Marcel Proust – Chardin

Marcel Proust (Otto Wegener). Vers 1895.

Marcel Proust a vingt-quatre ans quand il écrit Chardin et Rembrandt. Il propose cet article au directeur de La Revue hebdomadaire en novembre 1895. Le texte est inachevé et inédit de son vivant. Il est publié pour la première fois dans Le Figaro Littéraire du 27 mars 1954. On le trouve dans l’édition de la Pléiade de 1971 : Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles. Le Bruit du Temps a édité ce petit texte en 2009 avec des reproductions de tableaux de Chardin et de Rembrandt.

Jean-Yves Pouilloux conclut ainsi son article Proust devant Chardin : ” L’article Chardin nous suggère que le face à face avec la peinture a joué un rôle essentiel dans cette révolution qui touche aussi bien la perception que l’entreprise d’écrire. À partir de là commence une nouvelle aventure. “

Autoportrait à l’abat-jour vert (L’Homme à la visière). 1775. Pastel sur papier gris. Paris, Louvre.

” Prenez un jeune homme de fortune modeste, de goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et avec ennui, avec une sensation proche de l’écoeurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée qui pend jusqu’à terre, à coté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement, comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. Au fond de la pièce le jeune homme voit sa mère, déjà assise au travail, qui dévide lentement, avec sa tranquillité quotidienne, un écheveau de laine rouge. Et derrière elle, perché sur une armoire, à côté d’un biscuit qu’on tient en réserve pour une “grande occasion”, un chat gros et court semble le génie mauvais et sans grandeur de cette médiocrité domestique. Le jeune homme détourne les yeux et voilà qu’ils tombent sur l’argenterie luisante et nette, plus bas sur les chenets flambants. Plus irrité de l’ordre de la chambre que du désordre de la table, il envie les financiers de goût qui ne se meuvent qu’au milieu de belles choses, dans des chambres où tout, jusqu’à la pincette de la cheminée et au bouton de la porte, tout est une oeuvre d’art. Il maudit cette laideur ambiante, et honteux d’être resté un quart d’heure à en éprouver, non pas la honte, mais le dégoût et comme la fascination, il se lève et, s’il ne peut pas prendre le train pour la Hollande ou pour l’Italie, va chercher au Louvre des visions de palais à la Véronèse, de princes à la Van Dyck, de ports à la Claude Lorrain, que ce soir, viendra de nouveau ternir et exaspérer le retour dans leur cadre familier des scènes journalières.

Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie Lacaze et dans la galerie des peintres français du XVIIIe siècle, ou dans telle autre galerie française, je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu’il appelait la médiocrité, de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d’une nature qu’il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu’avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie (La Mère laborieuse), une femme qui porte des pains (La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres, tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe (Fruits et Animaux), moins encore, des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis, comme des chocolatières en porcelaine de Saxe (Ustensiles variés), mais ceux qui vous semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (la Salière, l’Écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie), et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins (Fruits et Animaux).

La Mère laborieuse. 1740. Paris, Musée du Louvre.
La Pourvoyeuse. 1738. Ottawa, Musée des Beaux-arts du Canada.
La Raie. 1728. Paris, Musée du Louvre.
Ustensiles de cuisine, Chaudron, Poêlon et Œufs. Vers 1733. Paris, Musée du Louvre.

Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’une office, d’une cuisine. d’un buffet, c’est, saisi au passage. dégagé de l’instant, approfondi. éternisé. le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que, s’il n’a pas pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans votre coeur, quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vint le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. Si en regardant un Chardin, vous pouvez vous dire cela est intime, est confortable, est vivant comme une cuisine, en vous promenant dans une cuisine. vous vous direz cela est beau comme un Chardin. Chardin n’aura été qu’un homme qui se plaisait dans sa salle à manger, entre les fruits et les verres, mais un homme d’une conscience plus vive, dont le plaisir trop intense aura débordé en touches onctueuses, en couleurs éternelles. Vous serez un Chardin, moins grand sans doute, grand dans la mesure où vous l’aimerez, où vous redeviendrez lui-même, mais pour qui, comme pour lui, les métaux et le grès s’animeront et les fruits parleront.

Voyant qu’il vous confie les secrets qu’il tient d’eux, ils ne se cacheront plus de vous les confier à vous-même. La nature morte deviendra surtout la nature vivante. Comme la vie, elle aura toujours quelque chose de nouveau à vous dire, quelque prestige à faire luire, quelque mystère à révéler ; la vie de tous les jours vous charmera, si pendant quelques jours vous avez écouté sa peinture comme un enseignement ; et pour avoir compris la vie de sa peinture vous aurez conquis la beauté de la vie.
Dans les chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée, avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend des couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer. Sur ce buffet où, depuis les plis raides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé de côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités, le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son oeil les goûte et surprend sur le duveté de leur peau qu’elle humecte, la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise. Légères comme des coupes nacrées et fraîches comme l’eau de la mer qu’elles nous tendent, des huîtres traînent sur la nappe, comme sur l’autel de la gourmandise ses symboles fragiles et charmants.

Dans un seau de l’eau fraîche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté.

Maintenant venez jusqu’à la cuisine dont l’entrée est sévèrement gardée par la tribu des vases de toute grandeur, serviteurs capables et fidèles, race laborieuse et belle. Sur la table les couteaux actifs, qui vont droit au but, reposent dans une oisiveté menaçante et inoffensive. Mais au-dessus de vous un monstre étrange, frais encore comme la mer où il ondoya, une raie est suspendue, dont la vue mêle au désir de la gourmandise le charme curieux du calme ou des tempêtes de la mer dont elle fut le formidable témoin, faisant passer comme un souvenir du Jardin des Plantes à travers un goût de restaurant. Elle est ouverte et vous pouvez admirer la beauté de son architecture délicate et vaste, teintée de sang rouge, de nerfs bleus et de muscles blancs, comme la nef d’une cathédrale polychrome. À côté, dans l’abandon de leur mort, des poissons sont tordus en une courbe raide et désespérée, à plat ventre, les yeux sortis. Puis un chat, superposant à la vie obscure de cet aquarium ses formes plus savantes et plus conscientes, l’éclat de ses yeux posé sur la raie, fait manoeuvrer avec une hâte lente le velours de ses pattes sur les huîtres soulevées et décèle à la fois la prudence de son caractère, la convoitise de son palais et la témérité de son entreprise. L’oeil qui aime à jouer avec les autres sens et à reconstituer à l’aide de quelques couleurs plus que tout un passé, tout un avenir, sent déjà la fraîcheur des huîtres qui vont mouiller les pattes du chat et on entend déjà, au moment où l’entassement précaire de ces nacres fragiles fléchira sous le poids du chat, le petit cri de leur fêlure et le tonnerre de leur chute.

Comme les objets coutumiers, les visages habituels ont leur charme. Il y a plaisir à voir une mère examiner la tapisserie de sa fille, les yeux pleins de passé de l’une qui sait, qui calcule et qui prévoit, les yeux ignorants de l’autre. Le poignet, la main ne sont pas moins significatifs que les autres, et, en face d’un spectateur digne de l’apprécier, un petit doigt est encore un excellent interprète qui joue son rôle dans le caractère, avec une agréable vérité. C’est un petit esprit un artiste qui en a tout au plus le langage et l’habit, qui cherche seulement dans la nature les êtres en qui il reconnaît l’harmonieuse proportion des figures allégoriques. Pour l’artiste véritable comme pour la naturaliste chaque genre est intéressant, et le plus petit muscle a son importance. Vous n’aimiez pas voir les vieilles gens qui n’ont pas une certaine régularité de traits pompeuse ou fine, les vieilles gens que la vieillesse a rongés ou rougis comme une rouille : allez voir, dans la galerie des Pastels, les portraits que Chardin fit de lui-même à soixante-dix ans. Au-dessus de l’énorme lorgnon descendu jusqu’au bout du nez qu’il pince de ses deux disques de verre tout neufs, tout en haut des yeux éteints les prunelles usées sont remontées, avec l’air d’avoir beaucoup vu, beaucoup raillé, beaucoup aimé, et de dire avec un ton fanfaron et attendri : Hé bien oui, je suis vieux. Sous la douceur éteinte dont l’âge les a saupoudrées elles ont de la flamme encore. Mais les paupières fatiguées comme un fermoir qui a trop servi sont rouges au bord ; Comme le vieil habit qui enveloppe son corps, sa peau elle aussi a durci et passé. Comme l’étoffe elle a gardé, presque avivé ses tons et par endroits s’est enduite d’une sorte de nacre dorée. Et l’usure de l’une rappelant à tous moments les tons de l’usure de l’autre, étant comme les tons de toutes les choses finissantes, depuis les tisons qui meurent, les feuilles qui pourrissent, les soleils se couchant, les habits qui s’usent et les hommes qui passent, infiniment délicats, riches et doux. On s’étonne en regardant comme le plissement de la bouche est exactement commandé par l’ouverture de l’oeil à laquelle obéit aussi le froncement du nez. Le moindre pli de la peau, le moindre relief d’une veine est la traduction très fidèle et très curieuse de trois originaux correspondants ; le caractère, la vie, l’émotion présente. Désormais dans la rue ou dans votre maison j’espère que vous vous pencherez avec un intérêt respectueux sur ces caractères usés qui, si vous savez les déchiffrer, vous diront infiniment plus de choses, plus saisissantes et plus vives que les vénérables manuscrits.

Dans le portrait dont nous venons de parler, la négligence du déshabillé de Chardin, la tête déjà coiffée d’un bonnet de nuit, le faisait ressembler à une vieille femme. Elle atteint dans l’autre pastel que Chardin nous a laissé de lui, à l’étrangeté cocasse d’un vieux touriste anglais. Depuis l’abat-jour vigoureusement enfoncé sur le front jusqu’au mazulipatan noué autour du cou, tout donne envie de sourire, sans qu’on songe à s’en cacher, devant ce vieil original qui doit être si intelligent, si fou, si doucement docile à accepter une raillerie. Si artiste surtout. Car chaque détail de cette toilette formidable et négligée, tout armée pour la nuit, semble autant qu’un défi à la correction un indice de goût. Si ce mazulipatan rose est si vieux, c’est que le vieux rose est plus doux. En voyant ces nœuds roses et jaunes dont la peau jaunie et rosée semble garder les reflets, en reconnaissant dans le rebord bleu de l’abat-jour le sombre éclat des bésicles d’acier, l’étonnement, que la mise surprenante du vieillard excite d’abord, se fond en un charme doux, dans le plaisir aristocratique aussi de retrouver jusque dans le désordre apparent du déshabillé d’un vieux bourgeois la noble hiérarchie des couleurs précieuses, l’ordre des lois de la beauté.

Mais en regardant mieux dans ce pastel la figure de Chardin, vous hésiterez, et dans l’incertitude de l’expression de cette figure vous vous troublerez, n’osant no sourire , ni vous justifier, ni pleurer. Il arrive souvent à un jeune homme devant un vieillard, ce qui ne lui arrive jamais auprès d’un jeune homme, je veux dire de ne pas comprendre clairement ce langage, figuré comme une image, mais rapide, direct, surprenant comme une réplique et que nous appelons le jeu de la physionomie. Chardin nous regarde-t-il ici avec la fanfaronnade d’un vieillard qui ne se prend pas au sérieux, exagérant pour nous amuser ou montrer qu’il n’en est pas dupe la gaillardise de sa bonne santé encore alerte, de son humeur encore brouillonne : « Ah ! vous croyez qu’il n’y a que vous autres jeunes ? » Ou bien notre jeunesse a-t-elle blessé son impuissance, se révolte-t-il dans un défi passionnée inutile et qui fait mal à voir ? On pourrait presque le croire, tant la vivacité des yeux, le frémissement de la bouche, ont l’air graves. Combien d’entre nous sont ainsi restés incertains sur le sens et sur l’intention de certaines paroles de vieillard, et surtout de certains regards d’yeux de vieillard, certain frémissement du nez, certain plissement de la bouche. Nous sourions quelquefois devant les vieillards comme devant de vieux et charmants fous. Mais quelquefois aussi nous avons peur devant eux comme devant des fous. Le sourire a tant de fois pendant une longue vie tourné sur les gonds de leur bouche, la colère ou la tendresse a tant de fois rallumé le feu de leurs yeux ou soufflé dans la trompette de leur voix, la vivacité d’un sang toujours prêt a tant de fois dû se porter si rapidement, tout entière, à la paroi transparente de leurs joues, que la bouche dont les ressorts sont usés ne s’ouvre plus sous l’effort du sourire, ou ferme mal quand le sérieux est rentré. Le feu des yeux ne prend plus, s’obscurcit de fumée ; les joues ne rougissent plus ou bien, stagnantes comme un lac de pourpre, rougissent trop. Aussi la figure ne traduisant plus exactement par une expression appropriée chaque pensée, chaque émotion de l’âme, mais en omettant ici l’émotion sans laquelle une assurance devient une plaisanterie, ici l’affectueuse ironie sans laquelle une bravade devient une menace, devient du langage figuré mais exact qu’elle était de nos sentiments, une sorte de radotage, attristant et obscur qui laisse parfois, entre deux expressions contraires et qui ne se rejoignent plus, une place soudaine à notre inquiétude, à nos commentaires, à notre rêverie.

Vous avez vu les objets et fruits vivants comme des personnes, et la figure des personnes, d’une peau, d’un duvet, d’une couleur curieuse à considérer comme des fruits. Chardin va plus loin encore en réunissant objets et personnes dans ces chambres qui sont plus qu’un objet et peut-être aussi qu’une personne, qui sont le lieu de leur vie, la loi de leurs affinités ou de leurs contrastes, le parfum flottant et contenu de leur charme, confident silencieux et pourtant indiscret de leur âme, le sanctuaire de leur passé. Comme entre êtres et choses qui vivent depuis longtemps ensemble avec simplicité, ayant besoin les uns des autres, goûtant aussi des plaisirs obscurs à se trouver les uns avec les autres, tout ici est amitié. L’orgueil des vieux chenets, comme de bons serviteurs où reluit l’honneur de leurs maîtres, s’attendrit quand les regarde la flamme d’une douceur cordiale et l’attitude digne des fauteuils immobiles est hospitalière, dans cette chambre où s’écoule leur vie, où tous les matins, quand pour les battre à l’air on les approche de la fenêtre, s’accomplit, exactement à la même heure, leur ponctuelle promenade de vieillards ou leur lente révolution.

Le Bénédicité. 1744. Saint Petersbourg, Musée de l’ Ermitage.

Combien d’amitiés particulières nous apprendrons à connaître dans une chambre en apparence monotone, comme dans un courant d’air qui passe ou qui dort à côté de nous on peut distinguer, si le soleil le traverse, d’infinis tourbillons vivants. Regardez La Mère laborieuṣe ou Le Bénédicité. C’est l’amitié qui règne entre cette pelote et le vieux chien qui vient tous les jours, à la place accoutumée, dans une pose habituelle, adosser contre sa molle étoffe rembourrée son dos paresseux et douillet. C’est l’amitié qui porte si naturellement vers le vieux rouet, où ils seront si bien, les pieds mignons de cette femme distraite, dont le corps obéit sans qu’elle le sache à des habitudes et à des affinités qu’elle ignore et qu’elle subit. Amitié encore, ou mariage, entre les couleurs du devant de feu et les couleurs de la pelote et de l’écheveau de laine, entre le corps penché, les mains heureuses de la femme qui prépare la table, la nappe antique et les assiettes encore intactes, dont depuis tant d’années elle sent la fermeté douce résister toujours à la même place entre ses mains soigneuses, entre cette nappe et la lumière qui lui donne, en souvenir de ses visites de chaque jour, la douceur de crème ou d’une toile de Flandres, entre la lumière et toute cette chambre qu’elle caresse, où elle s’endort, où tantôt elle se promène lentement, tantôt elle entre gaiement à l’improviste, si tendrement depuis tant d’années, entre la chaleur et les étoffes, entre les êtres et les choses, entre le passé et la vie, entre le clair et l’obscur.

Nous sommes ici au terme de ce voyage d’initiation à la vie ignorée de la nature morte que chacun de nous peut accomplir en se laissant guider par Chardin, comme Dante se laissa jadis guider par Virgile. Pour aller plus loin, il faudrait maintenant nous confier à un autre maître… “

Tristan Corbière

Médaillon en hommage à Tristan Corbière sur une habitation à Roscoff. Place Lacaze-Duthiers.

Après Jules Laforgue et Charles Cros, je lis et relis d’autres poètes de cette époque. Tristan Corbière fait partie de ces auteurs rebelles (comme Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Nouveau) qui ont révolutionné la poésie française dans la seconde partie du XIX e siècle. Après 1870, ils expriment autrement leur dégoût du monde tel qu’il va.

Autoportrait caricatural (Tristan Corbière). Non daté.

Cinq poèmes choisis dans Les Amours jaunes (1873) :

Le Crapaud

Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.

( Ce soir, 20 juillet.

Paria

Qu’ils se payent des républiques,
Hommes libres ! – carcan au cou –
Qu’ils peuplent leurs nids domestiques !…
– Moi je suis le maigre coucou.

– Moi, – coeur eunuque, dératé
De ce qui mouille et ce qui vibre…
Que me chante leur Liberté,
À moi ? toujours seul. Toujours libre.

– Ma Patrie… elle est par le monde ;
Et, puisque la planète est ronde,
Je ne crains pas d’en voir le bout…
Ma patrie est où je la plante :
Terre ou mer, elle est sous la plante
De mes pieds – quand je suis debout.

– Quand je suis couché : ma patrie
C’est la couche seule et meurtrie
Où je vais forcer dans mes bras
Ma moitié, comme moi sans âme ;
Et ma moitié : c’est une femme…
Une femme que je n’ai pas.

– L’idéal à moi : c’est un songe
Creux ; mon horizon – l’imprévu –
Et le mal du pays me ronge…
Du pays que je n’ai pas vu.

Que les moutons suivent leur route,
De Carcassonne à Tombouctou…
– Moi, ma route me suit. Sans doute
Elle me suivra n’importe où.

Mon pavillon sur moi frissonne,
Il a le ciel pour couronne :
C’est la brise dans mes cheveux…
Et, dans n’importe quelle langue ;
Je puis subir une harangue ;
Je puis me taire si je veux.

Ma pensée est un souffle aride :
C’est l’air. L’air est à moi partout.
Et ma parole est l’écho vide
Qui ne dit rien – et c’est tout.

Mon passé : c’est ce que j’oublie.
La seule chose qui me lie
C’est ma main dans mon autre main.
on souvenir – Rien – C’est ma trace.
Mon présent, c’est tout ce qui passe
Mon avenir – Demain… demain

Je ne connais pas mon semblable ;
Moi, je suis ce que je me fais.
Le Moi humain est haïssable…
– Je ne m’aime ni ne me hais.

– Allons ! la vie est une fille
Qui m’a pris à son bon plaisir…
Le miens, c’est : la mettre en guenille,
La prostituer sans désir.

– Des dieux ?… – Par hasard j’ai pu naître ;
Peut-être en est-il – par hasard…
Ceux-là, s’ils veulent me connaître,
Me trouveront bien quelque part.

– Où que je meure : ma patrie
S’ouvrira bien, sans qu’on l’en prie,
Assez grande pour mon linceul…
Un linceul encor : pour que faire ?…
Puisque ma patrie est en terre
Mon os ira bien là tout seul…

Heures

Aumône au malandrin en chasse
Mauvais oeil à l’oeil assassin !
Fer contre fer au spadassin !
– Mon âme n’est pas en état de grâce ! –

Je suis le fou de Pampelune,
J’ai peur du rire de la Lune,
Cafarde, avec son crêpe noir…
Horreur ! tout est donc sous un éteignoir.

J’entends comme un bruit de crécelle…
C’est la male heure qui m’appelle.
Dans le creux des nuits tombe : un glas… deux glas

J’ai compté plus de quatorze heures…
L’heure est une larme – Tu pleures,
Mon coeur !… Chante encor, va – Ne compte pas.

Rescousse

Si ma guitare
Que je répare,
Trois fois barbare :
Kriss indien,

Cric de supplice,
Bois de justice,
Boîte à malice,
Ne fait pas bien…

Si ma voix pire
Ne peut te dire
Mon doux martyre…
– Métier de chien ! –

Si mon cigare,
Viatique et phare,
Point ne t’égare ;
– Feu de brûler…

Si ma menace,
Trombe qui passe,
Manque de grâce;
– Muet de hurler…

Si de mon âme
La mer en flamme
N’a pas de lame ;
– Cuit de geler…

Vais m’en aller !

Rondel

Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Il n’est plus de nuits, il n’est plus de jours ;
Dors… en attendant venir toutes celles
Qui disaient : Jamais ! Qui disaient : Toujours !

Entends-tu leurs pas ?… Ils ne sont pas lourds :
Oh ! les pieds légers ! – l’Amour a des ailes…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !
Entends-tu leurs voix ?… Les caveaux sont sourds.

Dors : il pèse peu, ton faix d’immortelles ;
Ils ne viendront pas, tes amis les ours,
Jeter leur pavé sur tes demoiselles…
Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles !

Sources

Tristan Corbière. Les Amours jaunes. Paris, GF Flammarion, 2018. Présentation par Jean-Pierre Bertrand.

Jean-Luc Steinmetz. Tristan Corbière. Une vie à-peu-près. Fayard, 2011.

Tristan Corbière (Édouard-Joachim Corbière) est né le 18 juillet 1845 au manoir de Coat-Congar à Ploujean (qui fait partie aujourd’hui de Morlaix, dans le Finistère). C’est le fils aîné de Marie-Angélique Aspasie Puyo (1826-1891) et d’Édouard Corbière (1793-1875), célèbre marin, aventurier, journaliste et romancier maritime.
Dès 14 ans, il souffre de rhumatisme articulaire.
Il fréquente le lycée impérial de Saint-Brieuc, puis celui de Nantes. C’est un élève médiocre et indocile qui ne passera pas le baccalauréat pour raisons de santé, semble-t-il.
De 1863 à 1870, il vit dans la maison de vacances de ses parents à Roscoff, à une trentaine de kilomètres de Morlaix. Il vit seul, dessine, écrit et fréquente les marins. Il navigue sur son cotre, Le Négrier (titre du plus célèbre roman de son père, publié en 1834) et sur son yacht, Le Tristan. Il rêve de devenir marin. Il se livre à des excentricités. Les habitants du village le surnomment l’« Ankou », c’est-à-dire le spectre de la mort, en raison de sa maigreur et de son allure disloquée. C’est entre armor, amor et la mort qu’il écrit des poèmes.
En 1871, il fréquente le comte Rodolphe de Battine et sa maîtresse d’origine italienne, Josefina Armida Cuchiani (nom de théâtre : Herminie). Le poète s’éprend d’elle. Elle sera Marcelle dans ses poèmes. Il voyage à Paris et en Italie.
Il adopte le prénom de Tristan, pour « Triste en corps bière ». On donne parfois une autre interprétation possible : Triste en Corbière, triste en lui-même.
En 1873, il publie neuf poèmes dans La Vie parisienne et en août de la même année, il confie à Glady frères éditeurs, obscurs libraires spécialisés dans les écrits érotiques, la publication à compte d’auteur d’un recueil de cent un poèmes, Les Amours jaunes, tiré à quatre cent quatre-vingt-dix exemplaires. La presse n’en rend quasiment pas compte.
En décembre 1874, il est retrouvé inanimé dans son appartement parisien à Montmartre. Il est emmené à la clinique Dubois. Il souffre de pneumonie et de rhumatisme. Il écrit à sa famille : « Je suis à Dubois dont on fait les cercueils. »
Il meurt, peut-être tuberculeux, le 1 mars 1875 à Morlaix. Il n’a pas trente ans. Jules Laforgue, lui, est mort à 27 ans.

Huit ans plus tard, Verlaine publie deux séries des Poètes maudits dans la revue Lutèce le 24 août 1883, puis en volume chez Vanier l’année suivante. Trois poètes font l’objet de longues notices : Tristan Corbière, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. En 1884, Joris-Karl Huysmans inscrit dans À rebours, par l’intermédiaire de son héros Des Esseintes, Corbière parmi les grands poètes de son temps. C’est le début d’une reconnaissance posthume.
Les surréalistes, tout comme Julien Gracq, n’aiment pas Jules Laforgue, mais revendiquent la poésie de Tristan Corbière.

Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton). Paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont. 1896.

Maximilien Luce 1858 – 1941

Nous avons vu la semaine dernière la belle exposition Maximilien Luce, l’instinct du paysage au Musée de Montmartre (12, rue Cortot, Paris 18e. Du 21 mars 2025 au 14 septembre 2025).

Autoportrait. Vers 1910. Saint-Germain-en-Laye, Musée départemental.

Les tableaux de ce peintre méconnu m’ont toujours intéressé. Ainsi au Musée d’Orsay Une rue de Paris en mai 1871. Je me souviens aussi d’une belle exposition dans les salons d’honneur de la Mairie de Lagny-sur-Marne en avril 2019 : Léo Gausson et Maximilien Luce, Pionniers du néo-impressionnisme.

Une rue à Paris en 1871 (Maximilien Luce). Vers 1905. Paris, Musée d’Orsay.

Quand on parle de néo-impressionnisme, on pense surtout à Georges Seurat (1859-1891) et à Paul Signac (1863-1935). L’exposition du Musée de Montmartre qui est installé dans la rue où a vécu Maximilien Luce de 1887 à 1900 est très complète : plus d’une centaine de toiles, de dessins, de gravures, d’objets décorés.

Elle commence par de beaux petits portraits de ses amis : Seurat et Signac, mais aussi Félix Fénéon (1861-1944) et Camille Pissarro (1830-1903).

Portrait de Paul Signac. 1889. Collection particulière.

Maximilien Luce a adopté dès les années 1880 la technique divisionniste de Seurat et Signac. Il prend vite des libertés avec les principes qu’ils ont théorisés. Seurat a publié en 1899 un manifeste théorique du divisionnisme (ou pointillisme) : D’Eugène Delacroix au néo-impressionnisme. Plutôt que de mélanger les couleurs sur la palette, ces artistes appliquent de petites touches ou points de couleurs pures directement sur la toile. L’œil du spectateur doit recomposer les teintes.

Luce a su développer un langage personnel, marqué par ses recherches sur la lumière et la couleur. Il se concentre sur la nature et la ville. C’est un peintre de Paris et de sa banlieue. Il suit les travaux haussmanniens qui changent le visage de nombreux quartiers. Il peint la ville en chantier et les travailleurs. Il est le témoin de la révolution industrielle du XIXe siècle.

« L’art de Luce, c’est Luce lui-même. Un faubourien, aimant Paris, sa banlieue, son quartier qu’on démolit, son peuple d’ouvriers, et l’âme de ce peuple, ardente, révolutionnaire. » (Émile Verhaeren, Maximilien Luce. Préface du catalogue d’exposition. Galerie Bernheim, 1909)

Lors de ses voyages, il explore et peint des paysages variés : la banlieue de Paris, la Seine, La Normandie, la Bretagne, le Loiret, la Bourgogne, la côte méditerranéenne, Saint-Tropez, Londres, la Belgique, le Pays Noir, Charleroi, les Pays-Bas, Rotterdam.

Critique expo : à Montmartre, une passionnante rétrospective remet en lumière la peinture engagée de Maximilien Luce. Les midis de Culture. France Culture, vendredi 13 juin 2025.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/critique-expo-maximilien-luce-l-instinct-du-paysage-8246734

Portrait de Maximilien Luce lisant La Révolte (Paul Signac). Juillet 1890. Couverture du numéro 376 de la revue Les hommes d’aujourd’hui. Paris, Musée de Montmartre.

Biographie

Maximilien Luce est né le 13 mars 1858 à Paris (VIe arrondissement). Son père, Charles Désiré Luce (1823 – 1888) est ouvrier charron, puis employé à la préfecture de la Seine.

À 13 ans, en mai 1871, il assiste à la reconquête de Paris par les Versaillais. Il reste marqué par les événements de la Commune. Toute sa vie, il garde le souvenir de cette période et s’engage auprès de ses amis anciens communards.

Il obtient son certificat d’études en 1870. Il devient apprenti graveur et suit en même temps des cours de dessin. Il effectue son service militaire de 1879 à 1883 au sein du 48e régiment d’infanterie d’abord à Guingamp, puis à Paris.

Avec ses amis Frédéric Givort (1858-1926), cordonnier à domicile dans le XIIIe arrondissement, et Eugène Baillet, ouvrier, il milite dans le Groupe anarchiste du XIVe arrondissement. En 1887-1888 il fait la connaissance de Jean Grave et d’Émile Pouget, respectivement directeurs de La Révolte et du Père Peinard. Il entame alors une longue et fructueuse collaboration avec les journaux anarchistes.

Il expose pour la première fois ses toiles en 1887 à la Troisième Exposition de la Société des Artistes Indépendants. Il se lie d’amitié avec les peintres Camille Pissarro, Paul Signac et Georges Seurat et fait partie du courant néo-impressionniste. Paul Signac lui achète le tableau La Toilette.

La Toilette. 1887. Genève, Association des amis du Petit Palais.

Il vit un temps à Montmartre au 6 rue Cortot, puis au 16.

Georges Seurat meurt le 29 mars 1891. Maximilien Luce, Paul Signac et Félix Fénéon sont chargés par la famille du peintre décédé de dresser l’inventaire de l’atelier du peintre.

En 1893, il rencontre Ambroisine Bouin (1873-1940) qu’il épouse le 30 mars 1940. Elle meurt le 7 juin 1940. Ils ont un premier fils, Frédéric, le 3 juin 1894. Il meurt des suites d’une insolation à Lagny-sur-Marne le 2 septembre 1895, puis un second, appelé aussi Frédéric (1896-1974).

Classé « dangereux » par les services de police à cause de sa participation au Père Peinard et de ses amitiés anarchistes, Maximilien Luce est arrêté et incarcéré à la prison de Mazas le 7 juillet 1894 après l’assassinat du président Carnot par l’anarchiste italien Sante Geronimo Caserio le 24 juin. Il y reste 42 jours et bénéficie de l’acquittement général lors du procès des Trente. Il est libéré le 17 août 1894. Il tire de ce premier séjour en prison un album de 10 lithographies intitulé Mazas, avec un texte de Jules Vallès (Novembre 1894). En mai 1896, il fait un séjour préventif en prison à l’occasion de la visite à Paris du roi d’Espagne Alphonse XIII.

Mazas (Jules Vallès, écrivain, Maximilien Luce, lithographe, Tailliardat, imprimeur). 1894. Paris, A l’Estampe originale. Encre d’imprimerie sur papier vergé et papier vélin. Collection Dixmier.
Mazas (Jules Vallès, écrivain, Maximilien Luce, lithographe, Tailliardat, imprimeur). 1894. Paris, A l’Estampe originale. Encre d’imprimerie sur papier vergé et papier vélin.

En 1898, il soutient Émile Zola dans sa défense du capitaine Alfred Dreyfus.

Il s’installe à Rolleboise (Yvelines) en 1917 et achète en 1922 une maison, située au pied de l’église. Elle domine la vallée de la Seine.

Paysage, soleil couchant. 1888. Collection particulière.

À la suite des émeutes du 6 février, il signe l’Appel à la lutte, tract anti-fasciste rédigé par André Breton et signé par 89 intellectuels.

Il devient le 16 novembre 1935, après Paul Signac, le président de la Société des Artistes Indépendants. Maximilien Luce démissionne de son poste à la fin de 1940 pour protester contre la politique de discrimination de Vichy à l’égard des artistes juifs.

Il meurt le 7 février 1941 dans le VIe arrondissement de Paris.

Les Batteurs de Pieux. 1903. Paris, Musée d’Orsay.
Usines près de Charleroi. 1897. Paris, Musée d’ Orsay.

Son fils Frédéric (1895-1974), peintre et collectionneur, effectue à la fin de sa vie de très importantes donations d’œuvres de son père au musée d’Orsay et au musée de l’Hôtel-Dieu de Mantes-la-Jolie (acte de donation du 8 mai 1971). La collection de ce musée compte aujourd’hui près de 350 œuvres : peintures, dessins, estampes, tirages, céramiques.

https://www.manteslajolie.fr/ma-ville/decouvrir-mantes-la-jolie-1/musee-de-lhotel-dieu

Sources

https://maitron.fr/luce-maximilien-jules-dictionnaire-des-anarchistes/, notice LUCE Maximilien, Jules [Dictionnaire des anarchistes] par Olivier Ray, version mise en ligne le 3 mars 2014, dernière modification le 7 octobre 2024.

Maximilien Luce. Néo-impressionnisme. Rétrospective. Sous la direction de Marina Ferretti Bocquillon. Musée des impressionnismes. Giverny. Silvana Editoriale. 2010.

Annie Le Brun – Charles Cros

Collection Poésie/Gallimard n° 583.

J’ai écouté en podcast lundi l’émission de France Culture Le Bookclub ( Dans la bibliothèque d’Annie Le Brun. Épisode 43/82. Première diffusion le vendredi 30 août 2024)

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-d-annie-le-brun-4412265

Le 29 juillet 2024, mourait en Croatie la poète et essayiste Annie Le Brun, spécialiste de l’œuvre de Victor Hugo et du Marquis de Sade ( Soudain un bloc d’abîme, Sade : introduction aux œuvres complètes, Paris, Éditions Pauvert. Réédition : Soudain un bloc d’abîme, Sade. Paris, Folio. Essais n°593, 2014 ). Elle avait rejoint le groupe surréaliste en 1963 et participé aux dernières années du mouvement jusqu’à sa dissolution officielle en 1969. Elle était aussi commissaire d’exposition.

Parmi d’autres textes, elle a lu dans cette émission le poème Vocation de Charles Cros (1842 – 1888).

Vocation

Á Étienne Carjat

Jeune fille du caboulot,
De quel pays es-tu venue
Pour étaler ta gorge nue
Aux yeux du public idiot ?

Jeune fille du caboulot,
Il te déplaisait au village
De voir meurtrir, dans le bel âge
Ton pied mignon par un sabot.

Jeune fille du caboulot,
Tu ne pouvais souffrir Nicaise
Ni les canards qu’encor niaise
Tu menais barboter dans l’eau.

Jeune fille du caboulot,
Ne penses-tu plus à ta mère,
À la charrue, à ta chaumière ?…
Tu ne ris pas à ce tableau.

Jeune fille du caboulot,
Tu préfères à la charrue
Écouter les bruits de la rue
Et nous verser l’absinthe à flot.

Jeune fille du caboulot,
Ta mine rougeaude était sotte,
Je t’aime mieux ainsi, pâlotte,
Les yeux cernés d’un bleu halo.

Jeune fille du caboulot,
Dit un sermonneur qui t’en blâme,
Tu t’ornes le corps plus que l’âme,
Vers l’enfer tu cours au galop.

Jeune fille du caboulot,
Que dire à cet homme qui plaide
Qu’il faut, pour bien vivre, être laide,
Lessiver et se coucher tôt ?

Jeune fille du caboulot,
Laisse crier et continue
À charmer de ta gorge nue
Les yeux du public idiot.

Le Coffret de santal, 1873.

Collection Poésie/Gallimard n° 78.

Annie Le Brun a dit ensuite :

” Ce texte me plaît énormément, car c’est un manifeste contre le puritanisme, le moralisme, qui reviennent à chaque fois que les choses se referment et que les gens essaient de s’accrocher à quelque chose qui va contre les autres. Le puritanisme et le moralisme reposent sur la frustration, alors que, ce qui caractérise la poésie de Charles Cros, c’est son extraordinaire grâce d’être. “

Charles Cros était un personnage hors du commun.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/13/charles-cros-1842-1886/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/04/rene-char-charles-cros-1842-1888/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/05/10/rene-char-charles-cros-1842-1888-ii/

Charles Cros à 18 ans. Buste original en plâtre (1860), œuvre de son frère, le sculpteur Henry Cros (1840-1907).

Jules Laforgue

Portrait posthume de Jules Laforgue (Félix Vallotton). Le Livre des masques II de Remy de Gourmont (1898). Mercure de France.

J’ai relu ces derniers jours des poèmes de Jules Laforgue. Comme Isidore Ducasse (Comte de Lautréamont) et Jules Supervielle, il est né à Montevideo, en Uruguay. J’en ai choisi trois aujourd’hui pour ce blog.

La cigarette

Oui, ce monde est bien plat ; quant à l’autre, sornettes.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.

Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m’endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.

Et j’entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l’on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.

Et puis, quand je m’éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le coeur plein d’une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d’oie.

Méditation grisâtre

Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales,
Devant l’Océan blême, assis sur un ilôt,
Seul, loin de tout, je songe au clapotis du flot,
Dans le concert hurlant des mourantes rafales.

Crinière échevelée ainsi que des cavales,
Les vagues se tordant arrivent au galop
Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots
Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.

Partout le grand ciel gris, le brouillard et la mer,
Rien que l’affolement des vents balayant l’air.
Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,

Je reste là, perdu dans l’horizon lointain,
Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne,
Et que le Temps n’aura jamais… jamais de fin.

26 octobre 1880.

Soir de carnaval

Paris chahute au gaz. L’horloge comme un glas
Sonne une heure. Chantez ! Dansez ! la vie est brève,
Tout est vain, – et, là-haut, voyez, la Lune rêve
Aussi froide qu’aux temps où l’Homme n’était pas.

Ah ! quel destin banal ! Tout miroite et puis passe,
Nous leurrant d’infini par le Vrai, par l’Amour ;
Et nous irons ainsi, jusqu’à ce qu’à son tour
La terre crève aux cieux, sans laisser nulle trace.

Où réveiller l’écho de tous ces cris, ces pleurs,
Ces fanfares d’orgueil que l’Histoire nous nomme,
Babylone, Memphis, Bénarès, Thèbes, Rome,
Ruines où le vent sème aujourd’hui des fleurs ?

Et moi, combien de jours me reste-t-il à vivre ?
Et je me jette à terre, et je crie et frémis
Devant les siècles d’or pour jamais endormis
Dans le néant sans cœur dont nul dieu ne délivre !

Et voici que j’entends, dans la paix de la nuit,
Un pas sonore, un chant mélancolique et bête
D’ouvrier ivre-mort qui revient de la fête
Et regagne au hasard quelque ignoble réduit.

Oh ! la vie est trop triste, incurablement triste !
Aux fêtes d’ici-bas, j’ai toujours sangloté :
« Vanité, vanité, tout n’est que vanité ! »
– Puis je songeais : où sont les cendres du Psalmiste ?

Oeuvres complètes II. Mercure de France, 1902.

Livre de poche n°20109. Belle et complète édition de Pascal Pia. 1970. 672 pages.

Jules Laforgue est né 16 août 1860 à Montevideo (Uruguay). C’est le deuxième enfant d’une famille de onze.

Son père, Charles Laforgue, originaire de Tarbes, a émigré en Amérique du Sud espérant y faire fortune. Il a ouvert un modeste établissement éducatif libre, dispensant des cours de français, de latin et de grec. Il se marie avec la fille d’un fabriquant de chaussures français installé en Uruguay, Pauline Lacolley, née au Havre. Il se fait embaucher ensuite comme caissier à la banque Duplessis qui a comme clientèle la colonie française de Montevideo.

En 1866, Jules arrive à Tarbes avec sa mère, ses grands-parents maternels et ses cinq frères et sœurs. En 1868, sa mère retourne en Uruguay. Elle confie Jules et son frère aîné Émile à un cousin, Pascal Darré. Entre 1868 et 1875, Jules est pensionnaire au lycée Théophile Gautier de Tarbes.

En octobre 1876, il rejoint à Paris sa famille, qui est revenue d’Uruguay en mai 1875 et s’est installée au 66, rue des Moines, dans le quartier des Épinettes. Sa mère meurt le 6 avril 1877 à trente-huit ans d’une pneumonie. Peu avant, elle avait fait une fausse couche.

Il poursuit ses études au lycée Fontanes (l’actuel lycée Condorcet) Il échoue au baccalauréat de philosophie — il aurait essayé à trois reprises —. En partie à cause de sa timidité, il est incapable d’assurer l’oral.

Il fréquente le club des Hydropathes avec ses amis Gustave Kahn, Charles Henry. Il fréquente aussi ceux que l’on appellera plus tard les symbolistes (Charles Cros, Stéphane Mallarmé).

Pour vivre et faire vivre les siens, il est employé comme secrétaire de Charles Ephrussi, célèbre critique et futur directeur de La Gazette des Beaux-Arts. Ce collectionneur d’art l’ouvre à la peinture des impressionnistes.

Son père meurt le 18 novembre 1881. Il ne peut se rendre à Tarbes car il doit partir pour Coblence le 29 novembre. En effet, grâce aux recommandations de Paul Bourget et de Charles Ephrussi, il devient « lecteur de français » de l’impératrice d’Allemagne Augusta de Saxe-Weimar-Eisenach, princesse libérale et francophile, qu’il suit dans tous ses déplacements de 1881 à 1886.

Son travail consiste à lui lire, deux heures par jour, les meilleures pages des articles de la presse française et des romans français .

Il publie en juillet 1885 chez Léon Vanier à compte d’auteur Les Complaintes et en décembre L’Imitation de Notre-Dame de la Lune. Il traduit 10 poèmes de Walt Whitman. Il quitte la cour le 9 septembre 1886.

Il se marie le 31 décembre 1886 à Londres avec une jeune anglaise Leah Lee (née en 1861) qu’il a rencontrée en janvier 1886. Elle lui donnait des cours d’anglais. Il rentre à Paris le 2 octobre 1886.

Il meurt d’une phtisie pulmonaire à Paris le 20 août 1887, à l’âge de 27 ans. On l’enterre au cimetière de Bagneux. Neuf personnes suivent son corbillard. Son épouse décède à Londres du même mal le 6 juin 1888. Le 5 novembre 1887 sont publiées les Moralités légendaires. Félix Fénéon et Édouard Dujardin rassemblent ses œuvres complètes et les publient chez Vanier en 1894.

Biographie de Jules Laforgue (Jean-Jacques Lefrère). Fayard, 2005.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/08/04/pablo-neruda-jules-laforgue/

Statue de Jules Laforgue au Jardin Massey de Tarbes (Firmin Michelet), 1938.

Jesús Moncada 1941 – 2005

Jesús Moncada (Francesc Guillaumet).

Le journaliste Daniel Gascón, dans El País du 5 juillet 2025 , nous rappelle l’existence des oeuvres d’un grand écrivain catalan un peu oublié aujourd’hui dans son pays et toujours très peu connu en France, Jesús Moncada. Il faut le relire. La maison d’édition Anagrama vient de republier en castillan vingt ans après sa mort ses deux principaux romans.

https://elpais.com/babelia/2025-07-05/jesus-moncada-emerge-de-las-aguas.html

Jesús Moncada est né à Mequinenza en Aragon le 1 décembre 1941. Il est mort à Barcelone le 13 juin 2005 à 63 ans.

Peintre, photographe, écrivain et traducteur en langue catalane (Guillaume Apollinaire, Alexandre Dumas, Jules Verne, Boris Vian), il a publié trois romans, publiés en castillan chez Anagrama et trois recueils de nouvelles chez Xordica.

1988 Camino de Sirga (Camí de sirga).
1992 La galería de las estatuas (La galeria de les estàtues).

1997 Memoria estremecida (Estremecida memória).

1981 Historias de la mano izquierda (Históries de la mà esquerra).
1985 El Café de la Rana (El Cafè de la Granota).
1999 Calaveras atónitas (Calaveres atònites).

La plus grande partie de son oeuvre se passe en Aragon dans la vieille ville de Mequinenza. Elle est située à l’est de la province de Saragosse, à la confluence de l’Èbre et du Sègre. L’économie de cette petite ville était fondée sur les mines de lignite et le transport sur l’Èbre de ce type charbon grâce à une flottille de 16 llaüts ou laúdes, bateaux qui pouvaient transporter entre 18 et 30 tonnes.

La construction du barrage de Mequinenza, entre 1957 et 1964, a entraîné la destruction de la vieille ville. Le lac de retenue est connu sous le nom de « Mer d’Aragon ». Il s’étend sur les provinces de Saragosse et Huesca. 110 kilomètres de longueur, 75 km2 de surface, plus de 500 kilomètres de côtes.

Mequinenza est une ville bilingue. Bien que la langue officielle soit le castillan, la langue maternelle d’une grande partie de la population est le «mequinenzano», un dialecte du catalan occidental.

Jesús Moncada a fait ses études à Saragosse. Il a travaillé ensuite pour la maison d’édition Montaner y Simón avec l’écrivain catalan Pere Calders (1912-1994) qui l’a encouragé dans sa vocation d’écrivain.

Il s’est toujours senti profondément enraciné dans sa petite ville natale en partie disparue. Il a créé à partir de là un espace mythique et humoristique. Il se place sous l’influence de Giuseppe Tomasi di Lampedusa (Le guépard, 1958) Lorrenç Villalonga ( Béarn ou le cabinet des poupées de cire, 1956) et même de William Faulkner (L’Intrus dans la poussière, 1948).

Camino de sirga raconte l’histoire de ce lieu à travers la mémoire de ses habitants. Cette avalanche de souvenirs, qui remontent parfois jusqu’au XIXe siècle, est provoquée par la construction du barrage et l’inondation imminente de la petite ville.

“¿Cómo habían acumulado sus bienes la mayoría de las familias poderosas de la villa? Años de malas cosechas, de enfermedades, de miserias que agravaban las deudas con la complicidad legal de papeles astutos firmados con una cruz por gente analfabeta, eran la base de las fortunas de los Torres, de los Salleres, de los Albera, de los Vallcorna…”

Oeuvres traduites en français :
1992 Les bateliers de l’Èbre, Le Seuil. Traduction Bernard Lesfargues. Nouvelle publication en 2010 sous le titre Le testament de l’Èbre par les éditions Autrement.
2001 Frémissante mémoire, Gallimard. Traduction Mathilde Bensoussan.
2010 Anthologie de contes. Éditions Trabucaire. Traduction Émilienne Rotureau Gilabert.

Les cendres de l’écrivain ont été dispersées sur l’emplacement de l’ancienne Mequinenza inondée.

Le musée de la ville a créé une route littéraire qui traverse les lieux que Jésus Moncada a immortalisé dans ses œuvres. Le point de départ est le musée d’Histoire de Mequinenza. L’itinéraire est le suivant : la vieille ville, le mur et la rivière, la maison de l’auteur, le cinéma Goya, la rue San Francisco, l’église, la place de la Mairie, le terrain de football, le château ou les bars que fréquentaient les mineurs et les marins.

Ramón Gaya

Y así nos entendimos (Correspondencia 1949-1990) María Zambrano, Ramón Gaya. editorial Pre-Textos, 2018.

Je viens de terminer la correspondance qu’ont échangée la philosophe María Zambrano et le peintre Ramón Gaya de 1949 à 1990. J’ai acheté ce livre à la Feria del Libro de Madrid au stand de la belle maison d’édition Pre-Textos, fondée à Valence en 1976. On trouve dans son catalogue des auteurs comme Gerardo Diego, Juan Ramón Jiménez, José Jiménez Lozano, Ramón Gaya, María Zambrano, Miguel de Unamuno, José Luis Pardo, Andrés Trapiello, Elias Canetti, Anton Tchekhov, Adalbert Stifter, Rudyard Kipling, Darío Jaramillo, Rafael Cadenas, Giorgio Agamben, Gilles Deleuze…

Je pense que l’oeuvre Ramón Gaya mériterait d’être mieux connue en France.

Ramón Gaya. Avignon, 1962.

Ramón Gaya est un peintre et écrivain espagnol. Il est né à Murcie le 10 octobre 1910. Son père, Salvador Gaya était un lithographe catalan. Ramón Gaya découvre dans la bibliothèque familiale des écrivains comme Tolstoï, Nietzsche et Galdós qui l’accompagneront toute sa vie. Très jeune, il commence à peindre avec deux amis de son père, les peintres Pedro Flores et Luis Garay.
En 1928, il obtient une bourse de la Municipalité de Murcie pour compléter sa formation. Il se rend à Madrid et visite le musée du Prado qu’il appellera toujours son « rocher espagnol ». Il considère Velázquez comme son maître absolu.
Il rend visite à Juan Ramón Jiménez, le grand poète de son époque, et fait la connaissance des intellectuels de la génération de 1927. Certains deviendront ses amis (Luis Cernuda, José Bergamín). Après Madrid, il se rend à Paris, visite les musées, fait la connaissance de Pablo Picasso et expose à la galerie Aux quatre chemins. Il est déçu par les pratiques de l’avant-garde et rentre en Espagne.
Á partir de 1932, il participe aux Misiones Pedagógicas. Ce projet culturel novateur de la République consiste à rapprocher la culture du monde rural, des villageois, des paysans. Ramón Gaya participe au projet du théâtre universitaire La Barraca, comme scénographe. Il réalise plusieurs copies de tableaux du musée du Prado. Il parcourt les villages d’Espagne avec un musée ambulant (El Museo del pueblo) .

Fe Sanz Molpeceres, 1934.


Le 24 juin 1936, il épouse Fe Sanz Molpeceres (1908- 1939), professeur de littérature et amie de la philosophe María Zambrano (1904-1991). La vie du peintre, comme celle de beaucoup d’Espagnols républicains, est bouleversée quand éclate la guerre civile le 18 juillet 1936. Après le bombardement de leur maison de Madrid, le couple part à Valence où naît leur fille Alicia en avril 1937.
Ramón Gaya rejoint l’Alliance des intellectuels antifascistes. Il participe au congrès de 1937 qui réunit plus d’une centaine d’intellectuels venus de tous les pays. À Valence est créee la revue Hora de España. Il fait partie de sa rédaction avec Rafael Dieste, Manuel Altolaguirre, Juan Gil Albert, Antonio Sánchez Barbudo, María Zambrano. Il y publie des poèmes et des textes en prose et surtout conçoit les vignettes qui marqueront le style de la revue. En 1937, deux de ses tableaux (Épouvante. Bombardement à Almeria et Paroles aux morts. Portrait de Juan Gil Albert) sont exposés au pavillon de la République Espagnole à l’Exposition universelle de Paris.
En 1939, après la défaite de la République, sa femme, qui essayait de gagner la France avec la population civile, meurt le 3 février 1939 dans le bombardement de la gare de Figueras. Leur fille Alicia survit par miracle. Ramón Gaya franchit les Pyrénées avec l’armée républicaine. Il est interné dans le camp de concentration de Saint-Cyprien (Pyrénées-Orientales). À sa libération, il séjourne à Cardesse chez son ami, le peintre anglais Cristobal Hall (1897-1949) et son épouse Trinidad Japp (1909-1989). Il confie sa fille à ce couple qui a une fille de quatre ans, Anne Pauline. Il s’embarque comme des centaines de républicains espagnols sur le navire Sinaia vers le Mexique et l’exil.
Ramón Gaya s’établit à Mexico et se consacre à nouveau à la peinture et à l’écriture. Il collabore à plusieurs revues littéraires mexicaines comme Taller, Romance, Letras de México, El Hijo pródigo, Las Españas. Il se lie d’amitié avec des poètes tels qu’ Octavio Paz, Xavier Villaurrutia, Tomás Segovia. Il fréquente d’autres exilés comme Álvaro de Albornoz, sa fille Concha de Albornoz, Juan Gil-Albert, Luis Cernuda, José Bergamín.
A partir de 1952, il voyage en Europe et visite Paris, Venise, Florence, Rome, Lisbonne. Il s’installe à Rome en 1956. Il voit régulièrement María Zambrano qui habite avec sa soeur Araceli Piazza del Popolo n°3, mais aussi des intellectuels italiens comme Elena Croce, Tomas Carini, Italo Calvino, Nicola Chiaromonte, Carlo Levi, Pietro Citati, Cristina Campo, Giorgio Agamben.
En Italie, il peint les rues de Rome, l’atmosphère de Venise, les ponts de Florence, le Tibre, l’Arno. En 1960 est publié en italien son livre Il sentimento de la Pittura.
En mars de la même année, il revient en Espagne après vingt et un ans d’exil et expose à la Galerie Mayer de Madrid. Pendant un séjour à Valence, il fait la connaissance d’Isabel Verdejo, qu’il épousera le 16 mars 1966. En 1969, il publie son ouvrage fondamental, Velázquez, pájaro solitario.
À partir des années 1970, Ramón Gaya s’installe à Barcelone d’abord, puis à Valence.

Son œuvre est largement reconnue alors dans son pays en Espagne :
1989. Exposition rétrospective au Musée d’Art Contemporain de Madrid.
10 octobre 1990. Inauguration à Murcie du musée qui lui est consacré avec une collection de plus de cinq cents œuvres. Il est dirigé par Manuel Fernández-Delgado.
1997. Il reçoit le prix national des arts plastiques.
1999. Il est nommé docteur honoris causa par l’université de Murcie.
2000. Exposition rétrospective à l’IVAM (Institut Valencien d’Art Moderne).
2002. Il reçoit le Prix Velázquez, décerné par le Ministère de la Culture espagnol pour saluer l’œuvre et le parcours d’un artiste contemporain espagnol ou hispano-américain.
2003. Exposition rétrospective au Musée national Centre d’art Reina Sofía de Madrid.

Il meurt à Valence le 15 octobre 2005 à 95 ans.

Oeuvres :

El sentimiento de la pintura. Editorial Arion, Madrid, 1960.
Velázquez, pájaro solitario. Editorial R.M., Barcelona, 1969. Traduction : Vélasquez oiseau solitaire. Paris, Quai Voltaire, 2009.
Diario de un pintor, 1952–1953. Pre-Textos, Valencia, 1984.
Obra completa, tomo I. Pre-Textos, Valencia, 1990.
Obra completa, tomo II. Pre-Textos, Valencia, 1992.
Obra completa, tomo III. Pre-Textos, Valencia, 1994.
Obra completa, tomo IV (cartas a Juan Guerrero, con prólogo de Nigel Dennis). Pre-Textos, Valencia, 2000.
Ramón Gaya de viva voz (entrevistas, edición y prólogo de Nigel Dennis). Pre-Textos, Valencia, 2007.
Obra completa. Edición de Nigel Dennis e Isabel Verdejo, prólogo de Tomás Segovia, Pre-Textos, Valencia, 2010, 1.000 págs.
Cartas a sus amigos. Edición de Isabel Verdejo y Nigel Dennis, prólogo de Andrés Trapiello, Pre-Textos, Valencia, 2016, 728 págs.

Homenaje a Vincent, con un limón, 1987.

Diario de Ramón Gaya. 1953. París, viernes 16 de enero: “Van Gogh no buscó un estilo, sino una forma de expresión, una forma de expresión que tampoco era una manera. Cae, a veces, en una manera, pero, como los grandes artistas, huye enseguida; los otros, los pequeños, cuando caen en una manera creen haber encontrado un estilo. El gran artista huye del estilo también, porque el estilo es la no expresión, la inmovilidad, una especie de expresión, quieta, de sí mismo.”

Del Sentimiento de la pintura. 1959.

“Ser pintor no es gustar de lo pictórico -como supone un extendido error moderno- ser pintor no es más que una forma como otra de ser hombre, una de las encarnaciones posibles del hombre.”

“(para algunos de amigos pintores)… la pintura es un fin en sí misma, mientras que para mí no es más que un medio, claro está, que me tiraniza, que me ha tiranizado siempre, pero que nunca he podido considerar como un fin. Y no sólo la pintura; el arte todo, con su grandeza indudable, jamás pudo parecerme sino un tránsito que lo reclamaba todo del artista, que actuaba en él como una fatalidad, que lo minaba, que se lo comía entero, pero que no era un fin. En ese mismo carácter implacable veía yo su transitoriedad.”

El hombre moderno ha envejecido tanto que apenas si recuerda algunos trazos de su ser original y le es ya muy difícil reconocer y escuchar esa voz rica de la ignorancia y, sin embargo, hoy sabemos que es indispensable para él, pues sólo será un hombre vivo, es decir, actual, en la medida que pueda y sepa obedecer, ser fiel a esa voz de origen”.

Anotación sobre los problemas del artista.

“El artista se plantea problemas humanos, de conducta, de conciencia, porque en él, ser hombre es un deber más que una… fatalidad. En cambio, no debe plantearse problemas artísticos, porque lo artístico es en él un valor humano.”

Velázquez, pájaro solitario, 1969.

“En la obra de Velázquez la realidad ha entrado, con gustosa mansedumbre, como en un redil abierto, libre, y si permanece en él, no es porque haya quedado atrapada, encerrada, sino precisamente para poder dar testimonio continuado, constante, de su libertad.”

“El niño de Vallecas es todo él como una elevación, como una ascensión. Todos los retratos velazqueños vienen a ser como altares, pero El niño de Vallecas es el altar mayor de su obra, el escalón supremo de su obra desde donde poder saltar, pasar al otro lado de todo, más allá de todo. En ese rostro tierno, manso, santo, animado por una sutil mueca agridulce, es donde con más limpieza parece producirse el sacrificio de la realidad, y también el sacrificio del arte.”

El Niño de Vallecas, 1987.

“Pintar es asomarse a un precipicio,
entrar en una cueva, hablarle a un pozo
y que el agua responda desde abajo.
Pintura no es hacer, es sacrificio,
es quitar, desnudar, y trozo a trozo
el alma irá acudiendo sin trabajo”.

«El arte no es una religión sino una fe, y el artista no es un sacerdote sino un creyente. Ser artista no es oficiar sino creer».

Balcón español Madrid

«El encanto de Madrid es muy secreto. Se ha pensado en la simpatía, en la gracia, hasta en el agua de Lozoya; todo esto es verdad y, claro, contribuye a conquistarnos, pero lo que hace de Madrid una ciudad única es el aire, el aire de sierra, de montería, de lugar de caza. Su frío es muy limpio, no subterráneo como el de París, sino de piedra viva, de piedra cumbre. En París —una de las ciudades más bellas que existen— nunca he podido librarme de una penosa sensación de sótano, de rata húmeda, de cañería, de alcantarilla, de tinta, de mancha ciudadana, de albañal romántico, mientras que Madrid, a pesar de sus barrios bajos, de sus pobres, de sus traperos, de sus almonedas, no nos da nunca; todo lo salva, lo levanta eso: el aire. Pero un elemento así, tan incorpóreo, es muy difícil de ver; sin la ayuda de Velázquez creo que nunca lo habría descubierto del todo. Delante de sus retratos de caza fue donde se me reveló Madrid; recuerdo que venía de contemplar en Goya algo mucho más visible, o sea, el madrileñismo, un madrileñismo que es cierto, pero que no es esencial. El madrileñismo no es Madrid, sino su marco, el marco que lo caracteriza, que lo facilita, pero el carácter no es nunca la esencia de nada. La esencia de Madrid es el aire. Y sólo el gran sevillano —la sensibilidad más serena, más invulnerable que ha existido— podía darnos esa versión tan desnuda. Porque Velázquez nunca se dejó deslumbrar por esa primer corteza que tiene el mundo —esa corteza que permite a las cosas vivir su intemperie—, sino que su mirada llegó hasta el centro mismo de la vida. Por eso, en su retrato de Madrid no hay nada, sino aire, un aire azulado, aristocrático, de altura. Velázquez comprendió y nos hizo comprender que Madrid es el Guadarrama.»

Blanca Varela 1926 – 2009

Blanca Varela. Années 1970. (Mariella Agois)

Je reprends un texte de la poétesse péruvienne Blanca Varela déjà publié sur ce blog en juillet 2023. Il s’agit d’ une des grandes figures de la poésie latino-américaine du XX ème siècle

Morir cada día un poco más
recortarse las uñas
el pelo
los deseos
aprender a pensar en lo pequeño
y en lo inmenso
en las estrellas más lejanas
e inmóviles
en el cielo
manchado como un animal que huye
en el cielo
espantado por mí.

Concierto animal, 1999. Valencia-Lima, Pre-Textos/PEISA, 1999.

Mourir chaque jour un peu plus
couper ses ongles
ses cheveux
ses désirs
apprendre à penser à ce qui est petit
et à ce qui est immense
aux étoiles les plus lointaines
et immobiles
dans le ciel
taché comme un animal qui fuit
dans le ciel
effrayé à ma vue

Concert animal.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/03/blanca-varela/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2022/05/08/blanca-varela-1926-2009/

Manuel Altolaguirre 1905 – 1959

Manuel Altolaguirre. Placa en el jardín vertical y monumento conmemorativo a la Antigua Imprenta Sur en la plaza Pepe Mena, Málaga.

Retour à la poésie de la Génération de 1927 avec Manuel Altolaguirre, un des poètes de Málaga. Il perdit son père (Manuel Altolaguirre Álvarez, juge de première instance, écrivain, directeur du journal El Imparcial ) en 1910, puis sa mère (Concepción Bolín Gómez de Cádiz) en 1926. L’idée de la mort, la perte des êtres chers sont au centre de toute son œuvre.

Antes
A mi madre.

Hubiera preferido
ser huérfano en la muerte,
que me faltaras tú
allá, en lo misterioso,
no aquí, en lo conocido.

Haberme muerto antes
para sentir tu ausencia
en los aires difíciles.

Tú, entre grises aceros,
por los verdes jardines,
junto a la sangre ardiente,
continuarías viviendo,
personaje continuo
de mi sueño de muerto.

Soledades juntas. 1931.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/01/15/manuel-altolaguirre-1905-1959/

Santa Marina (Francisco de Zurbarán). Vers 1640-50. Málaga, Museo Carmen Thyssen.

Philippe Jaccottet

Oeuvres. Éditions Gallimard, 2014. Bibliothèque de la Pléiade. P. 1331-1332.

Le texte qui s’appelle Des morts a d’abord été publié avec deux autres proses : Deux mères et Couleur de terre (alors intitulé Chemins) dans la revue Europe n° 955-956, novembre-décembre 2008, p. 30-33, qui a consacré un dossier à Philippe Jaccottet.

Des morts

« …Je pourrais écrire une liste de prénoms et de noms comme on en trace sur des monuments de pierre ou de marbre après les guerres : note bien celui-ci, et n’oublie pas, pour être équitable, pour que la liste soit constamment « à jour », et encore celui-ci du mois dernier, et cet autre, du commencement de la semaine, écris plus vite, parce que tout semble s’accélérer, comme quand la pente se fait plus forte, mais quoi de plus beau qu’une cascade, de plus vivant, de plus lumineux quand le soleil la traverse ? Alors que toutes ces chutes dans le noir…

On n’enterre plus guère, aujourd’hui, on brûle ; non pas à la vue de tous comme en Inde et dans une sorte de fête, mais de façon cachée, furtive – il faut surtout ne pas choquer -, cela glisse sans aucun bruit sur des rails invisibles, l’affaire expédiée en quelques minutes et même la vue de la fumée qui ne peut pas s’élever de là épargnée aux survivants. Le plus souvent, des paroles embarrassées, mises ensemble tant bien que mal, des musiques empruntées ajoutent encore leurs ornements en toc, leurs oripeaux inutiles ; comme on tirerait au plus vite un rideau haillonneux dans un théâtre de fortune, sur une pièce ratée.

…Toutes ces chutes dans le noir, les unes après les autres, et pour nous qui vieillissons, de plus en plus fréquentes et de plus en plus proches. Pendant que les verdures s’accroissent encore, comme en chaque mois de mai qu’on aura vécu.

Que signifie avoir vu cela, puis avoir dit, ou écrit, qu’on l’a vu ? Et l’écrire alors que la glissade, serait-elle même presque indolore, continue, et que la pente s’aggrave ; et quand, avant nous, le même mouvement – qui est celui du temps -, les mêmes successions d’épanouissement, d’usure et de disparition, n’avaient produit aucune parole, comme si tout, alors, pendant des millions d’années, s’était produit dans un monde fermé, alors qu’avec nous commencerait, aurait commencé un entrebâillement, tout de même, en fin de compte, prodigieux ? Une espèce de souffrance, mais aussi de joie, une espèce de combat, d’odyssée inimaginables avant cela ; toutes nos histoires, innombrables, à cause d’un regard enfin ouvert et d’une bouche enfin ouverte pour parler de ce qui commence à être vu.

*

(Un seul poème, pour peu qu’on en fût encore capable, suffirait à annuler ce flot de réflexions vagues et sans doute vaines.)

On ne peut pas porter sur ses épaules tout le fardeau de la douleur du monde. Suffit (?) qu’on n’aggrave pas celui des proches et en soulage une petite part quand cela se peut. Suffit (?) qu’on essaie au moins de porter seul le sien. Mais on peut, mais sûrement on doit porter le non-fardeau des moindres éclaircies encore aperçues, le contre-fardeau des lueurs pour les encore vivants.

C’était tout de même très beau, ce temps où l’on allumait quelques cierges, ou ne fût-ce qu’une seule bougie, dans la chambre du mort ou de la morte ; cela ne les ferait pas revenir à la vie, cela ne les accompagnerait peut-être même pas dans l’inconnaissable où ils venaient de glisser, mais c’était comme attester quelque chose en dépit de leur chute, tout à côté d’eux commençant à se décomposer dans leur boîte cadenassée, quelque chose concernant la lumière que rien ne pouvait faire qu’ils ne l’eussent vue aussi luire quelquefois autour d’eux, quand ils marchaient entre deux rangs de trembles et en tant d’autres occasions – dans l’incompréhensible et miraculeux intervalle entre deux nuits pires que des nuits.) »