Henri Calet – Francis Ponge

Henri Calet et Francis Ponge. Alger, décembre 1947.

Je viens de lire Henri Calet & Francis Ponge. Une amitié singulière. Correspondance 1944-1956. Presses universitaires de Lyon, 2025.
Ce recueil rassemble une correspondance inédite entre deux figures importantes de la vie littéraire française d’après-guerre. Une amitié singulière liait ces deux hommes dont les œuvres et le style nous paraissent si différents.
Ils ont échangé des lettres et des cartes postales jusqu’à la mort d’Henri Calet à Vence le 14 juillet 1956, vers 3 heures du matin.
Les échanges épistolaires se sont poursuivis ensuite entre Francis Ponge et la dernière compagne de Calet, Christiane Martin du Gard (1907-1973).
Francis Ponge a rédigé rapidement une courte oraison funèbre. Elle a été publiée le 19 juillet 1956 dans Le Figaro littéraire. Il nous présente un Calet désespéré, angoissé. Il fait preuve de lucidité et de fidélité amicale.

On peut retrouver ce texte de Francis Ponge dans Lyres, Œuvres complètes. Bibliothèques de la Pléiade, tome I, p.473.

Le Figaro littéraire, 19 juillet 1956

Francis Ponge « Cher Calet »

Si, malgré mon amitié pour Calet, j’accepte de parler de lui dès aujourd’hui, c’est-à-dire dans les conditions les pires qui soient (pour moi comme pour lui), c’est seulement afin de couper court, aussitôt que possible, aux éloges impropres qu’il est aisé de lui prévoir.
Certes, étranglé de façon inadmissible, comme je suis, mes expressions ne pourront qu’être qu’impropres. Déjà, je les regrette. Du moins feront-elles sans doute en quelque mesure compensation : ou protestation.
Pour faire comme tout le monde, Calet sucrait son café (et d’abord pour pouvoir l’avaler).
Mais je n’en connais pas de plus noir que celui qu’il se préparait et nous faisait boire avec lui.
De plus dangereux pour le coeur. De plus éloigné de la tisane.
Nous en connaissons, d’autres que lui, qui nous préparent une boisson pour la nausée. Il en est de fort utiles, de merveilleusement écoeurantes.
Lui, ce n’était pas son genre.
Rien qu’une tasse de café. Brève. Possible. Mais qui fait battre le coeur et ouvre les yeux, beaucoup trop ; beaucoup trop bien.
Il est mort de ce café, d’une qualité incomparable.
On vous dira qu’il était mélancolique et tendre. Humain. Sensible. D’une ironie discrète. Je ne sais quoi encore.
Non.
Par exemple, il était farouchement, sainement égoïste.
Par exemple encore, il était très partial, préférait les pauvres aux riches, dieu sait pourquoi.
Par exemple encore, il n’avait ce qu’on appelle préjugés, ni principes.
Ainsi, beaucoup de ces faiblesses, qui vous obligent, pour continuer à vivre, par correction, à quelque force.
Farouche, lugubre, profondément ruiné de l’intérieur, je ne connais pas d’écrivain plus noir que lui ; d’une noirceur à la Lautréamont, à la Lucrèce.
Il a parlé de tout autres choses que ceux-là. Et d’un tout autre ton. Mais qu’on ne s’y trompe. Il s’agit de la même anxiété.
Il avait la pâleur de Raymond-la-Science. Celle aussi de Buster Keaton.
Il savait où il allait. Où nous allons. Sans réaction. Aboulique.
Debout néanmoins.
Tout cela en bon français. Sans se débattre. Sobre. Correct. Possible.

Henri Calet s’appelait en réalité Raymond-Théodore Barthelmess. Il était né à Paris le 3 mars 1904.

Bibliographie sélective :
1935 La Belle Lurette, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°44, 1979.
1945 Le Bouquet, Gallimard. Folio n°1464, 1983. Gallimard, L’Imaginaire n°428, 2001.
1948 Le Tout sur le tout, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°64, 1980.
1950 Monsieur Paul, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°349, 1996.
1951 Les Grandes largeurs, Éditions Vineta. Gallimard, L’Imaginaire n°133, 1984.
1958 Peau d’ours, Gallimard. Gallimard L’Imaginaire, n°154, 1985 .

Arthur Rimbaud – Anna Akhmatova

De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.

Rimbaud aux siens

Aden, 25 mai 1881

Chers amis,
Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
Tout à vous,
Rimbaud

Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.

Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.

” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “

Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).

Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :

” Mais je vous préviens

Que je vis pour la dernière fois “

” Mais, je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni hirondelle ni érable,
Ni roseau ni étoile,
Ni eau de source,
Ni son de cloche,
Je ne troublerai plus les hommes,
Et je ne visiterai plus leurs rêves
Avec ma plainte inapaisée.”

1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.

Portrait d’Anna Akhmatova (Nathan Altman) 1914. Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg

Friedrich Nietzsche – Gustave Flaubert – Arthur Rimbaud

Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)

Les assis (Arthur Rimbaud)

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
– Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.

Poésies.

Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.

https://www.youtube.com/watch?v=brgEiX5HfGM

Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.

” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :

” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour
qu’on les comprit bien.

M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au
lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand
il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et
jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de-
mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef
dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais
qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent
bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud,
sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart,
le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très
rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de
bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons
plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout
appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-
même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “

Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “

(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)

Andrés Sánchez Robayna

Andrés Sánchez Robayna.

Le poète canarien Andrés Sánchez Robayna vient de mourir à Tenerife le 11 mars 2025. Né le 17 décembre 1952 à Santa Brígida (Grande Canarie), ce professeur de littérature espagnole à l’Université de La Laguna (Tenerife) (de 1995 à 2020) était un spécialiste de la littérature du Siècle d’Or espagnol. Il avait publié aussi des essais et son journal. Il avait traduit des poètes de langue anglaise (Wallace Stevens, William Wordsworth) française (Paul Valéry), portugaise (Haroldo de Campos, Oswald de Andrade) et catalane (Joan Brossa, Salvador Espriu, Ramón Xirau, Josep Palau i Fabre).

En la tumba de Stéphane Mallarmé (Andrés Sánchez Robayna)

El bosque se alza bajo el frío,
gobierna altivo nuestros pasos.
Desolación. Tu nombre y, luego,
los de los tuyos, a tu lado.

La losa oscura. Una columna,
Únicamente. Encima, un ánfora.
Anulación de todo signo.
El gris celaje sobre el ánfora.

Tu nombre escrito que el azar
no abolirá. Y un cuervo tardo
sobre la hierba. Pasa un tren
en el silencio conjurado.

¿Somos tan sólo vanas formas
de la materia? Tú, en tu barca,
en el otoño rojo y húmedo,
bogas sereno hacia tu nada.

La Sombra y la apariencia. Tusquets, 2010.

Sur le tombeau de Stéphane Mallarmé

Sous le froid se dresse la forêt,
altière, elle règle nos enjambées.
Désolation. Ton nom et, ensuite,
ceux des tiens, à tes côtés.

La dalle sombre. Une colonne,
seulement. Au-dessus, une amphore.
Annulation de tout signe.
La nuée grise sous l’amphore.

Ton nom écrit que le hasard
ne peut abolir. Et un corbeau sautille
dans l’herbe. Un train passe
dans un silence complice.

Sommes-nous seulement des formes
vaines de la matière? Toi, sur ta barque,
dans l’automne rouge et humide,
calme vers ton néant tu suis la vague.

Traduction Claude Le Bigot.

Il est mort 21 ans jour pour jour après les attentats islamistes de Madrid.

Madrid, para una elegía (Andrés Sánchez Robayna)

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Pasan trenes en marzo atestados de lágrimas,
palabras o susurros bajo un cielo dormido,
mejillas presurosas que de pronto se tornan
amasijo de hierros en el alba.
Claridad de la sangre. En el crepúsculo
se juntaron los rostros silenciosos.
En todos los paraguas del dolor repicaba
la piedad de la lluvia.

Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.

Madrid, pour une élégie

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Passent des trains en mars plein à craquer de larmes,
des mots, des murmures sous le sommeil du ciel,
des joues précipitées qui brusquement deviennent
un amas de métal à l’aube.
Le sang et sa clarté. Au crépuscule
se sont serrés, silencieux, les visages,
Sur les parapluies de la douleur crépitait
la pitié de la pluie.

Sur une confidence de la mer grecque. Gallimard, 2008. Traduction : Jacques Ancet.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-i/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-ii/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/08/06/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-iii/

Le livre derrière la dune. Éditions du Murmure, 2012. Traduction : Claude Le Bigot.

Federico García Lorca

Au début du mois d’avril 1918, Federico García Lorca publiait à compte d’auteur à Grenade son premier livre, Impresiones y paisajes. Son père, Federico García Rodríguez (1859-1945), riche propriétaire de la Vega de Granada, prit en charge le coût de cette édition après avoir demandé l’avis de certaines personnalités la ville.

Il s’agit d’une œuvre en prose qui devait s’appeler à l’origine Caminatas románticas por la vieja España. Le professeur d’art et de littérature de l’université de Grenade, Martín Domínguez Berrueta (1869-1920), proche de la Institución Libre de Enseñanza, organisait des voyages d’études pour ses étudiants. Celui auquel participa García Lorca eut lieu entre le 15 octobre et le 8 novembre 1916. Le professeur et ses étudiants visitèrent Madrid, El Escorial, Ávila, Medina del Campo, Salamanca (où ils rencontrèrent Miguel de Unamuno), Zamora, Santiago de Compostela, La Coruña, Lugo, León, Segovia.

Lors d’un voyage précédent, à Baeza, en juin 1916, Federico García Lorca avait rencontré Antonio Machado qui y enseignait.

On trouve déjà dans ces textes de jeunesse toute la sensibilité du poète et son sentiment de révolte face aux inégalités sociales.

Impressions et paysages (Impresiones y paisajes). Traduction : Claude Couffon. Gallimard, Collection L’Imaginaire (n°665). Première publication, 1958.

Aube d’été et autres impressions et paysages. Traduction : Claude Couffon. Collection Folio 2 euros (n°7026), 2022. Extrait du recueil Impressions et paysages.

Un hospicio en Galicia (Federico García Lorca)

” Es el otoño gallego, y la lluvia cae silenciosa y lenta sobre el verde dulce de la tierra. A veces entre las nubes vagas y soñolientas se ven los montes llenos de pinares. La ciudad está callada. Frente a una iglesia de piedra negriverdosa, donde los jaramagos quieren prender sus florones, está el hospicio humilde y pobre… Da impresión de abandono el portalón húmedo que tiene… Ya dentro, se huele a comida mal condimentada y pobreza extrema. El patio es románico… En el centro de él juegan los asilados, niños raquíticos y enclenques, de ojos borrosos y pelos tiesos. Muchos son rubitos, pero el tinte de la enfermedad les fue dando tonalidades raras en las cabezas… Pálidos, con los pechos hundidos, con los labios marchitos, con las manos huesudas pasean o juegan unos con otros en medio de la llovizna eterna de Galicia… Algunos, más enfermos, no juegan y sentados en recachas están inmóviles, con los ojos quietos y las cabecitas amagadas. Otro hay cojito, que se empeña en dar saltos sobre unos pedruscos del suelo… Las monjas van y vienen presurosas al son de los rosarios. Hay un rosal mustio en un rincón. 
Todas las caras son dolorosamente tristes…; se diría que tienen presentimientos de muerte cercana… Esta puerta achatada y enorme de la entrada, ha visto pasar interminables procesiones de espectros humanos que pasando con inquietud han dejado allí a los niños abandonados… Me dio gran compasión esta puerta por donde han pasado tantos infelices…, y es preciso que sepa la misión que tiene y quiere morirse de pena, porque está carcomida, sucia, desvencijada… Quizá algún día, teniendo lástima de los niños hambrientos y de las graves injusticias sociales, se derrumbe con fuerza sobre alguna comisión de beneficencia municipal donde abundan tanto los bandidos de levita y aplastándolos haga una hermosa tortilla de las que tanta falta hacen en España… Es horrible un hospicio con aires de deshabitado, y con esta infancia raquítica y dolorosa. Pone en el corazón un deseo inmenso de llorar y un ansia formidable de igualdad… 
Por una galería blanca y seguido de monjas avanza un señor muy bien vestido, mirando a derecha e izquierda con indiferencia… Los niños se descubren respetuosos y llenos de miedo. Es el visitador… Una campana suena… La puerta se abre chillando estrepitosamente, llena de coraje… Al cerrarse, suena lentamente como si llorara… No cesa de llover. »

Santiago de Compostela. Convento de San Domingos de Bonaval. Fin du XVII ème -début du XVIII ème siècle. Ancien Hospice. Aujourd’hui Museo do Pobo Galego.

Un hospice en Galice

” C’est l’automne en Galice, et la pluie tombe, lente et muette, sur la terre d’un vert tendre. Parfois, parmi les nuages errants et somnolents, on aperçoit les montagnes couvertes de pinèdes. La ville est silencieuse. Devant une église, d’un noir verdâtre, où les sisymbres cherchent à accrocher leurs fleurons, s’élève l’hospice humble et pauvre… Son grand portail humide donne l’impression d’abandon… Sitôt entré, c’est une odeur de fade gargote, de dénuement extrême que l’on respire. La cour est romane… Au centre de la cour, jouent les pensionnaires de l’asile, des enfants rachitiques et maladifs, aux regards flous, aux cheveux raides. Beaucoup sont blonds, mais le teint de la maladie a donné à leur visage d’étranges colorations… Pâles, avec leurs poitrines plates, leurs lèvres flétries, leurs mains osseuses, ils se promènent ou s’ébattent sous l’éternelle bruine de Galice… Quelques-uns, plus gravement malades, ne jouent pas, et assis en files, se tiennent immobiles, le regard paisible, la tête maigre et condamnée. Plus loin, un petit boiteux s’efforce de sauter à cloche-pied les pierres du sol… Les religieuses vont et viennent, pressées, au son des rosaires. Dans un coin on voit un rosier fané.

Tous les visages sont douloureusement tristes, comme s’ils pressentaient la mort prochaine… Cette énorme porte basse de l’entrée a vu passer d’interminables processions de spectres humains qui, s’avançant avec inquiétude, ont abandonné ici ces enfants… Cette porte qu’ont franchie tant de malheureux fait naître en moi une immense pitié… car il faut qu’elle sache quelle est sa mission, et qu’elle veuille mourir de chagrin, pour être aussi vermoulue, aussi sale, aussi délabrée… Peut-être un jour, ayant pitié de ces enfants affamés et de ces graves injustices sociales, s’écroulera-t-elle avec force sur quelques commission de bienfaisance municipale où abondent les bandits en habit et, les écrasant, en fera-t-elle une de ces bouillies qui font tant défaut en Espagne… Un hospice est une chose terrible avec son air inhabité, et cette enfance rachitique et douloureuse. Une chose qui bouleverse le coeur et lui communique un puissant air d’égalité…

Dans une galerie blanche un monsieur très bien vêtu, qui regarde à droite et à gauche avec indifférence, s’avance, accompagné de religieuses… Les enfants se découvrent respectueux et terrifiés… C’est l’inspecteur… Une cloche sonne… La porte s’ouvre avec un grincement violent, plein de courage… En se refermant, elle sonne lentement, comme si elle pleurait… La pluie ne cesse de tomber… “

Les étudiants de Martín Domínguez Berrueta visitent l’Alhambra. Federico García Lorca est assis à droite.

Joseph Roth – Stefan Zweig

Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, 1936.

La correspondance entre Stefan Zweig et Joseph Roth 1927-1938 est parue en 2013 aux éditions Rivages. Elle comprend 194 lettres de Roth à Zweig et 45 de Zweig à Roth, sans compter les cartes, les télégrammes et les échanges entre Roth et Friderike Zweig d’une part, Roth et Lotte Altman d’autre part, soit un ensemble de 268 courriers.

Correspondance 1927-1938 Stefan Zweig / Joseph Roth. Traduction : Pierre Deshusses.

Joseph Roth a vu très vite l’évolution qu’allait prendre l’Allemagne sous un gouvernement national-socialiste.

Joseph Roth à Stefan Zweig

Hôtel Jacob [mi-février 1933]
44 rue Jacob
Paris VI

Cher et honoré ami,
je suis ici depuis deux semaines pour héberger un petit Nègre français.
Entre-temps, vous aurez bien vu que nous allons au-devant de grandes catastrophes. Mises à part les catastrophes privées – notre existence littéraire et matérielle est détruite – tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’enfer qui gouverne.
Très cordialement, votre vieux

Joseph Roth

« Tout les réunissait et tout les séparait. Nés sous le règne des Habsbourg, Juifs, écrivains reconnus et célébrés de leur vivant, morts loin de leur patrie, ils furent parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme, alors embryonnaire. L’un est issu de la grande bourgeoisie viennoise, auteur de livres à succès, mondain et cosmopolite ; l’autre, son cadet de treize ans, est fils de petits commerçants de Galicie ; journaliste, impécunieux et mythomane, il sombrera lentement dans l’alcool et la dépression. C’était le monde d’hier. Aucun des deux ne verra la chute du IIIe Reich. » (Thierry Clermont, Zweig et Roth, témoins et victimes d’une Europe à l’agonie. Le Figaro 2 octobre 2013)

Andrea Manga Bell (1902-1985)

Joseph Roth a vécu à Paris de 1931 à 1936 avec Andrea Manga Bell (1902-1985) qu’il avait connu à Berlin en août 1929. Elle y travaillait comme rédactrice au magazine du groupe Ullstein Gebrauchsgraphik. Elle était née à Hambourg, fille d’une huguenote hambourgeoise et d’un Cubain de couleur répondant au nom de Jimenez. Elle était mariée avec le prince Alexandre Ndumbé Duala Manga Bell, prince de Douala et Bonanjo, de l’ancienne colonie allemande du Cameroun, fils du roi douala Rudolf Douala Manga Bell exécuté en 1914 par les Allemands. Élevé en Allemagne, il l’avait quittée et était retourné au Cameroun. Il sera député à l’Assemblée nationale française de 1945 à 1957. C’est lui qui obtint l’abolition des travaux forcés au Cameroun et fit campagne pour son indépendance. Elle eut avec lui un fils, José Manuel, et une fille, Andrea (Tüke). Les rapports entre Roth et les enfants d’Andrea Manga Belle dont il payait l’éducation, ont été bons jusqu’à un certain moment. Joseph Roth et Andrea Manga Belle se séparèrent en 1936. La rupture fut difficile pour l’un comme pour l’autre. Ils se brouillèrent définitivement fin 1938.

Plaque Joseph Roth au 18 rue de Tournon. Paris VI.

Vera Broido 1907 – 2004

Portrait de Vera Broido, vers 1927-1933 (Raoul Hausmann). Saint-Étienne, Musée d’art moderne et contemporain?

J’ai lu d’une traite l’autobiographie de Vera Broido, Fille de la révolution, que viennent de publier les Éditions Allia (Paris, février 2015). Elle a été traduite par Anne Foucault et Maria Matalaev d’après la version originale anglaise, Daughter of the Revolution : A Russian Girlhood Remembered. Constable, 1999.

Cette femme, au physique si particulier, avait attiré mon attention dans les photos surprenantes vues dans deux expositions ces dernières années : Raoul Hausmann, Un regard en mouvement au Jeu de Paume (Paris 6 février – 20 mai 2018) et Allemagne Années 1920 Nouvelle Objectivité August Sander au Centre Pompidou (11 mai – 5 septembre 2022).

Vera Broido est née à Saint-Pétersbourg en 1907. C’était la fille de deux juifs russes révolutionnaires. Son père, Mark Broido (1877 – 1937), était un militant actif. Il connut souvent la prison et l’exil. Sa mère, Eva L’vovna Gordon Broido (1876 – 1941), membre du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (fraction menchévique), fut condamnée à trois ans d’exil en Sibérie occidentale à l’époque tsariste (1914-1917) pour avoir pris position contre la guerre. Elle y emmena ses filles. Libérée en 1917, elles retournèrent à Petrograd. Au bout de deux ans, la famille quitta la Russie pour l’Allemagne. Eva revint seule en URSS en novembre 1927 envoyée par la délégation menchevik en exil pour garder le contact avec les militants restés en Russie dans la clandestinité. Elle fut arrêtée en avril 1928, emprisonnée sans jugement et envoyée au Goulag. Elle fut fusillée le 14 septembre 1941. Vera grandit dans un milieu de révolutionnaires exilés. Dans les années 1920, elle rencontra à Berlin le dadaïste Raoul Hausmann (1886 – 1971). Ce dernier fut un des premiers à recourir au photomontage (avec John Heartfield, lui aussi membre de Dada-Berlin) et au poème « optophonétique », où tout est rythme et son. Elle devint sa muse et sa maîtresse. De 1928 à 1934, Vera Broido et Raoul Hausmann formèrent jusqu’à l’été 1934 un ménage à trois avec Hedwig Mankiewicz, femme de l’artiste. Dans ces années-là, ils vivaient à Charlottenburg. De nombreux Juifs, entrepreneurs, artistes, intellectuels, écrivains et mécènes contribuèrent à cette époque au rayonnement international de l’Ouest berlinois.

Hedwig Mankiewitz, Raul Hausmann et Vera Broido (August-Sander), 1929.

Vera Broido partit en 1934 en Angleterre avec son frère Daniel, ingénieur. Leur père les rejoignit vite, mais mourut en 1937. En 1941, elle épousa l’historien britannique Norman Cohn (1915-2007), spécialiste du millénarisme. Ils eurent en 1946 un fils, Nick Cohn, célèbre critique de rock. Elle est l’auteure d’Apostles into Terrorists (1965). Elle a traduit et fait publier en 1967 les mémoires de sa mère (Memoirs of a Revolutionary. Oxford University Press) et ses propres souvenirs en 1999. Le sort des menchéviks sous le bolchevisme est le sujet de son livre Lénine et les mencheviks ( Lenin and the Mensheviks: The Persecution of Socialists Under Bolchevism,  Gower-Maurice Temple Smith, 1987). Elle est décédée à Stevenage, en 2004.

“ Il y a certainement très peu de personnes encore en vie qui ont connu l’exil sibérien sous le tsar ou qui ont vécu la révolution russe en tant que membre d’une famille de révolutionnaires. Ceux qui se souviennent de la vie à Moscou et à Saint-Pétersbourg pendant la guerre civile ne doivent pas être très nombreux non plus. Même le Berlin et le Paris des années 1920 semblent aujourd’hui bien loin. Les expériences décrites ici appartiennent aux confins de la mémoire vivante. ”

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/02/26/dada-3/

Portrait de Vera Broido (Raoul Hausmann), 1929. Crayon rouge sur papier cartonné. Saint-Etienne, Musée d’art moderne et contemporain.

Wystan Hugh Auden 1907 – 1973

W.H.Auden.

Refugees Blues 1939

Disons que cette ville a dix millions d’âmes,
Certains vivent dans des demeures, d’autres vivent dans des terriers :
Pourtant il n’y a aucun endroit pour nous, mon amour, pourtant il n’y a aucun endroit pour nous.

Autrefois nous avions un pays que nous pensions être un pays de justice,
Regarde sur l’atlas et tu le trouveras là :
Maintenant, nous ne pouvons pas y aller, mon amour, maintenant nous ne pouvons pas y aller.

Dans le cimetière du village pousse un vieil if,
Chaque printemps il fleurit à nouveau :
Les vieux passeports ne peuvent pas faire cela, mon amour, les vieux passeports ne peuvent pas faire cela.

Le consul a tapé sur la table et a dit :
« Si vous n’avez aucun passeport vous êtes officiellement mort »
Mais nous sommes encore en vie, mon amour, mais nous sommes encore en vie.

Suis allé à un comité ; ils m’ont offert un fauteuil ;
M’ont demandé poliment de revenir l’année prochaine :
Mais aujourd’hui, où irons-nous, mon amour, où irons-nous ?

Me suis rendu à une réunion publique ; le président s’est levé et a dit :
« Si nous les laissons entrer, ils nous voleront notre pain quotidien » ;
Il parlait de toi et moi, mon amour, il parlait de toi et moi.

Ai pensé entendre le tonnerre gronder dans le ciel ;
C’était Hitler recouvrant l’Europe ; il disait : « Ils doivent mourir » ;
Oh ! nous étions dans ses pensées, mon amour, nous étions dans ses pensées.

Ai vu un caniche habillé d’un manteau fermé d’une broche,
Ai vu une porte s’ouvrir et rentrer un chat :
Mais ce n’étaient pas des juifs allemands, mon amour, mais ce n’étaient pas des juifs allemands.

Suis descendu jusqu’au port et me suis tenu sur le quai,
Ai vu nager les poissons comme s’ils étaient libres :
À seulement dix pieds de moi, mon amour, à seulement dix pieds de moi.

Ai traversé un bois et vu les oiseaux dans les arbres ;
Ils n’avaient aucun politicien et chantaient à leur aise :
Ce n’était pas la race humaine, mon amour, ce n’était pas la race humaine.

Ai rêvé que je voyais un immeuble d’un millier d’étages,
D’un millier de fenêtres et d’un millier de portes ;
Aucun d’entre eux n’était à nous, mon amour, aucun d’entre eux n’était à nous.

Me suis tenu dans une grande plaine sous la neige tombante ;
Dix mille soldats allaient et venaient :
Nous cherchant toi et moi, mon amour, nous cherchant toi et moi.

Traduction : Francine Lacoue-Labarthe et Laurence Kahn. Chimères. Revue des schizoanalyses. Année 2003. N° 52. pp. 181-188.

Refugee Blues ne figure pas dans le volume Poésies choisies de W.H. Auden publié dans la collection Du monde entier , Gallimard, 1994. Nouvelle édition : Poésie Gallimard n°401. 2005.

Refugees Blues 1939

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you’ll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can’t do that, my dear, old passports can’t do that.

The consul banged the table and said,
“If you’ve got no passport you’re officially dead”:
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
“If we let them in, they will steal our daily bread”:
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, “They must die”:
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me.

Mars 1939.

Another Time, 1940.

https://www.youtube.com/watch?v=hpkGXgY5tH8

Emmanuel Levinas 1906-1995

Emmanuel Levinas.

(Merci à Manuel de m’avoir fait connaître ce texte.)

” Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. Le camp portait — coïncidence singulière — le numéro 1492, millésime de l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L’uniforme français nous protégeait encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire — et les enfants et les femmes qui passaient et qui, parfois, levaient les yeux sur nous — nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable.
Mais nous n’étions plus au monde. Notre va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et l’angoisse de nos yeux, les lettres qu’on nous remettait de France et celles qu’on acceptait pour nos familles —, tout cela se passait entre parenthèses. Êtres enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est l’archétype de tout internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors, aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?
Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité — pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé — un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui — c’était incontestable — nous fûmes des hommes.
Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d’Égypte. Et son aboiement d’ami — foi d’animal — naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil. “

Emmanuel Levinas est né en 1906 à Kaunas en Lituanie. Il arrive en France à l’âge de 17 ans pour étudier la philosophie à l’université de Strasbourg. Il obtient son doctorat en 1930 à Strasbourg avec une thèse consacrée à la Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Deux ans plus tard, après sa naturalisation, il effectue son service militaire et obtient par concours le titre d’interprète-stagiaire, grade assimilé à celui d’adjudant. Il est mobilisé fin août 1939 comme traducteur pour le russe et est affecté en mai 1940 au 2ème bureau de l’État-major de la 10ème Armée, stationné dans la Somme.

Il est fait prisonnier et est détenu à Rennes et à Laval entre juin 1940 et avril 1942. Il est ensuite transféré au Frontstalag de Vesoul pour deux mois avant d’être envoyé en juin 1942 au stalag XI-B de Fallingbostel, entre Brême et Hanovre en Allemagne. Ce Stalag abrite 32 000 prisonniers. Il fait partie des 70 soldats juifs regroupés dans deux baraques à part. Ils composent un commando spécial de bûcherons conduits chaque jour en forêt pour y couper le bois. “

Paru en 1975 dans un recueil intitulé Celui qui ne veut pas se servir des mots, publié en l’honneur du peintre Bram Van Velde par les édition Fata Morgana de Montpellier. Repris dans Difficile liberté. Livre de poche. Biblio Essais N° 4019.1984

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.