avec eux. – Pas avec eux, répondit Lénine, mais pour eux. » un autre jour Guilloux observait, à propos de l’humeur railleuse d’un de nos amis, que le sarcasme n’était pas forcément un signe de méchanceté. Je répondais qu’il ne pouvait passer, cependant, pour le signe de la bonté : « Non, dit Guilloux, mais de la douleur à quoi on ne songe jamais chez les autres. » J’ai retenu ces mots qui peignent bien leur auteur. Car Guilloux songe presque toujours à la douleur chez les autres, et c’est pourquoi il est avant tout, le romancier de la douleur. Les plus misérables créatures du Sang noir, aux yeux de leur auteur, ont une excuse dans la souffrance de vivre. On sent bien pourtant que douleur ne veut pas dire ici désespoir. Le Sang noir portait une bande désespérée : « La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé. » Et cependant ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir ou de l’espoir. Nous sommes avec lui au coeur de ces terres inconnues que les grands romanciers russes ont tenté d’explorer. En vérité est-il un seul grand artiste qui n’y ait abordé au moins une fois ? Les êtres y courent à leur fin, à la fois solitaires et confondus, identiques et irremplaçables. Placés au-delà de la justification, ils se détachent alors avec la puissance de la vie, assez semblables à nous pour que nous les reconnaissions, mais portés au-dessus de nous, agrandis par la souffrance qui fixe leurs attitudes dans leur mémoire et les rend, pour finir, exemplaires : ce sont les grandes images de la compassion. Voilà le grand art de Guilloux qui n’utilise la misère de tous les jours que pour mieux éclairer la douleur du monde. Il pousse ses personnages jusqu’au type universel, mais en les faisant d’abord passer par la réalité la plus humble. Je ne connais pas d’autre définition de l’art, et si tant d’écrivains aujourd’hui font mine de s’en écarter, c’est qu’il est plus facile d’étonner que de convaincre. Guilloux s’est privé de cette facilité. Son goût presque désordonné pour les êtres, la longue confrontation qu’il poursuit avec un monde intérieur grouillant de personnages l’ont porté comme naturellement à l’art le plus difficile. Pour moi, qui vient de reprendre tous ses livres, il ne fait aucun doute que cette œuvre ne se compare à aucune autre.

Mais je n’ai pas encore parlé de La Maison du peuple, le premier livre de Guilloux. Je n’ai jamais pu le lire sans un serrement de coeur : je le lis avec des souvenirs. Il me parle sans arrêt d’une vérité dont je sais, malgré les professeurs de philosophie et de tactique, qu’elle passe les empires et les jours : celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort : « Il savait, en écoutant le sifflet des locomotives, si le temps serait à la pluie. » J’ai si souvent relu ce livre que ce sont des phrases comme celle-là qui m’accompagnent, maintenant quand je l’ai refermé. Elles m’éclairent le personnage du père dont je connais par coeur les silences et les révoltes. Lui, si retranché, je le sens alors accordé au monde, comme au temps de sa jeunesse où il allait se baigner avec son meilleur ami. Cet ami lui-même a pris dans ma mémoire une place apparemment disproportionnée. Mais il vit en moi par son absence, et seulement parce qu’en une phrase Guilloux note que son père l’a perdu de vue après le régiment, sans que nous puissions savoir si cela a été dur ou non. Bel exemple de l’art indirect avec lequel Guilloux fait sentir combien la misère ôte de leurs forces aux passions qui lui sont étrangères.Un excès de pauvreté raccourcit la mémoire, détend l’élan des amitiés et des amours. Quinze mille francs par mois, la vie d’atelier, et Tristan n’a plus rien à dire à Yseult. L’amour aussi est luxe, voilà la condamnation.

Mais je ne veux pas refaire à gros traits ce qui est constamment suggéré par ce livre. Je voulais seulement dire que j’entretiens un long commerce avec lui et qu’il est de ceux qui se transforment dans le souvenir sans jamais s’épuiser. Voici plus de vingt ans, en tout cas, qu’il poursuit sa vie dans quelques coeurs, et qu’il y fait du bien, loin de son auteur qui ne le sait pas assez. De combien de livres, aujourd’hui, pourrais-je écrire ceci sans mentir, et lesquelles de nos œuvres donneront jamais une si pure occasion d’admirer leur art et d’aimer leur auteur ?

Paul Valéry – Édouard Manet – Berthe Morisot

Édouard Manet. Berthe Morisot au bouquet de violettes. 1872. Paris, Musée d’Orsay. (CFA)

Le site du Musée d’Orsay présente ainsi ce tableau :

Edouard Manet. Berthe Morisot au bouquet de violettes. 1872. Huile sur toile H. 55,5 ; L. 40,5 cm.

Achat avec la participation du Fonds du Patrimoine, de la Fondation Meyer, de China Times Group et d’un mécénat coordonné par le quotidien Nikkei, 1998

” La guerre franco-prussienne et la Commune ont profondément marqué Edouard Manet. Resté à Paris, il a servi dans la garde nationale et son activité artistique s’en est trouvée inévitablement ralentie. A la fin de l’année 1871 il se remet à peindre et retrouve alors ses anciens modèles dont Berthe Morisot, jeune peintre avec qui il partage une amitié profonde et qui épousera l’un de ses frères quelques années plus tard.
Plutôt que d’utiliser un éclairage homogène, comme souvent dans ses portraits, Manet préfère ici projeter sur son modèle une lumière vive et latérale, si bien que Berthe Morisot ne semble être qu’ombre et lumière. Ici avec les yeux noirs, ils étaient en réalité verts, elle est habillée et coiffée de noir, sans doute la meilleure façon d’exalter cette beauté ” espagnole ” remarquée dès sa première apparition dans l’oeuvre de Manet en 1869. Avec cette sublime variation sur le noir, Manet livre une nouvelle preuve de sa virtuosité. Mais peut-être donne-t-il également un avertissement à sa jeune disciple en lui rappelant l’étonnante puissance des noirs, alors qu’elle peignait de plus en plus clair et filait droit sur le chemin de l’impressionnisme.
Ce portrait étrange et envoûtant a rapidement été considéré par ses proches comme un des chefs-d’oeuvre du peintre. Paul Valéry en fait également l’éloge en 1932, dans sa préface au catalogue de la rétrospective de l’Orangerie. ” Je ne mets rien “, écrit-il, ” dans l’oeuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872 “.

Paul Valéry. Préface au catalogue de l’Exposition Manet à Paris au musée de l’Orangerie en 1932, célébrant le centenaire de la naissance du peintre, reprise en 1934 dans Pièces sur l’Art.

Tante Berthe et autres textes sur l’impressionnisme. Éditions Mille et une nuits. 2025

” Je ne mets rien”, dans l’oeuvre de Manet, au-dessus d’un certain portrait de Berthe Morisot, daté de 1872 .
Sur le fond neutre et clair d’un rideau gris, cette figure est peinte: un peu plus petite que nature.
Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d’un chapeau de deuil et les brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n’appartient qu’à Manet, m’a saisi.
Il s’y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l’oreille gauche, entoure et engonce le cou ; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l’échancrure d’un col de linge blanc.
Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d’expression distraite et comme lointaine. La peinture en est fluide, et venue, facile et obéissante à la souplesse de la brosse ; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au musée de La Haye.
Mais ici l’exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite et veut agir avant la mort de l’impression.

*

La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut « à la dernière mode » et « jeune » ; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage ; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d’une distraction profonde et offre en quelque sorte, une présence d’absence, – tout ceci se concerte et m’impose une sensation singulière… de Poésie -, mot qu’il faut aussitôt que je m’explique.
Mainte toile admirable ne se rapporte nécessairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d’ouvre sans résonance.
Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n’était qu’un grand peintre. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s’élève enfin au degré sublime, au point où l’art même s’oublie, se rend imperceptible, car son objet suprême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l’enchantement d’une musique fasse oublier l’existence même des sons.
Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l’harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces ; par l’opposition du détail futile et éphémère d’une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d’assez tragique dans l’expression de la figure, Manet fait résonner son oeuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l’accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot. ”

Édouard Manet. (Nadar). Avant 1870.

Gérard de Nerval

Les Chimères – La Bohême galante – Petits châteaux de Bohême. Poésie/Gallimard n°409. 2005.

Deux poèmes de Gérard de Nerval :

Une allée du Luxembourg

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille
À la bouche un refrain nouveau

C’est peut-être la seule au monde
Dont le coeur au mien répondrait
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !…

Mais non ! Ma jeunesse est finie…
Adieu, doux rayon qui m’as lui,
Parfum, jeune fille, harmonie …
Le bonheur passait, – Il a fui !

1832.

Odelettes 1853.

On pense au poème À une Passante de Charles Baudelaire.

À une Passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Les fleurs du mal. Tableaux Parisiens. 1861.

Épitaphe (Gérard de Nerval)

Il a vécu tantôt gai comme un sansonnet,
Tour à tour amoureux insoucieux et tendre,
Tantôt sombre et rêveur comme un triste Clitandre,
Un jour il entendit qu’à sa porte on sonnait.

C’était la Mort ! Alors il la pria d’attendre
Qu’il eût posé le point à son dernier sonnet ;
Et puis sans s’émouvoir, il s’en alla s’étendre
Au fond du coffre froid où son corps frissonnait.

Il était paresseux, à ce que dit l’histoire,
Il laissait trop sécher l’encre dans l’écritoire.
Il voulait tout savoir mais il n’a rien connu.

Et quand vint le moment où, las de cette vie,
Un soir d’hiver, enfin l’âme lui fut ravie,
Il s’en alla disant : « Pourquoi suis-je venu ? »

Poésies diverses, 1877.

Tombe de Gérard de Nerval au cimetière du Père-Lachaise. Paris XX.

Je relis à nouveau les poètes français du XIX e siècle. La lecture d’Aurélia ou le Rêve de la vie m’avait beaucoup impressionné lorsque j’étais étudiant.

Gérard Labrunie est né à Paris le 22 mai 1808. Il est mis nourrice à Loisy dans le Valois, puis pris en charge par l’oncle de sa mère, Antoine Boucher, à Mortefontaine. Il n’a pas connu sa mère, Marie-Antoinette Laurent, morte à Gross-Glogau en Silésie en 1810. Elle avait accompagné son mari, Étienne Labrunie, médecin militaire de la Grande Armée. Celui-ci ne revient en France qu’en 1814. Le futur poète devient célèbre dès 19 ans en 1827. Il traduit le Faust de Goethe. L’auteur apprécie cette traduction (Conversations avec Eckermann). À partir de ce moment-là, il publie de nombreux textes dans les journaux et les revues. Il traduit aussi beaucoup. Le pseudonyme de Nerval est attesté pour la première fois en 1836 dans Le Figaro. Il a pour origine le clos de Nerval à Mortefontaine, hérité de ses grands-parents en 1834.

Le poète se complaît dans les rêveries amoureuses et les amours platoniques : c’est le cas avec Jenny Colon, actrice et chanteuse lyrique, qui meurt de phtisie le 5 juin 1842, et aussi avec Marie Pleyel, pianiste.

Il traverse sa première grave crise psychique en 1841. On le conduit le 18 février chez Mme Sainte-Colombe qui tient une maison de santé au 6 rue de Picpus. Diagnostic : méningite. Le critique Jules Janin révèle la folie de son « ami » dans le Journal des débats. Le 18 mars, il sort de la clinique. Le 21 mars, après une nouvelle crise, il est emmené à Montmartre chez le docteur Esprit Blanche. Celui-ci a racheté en 1820 au Docteur Prost la Folie-Sandrin, située sur les hauteurs de Montmartre, au 4 rue Trainée (actuelle 22 rue Norvins), pour en faire une maison de santé. Son fils, Émile Blanche, alors étudiant, entre à ce moment en contact avec le poète malade. Il n’est plus question de méningite. Dès le 5 juin 1841, ils diagnostiquent une « manie aiguë ». Nerval est jugé « incurable ». Le poète est très agité. On lui impose « les fers aux pieds et la camisole de force ». Il sort de la clinique le 21 novembre 1841, huit mois après son entrée. Il semble avoir maîtrisé son mal par l’écriture. Au bas d’un portrait photographique de lui, il écrit : « Je suis l’autre ».

« On ne peut pas dire que c’est la folie qui l’a fait poète. Poète, il l’était, de naissance. […] Mais les conditions auxquelles était assujettie la poésie française empêchaient le Nerval profond de se révéler. La folie a brisé ses entraves. » (Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.)

Pendant son enfermement, il prépare aussi un voyage en Orient qui se veut thérapeutique. Il part en 1843 et séjourne en Égypte, au Liban, en Syrie, en Turquie.

En 1846, la réputation de la maison du docteur Esprit Blanche a grandi. La clinique est installée Hôtel de Lamballe à Passy. Le psychiatre partage assez vite la direction médicale avec son fils, devenu médecin en 1848. Émile Blanche prend la direction de la clinique à la mort de son père en 1852. Il la conserve jusqu’en 1872.

Douze ans séparent donc le premier internement de Gérard de Nerval à Montmartre du second à Passy.

Après une forte crise, le 23 janvier 1852, il entre à la maison municipale Dubois (aujourd’hui hôpital Fernand-Widal), 110 rue du Faubourg Saint-Denis. Il y reste jusqu’au 15 février. L’année suivante, il est à nouveau hospitalisé à la maison Dubois (6 février-27 mars 1852) Le 27 août, une nouvelle crise le mène chez le Dr Émile Blanche (27 août-fin septembre 1853). Il rechute le 12 octobre en état de « délire furieux ». Comme en 1841, on retrouve chez Nerval à la fin de 1853 la même alternance de crises graves et de grande lucidité. Il y a chez lui interaction entre la maladie et la production poétique. Le Docteur Émile Blanche, médecin de Nerval, le suit jusqu’à sa mort, en 1855. Il encourage Nerval à écrire Aurélia ou le Rêve de la vie et une partie de Pandora, œuvres dans lesquelles il retranscrit ses hallucinations, pour l’aider à mieux comprendre sa ” folie ” et faire avancer la science. Les lettres qu’ils échangent montrent une vraie proximité, mêlée parfois de crainte chez l’écrivain, qui redoute d’être interné de force. Leur « coopération » de médecin à patient traduit une manière innovante d’associer le malade au traitement de la maladie mentale.

Aurélia est l’une des rares œuvres à constituer un document scientifique et un monument littéraire. Francesc Tosquelles (1912-1994), le grand psychiatre catalan, l’a analysée dans sa thèse, Le Vécu de la fin du monde dans la folie. De nombreux psychiatres ont établi un diagnostic rétrospectif : psychose maniaco-dépressive.

A la fin du printemps 1854, il obtient l’autorisation du Dr. Blanche de sortir de la clinique. Il voyage en Allemagne (27 mai-vers le 20 juillet 1854), puis retourne à l’hôtel de Lamballe (8 août-19 octobre 1854). Finalement, seule de la famille Labrunie, Mme veuve Alexandre Labrunie, tante du poète, accepte de le recevoir chez elle jusqu’à ce qu’il ait trouvé un logement. Dans la nuit du 25 au 26 janvier 1855, on le trouve pendu aux barreaux d’une grille qui ferme un égout de la rue de la Vieille-Lanterne (voie aujourd’hui disparue, qui était parallèle au quai de Gesvres et aboutissait place du Châtelet). Le lieu de son suicide se trouvait probablement à l’emplacement du Théâtre de la Ville – Sarah-Bernhardt actuel.

La première partie d’Aurélia est publiée dans la Revue de Paris le 1 janvier 1855. La seconde est en épreuves non définitives à la mort du poète. Elle paraît le 15 février 1855 dans la même revue.

Gérard de Nerval est surréaliste avant la lettre. Lui disait ” surnaturaliste “. Aurélia annonce Nadja d’André Breton.

Monument à Gérard de Nerval. Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Sources

Claude Pichois et Michel Brix, Gérard de Nerval. Fayard, 1995.
Laure Murat, La maison du docteur Blanche, histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant. Hachette littératures, 2002.
Florence Delay, Dit Nerval. Gallimard, Collection L’un et l’autre, 1999. Folio n° 4066, 2004.
François Tosquelles, Le vécu de la fin du monde dans la folie : Le témoignage de Gérard de Nerval. Jérôme Millon éditeur, 2012.
Olivier Weber, Ma vie avec Gérard de Nerval. Gallimard, Collection Ma vie avec, 2024.

Square de la tour Saint-Jacques. Paris IV. (CFA)

Louis Aragon

Louis Aragon. Vers 1917-19. Matricule : 5725 (Classe : 1917).

La guerre et ce qui s’ensuivit

Les ombres se mêlaient et battaient la semelle
Un convoi se formait en gare à Verberie
Les plates-formes se chargeaient d’artillerie
On hissait les chevaux les sacs et les gamelles

Il y avait un lieutenant roux et frisé
Qui criait sans arrêt dans la nuit des ordures
On s’énerve toujours quand la manoeuvre dure
et qu’au-dessus de vous éclatent les fusées

On part Dieu sait pour où Ça tient du mauvais rêve
On glissera le long de la ligne de feu
Quelque part ça commence à n’être plus du jeu
Les bonshommes là-bas attendent la relève

Le train va s’en aller noir en direction
Du sud en traversant les campagnes désertes
Avec ses wagons de dormeurs la bouche ouverte
Et les songes épais des respirations

Il tournera pour éviter la capitale
Au matin pâle On le mettra sur une voie
De garage Un convoi qui donne de la voix
Passe avec ses toits peints et ses croix d’hôpital

Et nous vers l’est à nouveau qui roulons Voyez
La cargaison de chair que notre marche entraîne
Vers le fade parfum qu’exhalent les gangrènes
Au long pourrissement des entonnoirs noyés

Tu n’en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j’ai vu battre le cœur à nu
Quand j’ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n’en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu’un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu’il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l’ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule le train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Comment vous regarder sans voir vos destinées
Fiancés de la terre et promis des douleurs
La veilleuse vous fait de la couleur des pleurs
Vous bougez vaguement vos jambes condamnées

Vous étirez vos bras vous retrouvez le jour
Arrêt brusque et quelqu’un crie Au jus là-dedans
Vous bâillez Vous avez une bouche et des dents
Et le caporal chante Au pont de Minaucourt

Déjà la pierre pense où votre nom s’inscrit
Déjà vous n’êtes plus qu’un nom d’or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s’efface
Déjà vous n’êtes plus que pour avoir péri

Le roman inachevé, 1956.

Verberie (Oise). La Gare.

***

Dominos d’ossements que les jardiniers trient
Pelouses vertes à l’entour des sépultures
Sous les pierres d’Arras fils d’une autre patrie

Dont les noms sont tracés d’une grosse écriture
Blanc sur blanc les voilà nos hôtes désormais
Où la mort a fixé leur villégiature

La Manche pleure entre eux et ceux qui les aimaient
Mon oncle d’Angleterre est là dans cette foule
Entend-il comme nous le rossignol en mai

Lorette que l’odeur d’Afrique gorge et saoule
Cimetière en plein ciel pâle aux Sénégalais
L’oubli comme un burnous aux Marocains s’enroule

Les sables ont couvert les larmes et les plaies
Les lamentations ont cessé dans la brume
Il n’est pas de palmiers dans le Pas-de-Calais

Ces hauteurs d’un vin noir encore au matin fument
Le vent foule à leur toit les raisins vendangés
Et ses dansants pieds nus de leur sang se parfument

Demeurez dispersés dans nos champs saccagés
Vous gisants que des croix blanches perpétuèrent
Et vous à Douaumont engrangés et rangés

L’ordre est mis à jamais dans les grands ossuaires
Spectres de mon pays reposez reposez
Laissez sur vous tomber la dalle et le suaire

Ne faites plus chez nous ce bruit du cœur brisé
Ne revendiquez plus au foyer votre place
Et ne gémissez plus le soir à la croisée

N’arrêtez plus les enfants qui s’en vont en classe
Les pauvres survivants ont le droit d’être heureux
Ne les réveillez pas de vos bouches de glace

Ne venez pas troubler le pas des amoureux
Laissez l’oiseau chanter laissez l’ombre être douce
Laissez les jeunes gens s’en aller deux par deux

Que la tombe s’apaise et se couvre de mousses
Que la terre mouillée en étouffe les bruits
Voyez l’herbe se lève et le taillis repousse

Les myrtes ont des rieurs les cyprès ont des fruits
Bonheur ô braconnier tends tes pièges de toile
Les cyprès ont des fruits qui démentent la nuit

Les myrtes ont des fleurs qui parlent des étoiles
Et c’est de mes douleurs qu’est fait le jour qui vient
Plus profonde est la mer et plus blanche est la voile

Et plus le mal amer plus merveilleux le bien

Je me souviens

Le Roman inachevé, 1956.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/11/11/la-guerre-et-ce-qui-sensuivit-louis-aragon/

Le Roman inachevé. Première parution 1956. Poésie / Gallimard n°7. 1966.
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).
Monument aux morts de Plozévet (Finistère) (René Quillivic) 1922 (CFA).

Selon un décompte effectué par Edgar Morin et André Burgière, 30 % des hommes de la commune ayant entre 18 et 48 ans ont été tués. (Edgar Morin, Commune en France. La métamorphose de Plozévet, Le Livre de poche, Biblio Essais, 1967. Réédition. Fayard, Pluriel, 2013)

William Shakespeare

William Shakespeare (Martin Droeshout 1601-avant 1650). 1622. C’est l’un des seuls portraits de l’auteur identifiés de manière certaine.

Peut-on traduire de la poésie ?

Dante, Convivio. Cité par Georges Mounin, 1955, in Les Belles infidèles, Paris, Cahiers du Sud, p. 28.

« Aucune chose de celles qui ont été mises en harmonie par lien de poésie ne peut se transporter de sa langue en une autre sans qu’on rompe sa douceur et son harmonie, et c’est la raison pourquoi Homère ne doit pas être mis du grec en latin. »

En 1957, lors d’une conférence de presse, un journaliste suédois avait demandé à Albert Camus s’il avait de l’admiration pour un écrivain français. Il avait cité René Char. Il invita son auditoire à découvrir Char, mais ajoutait : ” Malheureusement, la poésie ne se traduit pas. “

Maurice Blanchot insistait sur cette impossibilité en disant ceci :

“Le sens du poème est inséparable de tous les mots, de tous les mouvements, de tous les accents du poème. Il n’existe que dans cet ensemble et il disparaît dès qu’on cherche à le séparer de cette forme qu’il a reçue. Ce que le poème signifie coïncide exactement avec ce qu’il est.”

Pourtant, la liste des poètes qui s’y sont essayés est impressionnante : Gérard de Nerval, Charles Baudelaire, Jules Laforgue, Stéphane Mallarmé, Valery Larbaud, Pierre Jean Jouve, Eugène Guillevic, Henri Thomas, Philippe Jaccottet, André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Paul Celan, Jacques Darras, Claude Esteban, Jacques Ancet …

Un exemple, le Sonnet XXIII de William Shakespeare. 5 traductions en français.

As an unperfect actor on the stage
Who with his fear is put besides his part,
Or some fierce thing replete with too much rage,
Whose strength’s abundance weakens his own heart,
So I, for fear of trust, forget to say
The perfect ceremony of love’s rite,
And in mine own loves’s strength seem to decay,
O’ercharged with burden of mine one love’s might.
O ! let my books be then the eloquence
And dumb presagers of my speaking breast,
Who plead for love and look for recompense
More than that tongue that more hath more express’d.
O ! learn to read what silent love hath writ:
To hear with eyes belongs to love’s fine writ.

Sonnet XXIII

Comme un mauvais acteur sur scène, qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou comme une créature sauvage emplie de trop de rage, qu’une surabondance de force affaiblit dans son propre coeur ;

Ainsi moi, n’ayant eu confiance, ai failli à dire le parfait cérémonial des rites d’amour, et la force dans mon propre amour semble faillir, écrasée du fardeau de mon propre pouvoir.

Oh que mes livres alors soient l’éloquence, et les muets annonceurs de mon sein parlant, qui plaide pour l’amour et attend récompense – bien plus que cette langue qui plus a plus parlé.

Apprends à lire ce qu’écrit l’amour silencieux : au fin esprit d’amour, d’entendre par les yeux.

Sonnets. Traduction Pierre Jean Jouve. Mercure de France, 1969. Poésie / Gallimard n°110 1975.

Sonnet XXIII

Comme le comédien mal préparé
Dont la frayeur va déranger le jeu,
Comme la passion qu’emporte tant de rage
Que l’excès de sa force la paralyse,

Ainsi, moi, faute de confiance, j’oublie les mots
Qui sont la liturgie du rite d’amour
Et sous le poids trop grand de mon amour
C’est mon ardeur qui semble se défaire.

Ah, que mes yeux soient alors l’éloquence,
Les messagers muets de ma voix profonde,
Eux qui te crient qu’ils t’aiment, et veulent récompense
Plus que ces vers qui s’exclament tant plus !

Apprends à déchiffrer ce qu’écrit le silence,
Écouter par les yeux, c’est l’intelligence du cœur.

Les Sonnets précédé de Vénus et Adonis, Le Viol de Lucrèce et de Phénix et Colombe. Poésie / Gallimard n°437 2007. Traduction Yves Bonnefoy.

Sonnet XXIII

Comme en scène un mauvais acteur, que sa frayeur
Met tout hors de son rôle, ou quelque être farouche
De trop de rage plein et dont l’excès de force
Affaiblit le corps même ; ainsi moi tout tremblant

D’inconfiance, je ne sais plus les paroles
Du cérémonial parfait des coeurs aimants,
Et semble dépérir au fort de mon amour
Par tout le poids de mon propre amour accablé.

Ah, que mes livres alors soient les orateurs,
Et les mimes sans voix de mon coeur éloquent,
Plaidant pour mon amour, et cherchant récompense,
Mieux que tel autre dont la langue exprima plus.

Ce qu’écrivit l’amour taciturne, ah, lis-le,
Écouter par les yeux, c’est finesse d’amour.

Sonnets. 10-18, 1965. Le temps qu’il fait, 1995. Traduction Henri Thomas.

Sonnet XXIII

Tel un acteur novice entrant en scène
Et qui oublie son rôle dans sa peur
Ou un fauve rageant de trop de haine
Et dont l’excès de force éteint le cœur,
Perdant tous mes moyens, j’oublie de dire
Les mots qu’attend la courtise d’amour
Et, au plus haut, je parais défaillir
Sous le fardeau de cet amour trop lourd.
Oh, que mes écrits soient mon éloquence,
Les messagers sans voix du cœur en moi,
Parlant d’amour et cherchant récompense
Mieux que jamais ne le fit cette voix.
Lis ce qu’amour en silence a écrit.
Entendre par les yeux : là est l’esprit.

Les sonnets. Mesures, 2023. Traduction Françoise Morvan.

Sonnet XXIII

Comme l’acteur imparfait sur la scène d’un théâtre
Que le trac, de son rôle, soudain fait dérailler ;
Ou comme la bête féroce qu’emplit l’excès de rage
Voit son coeur affaibli par son surcroît de force ;
Moi, mon manque d’assurance m’amène à oublier
De dire à perfection le rituel de l’amour,
Car ma force d’amour semble me faire trébucher,
Tant je suis écrasé du poids de son pouvoir :
Ô puissent mes livres avec toute leur éloquence
Se faire hérauts muets des paroles de mon coeur,
Qui font assaut d’amour et cherchent récompense,
Plus que la langue bavarde qui s’est plus exprimée :
Ah ! Savoir lire les mots silencieux de l’amour !
Ouïr avec les yeux : sa grande subtilité.

Sonnets. Grasset, 2013. Traduction Jacques Darras.

Irene Vallejo – Virgile

Virgile écrivant l’Énéide entre Clio et Melpomène. Mosaïque du musée national du Bardo, Tunis. Entre le Ier siècle et le IIIe siècle.

Heraldo de Aragón, 11/09/2025

Ecos gemelos (Irene Vallejo)

Piedra oscura luz pálida. Los cimientos de las dos torres truncadas albergan el Memorial del 11 de septiembre. Se conservan fragmentos del edificio retorcido, extrañas figuras de metal esculpidas por la catástrofe, ecos de destrucción. En un gran frontispicio, una frase del poeta romano Virgilio recuerda al visitante sobrecogido: «Ningún día os borrará de la memoria del tiempo.» Tras esa pared, dice un cartel, hay restos humanos.
Los responsables del Memorial escogieron a Virgilio para dar voz al duelo mundial. Algunos se han preguntado por qué elegir a un autor lejano, nacido a orillas de un mar antiguo y en una civilización extranjera, que escribió en latín y murió hace dos milenios. Quizá porque Virgilio fue el primer escritor en dar protagonismo a esas vidas anónimas amputadas por los conflictos históricos. Desde siempre los poemas épicos tratan sobre la guerra, las hazañas, victorias y derrotas de sus héroes; pero les versos de Virgilio atraviesan el campo de batalla deteniéndose junto a los heridos y escuchando a quienes deliran o sufren. La Eneida se compadece de los seres anónimos del mundo roto que dejan las huestes a su paso. Tal vez por eso hemos acudido de nuevo al viejo clásico en busca de un mensaje de esperanza y memoria: porque la voz del pasado puede hablar en futuro y evocar el soplo de vida que aún susurran los muertos.

Irene Vallejo est une philologue et écrivaine espagnole. Elle est connue surtout pour son essai El infinito en un junco: la invención de los libros en el mundo antiguo (2019). Premio Nacional de Ensayo de España 2020 (Traduction française L’infini dans un roseau : L’invention des livres dans l’Antiquité. Paris, Les Belles Lettres. (2021).

“Nulla dies umquam memori uos eximet aeuo”

” Aucun jour jamais ne vous enlèvera à la mémoire des âges ” (Énéide, Livre IX)

(Gracias a nuestra amiga de Soria, Carmen Heras Uriel)

Le Livre de poche. Documents / Essais.

Philippe Soupault (1897 – 1990) – Guillaume Apollinaire

Philippe Soupault (Man Ray). Vers 1922.

J’ai relu avec plaisir Profils perdus de Philippe Soupault (Mercure de France, 1963 – Folio n° 3165, 1999). À 66 ans, l’écrivain revient sur son passé. Il flâne avec Guillaume Apollinaire ou René Crevel, rencontre Marcel Proust à Cabourg, dialogue avec Georges Bernanos à Paris ou à Rio de Janeiro, observe James Joyce cherchant un mot, traduit avec lui des passages de Finnegans Wake, fréquente le café de Flore… L’auteur fait revivre de manière originale de grandes figures artistiques du XX e siècle.

« Tous les mercredis, au printemps de 1917, Guillaume Apollinaire, vers six heures du soir, attendait ses amis, au café de Flore, voisin de son logis. Blaise Cendrars “s’amenait” (c’est le moins que l’on puisse dire) régulièrement. Je me souviens des visages de Max Jacob, de Raoul Dufy, de Carco, d’André Breton et de quelques fantômes dont il vaut mieux oublier les noms. Le café de Flore n’était pas à cette époque aussi célèbre que de nos jours.
On pouvait y respirer, y parler sans crier. Une atmosphère provinciale. Remy de Gourmont y venait lire les journaux.
Blaise Cendrars, le feutre en bataille, le mégot à la bouche, ne paraissait pas tellement content. »

Je me souvenais surtout du récit qu’il faisait de sa rencontre avec Marcel Proust à Cabourg.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/09/02/2015/

Le portrait de Guillaume Apollinaire retient aussi l’attention.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/audio/p18169105/philippe-soupault-evoque-guillaume-apollinaire

Philippe Soupault m’a incité aussi à relire un poème de Calligrammes : Ombre qu’Apollinaire aurait écrit devant lui avec une grande facilité.

Ombre

Vous voilà de nouveau près de moi
Souvenirs de mes compagnons morts à la guerre
L’olive du temps
Souvenirs qui n’en faites plus qu’un
Comme cent fourrures ne font qu’un manteau
Comme ces milliers de blessures ne font qu’un article de journal
Apparence impalpable et sombre qui avez pris
La forme changeante de mon ombre
Un Indien à l’affût pendant l’éternité
Ombre vous rampez près de moi
Mais vous ne m’entendez plus
Vous ne connaîtrez plus les poèmes divins que je chante
Tandis que moi je vous entends je vous vois encore
Destinées
Ombre multiple que le soleil vous garde
Vous qui m’aimez assez pour ne jamais me quitter
Et qui dansez au soleil sans faire de poussière
Ombre encre du soleil
Écriture de ma lumière
Caisson de regrets
Un dieu qui s’humilie

Calligrammes. Poèmes de la paix et de la guerre (1913-1916). Avec un portrait de l’auteur par Pablo Picasso. Mercure de France, 1918.

L’ombre est un thème récurrent dans la poésie d’Apollinaire. Dans ce poème, l’ombre se fait principe poétique d’une adresse aux compagnons morts à la guerre.

Collection Poésie/Gallimard n°4.