Nora Mitrani – Alexandre O’Neill

Nora Mitrani.

À la fin de 1949, Nora Mitrani (1921-1961), écrivaine surréaliste et sociologue, visite pendant trois mois le Portugal, où vivait son oncle maternel. À l’invitation du Groupe Surréaliste de Lisbonne, elle fait une conférence au Jardin universitaire des Beaux-Arts le 12 janvier 1950. Celle-ci a été traduite par le poète portugais Alexandre O’Neill (1924-1986) et publiée sous forme de brochure : A Razão Ardente (do Romanticismo ao Surrealismo), Cuadernos Surrealistas, Lisboa, 1950.
Ce texte n’a pas été inclus dans l’anthologie de ses écrits, Rose au coeur violet (Paris, Éditions Terrain Vague, collection Le Désordre, Losfeld, 1988), réunis par Dominique Rabourdin avec une préface de Julien Gracq.
Il n’a été publié pour la première fois en français qu’en 2025 par les éditions le Retrait (La raison ardente Du romantisme au surréalisme).

Nora Mitrani et Alexandre O’Neill eurent une courte relation amoureuse. Mais, le poète portugais, privé de passeport par la Pide, la police politique du régime salazariste, ne pouvait pas sortir du pays. Il ne la revit plus. Il ne put jamais oublier cette brève mais intense rencontre et il lui dédia le poème Un adieu portugais (Um Adeus Português) en 1951. Il publia aussi Six poèmes confiés à la mémoire de Nora Mitrani, inclus dans son recueil Poemas con Endereço (Poèmes avec adresse, 1962). Nora Mitrani deviendra la compagne de Julien Gracq en 1953 et mourra d’un cancer à 39 ans le 22 mars 1961.

Um Adeus Português (Alexandre O’Neill)

Nos teus olhos altamente perigosos
vigora ainda o mais rigoroso amor
a luz de ombros puros e a sombra
de uma angústia já purificada

Não tu não podias ficar presa comigo
à roda em que apodreço
apodrecemos
a esta pata ensanguentada que vacila
quase medita
e avança mugindo pelo túnel
de uma velha dor

Não podias ficar nesta cadeira
onde passo o dia burocrático
o dia-a-dia da miséria
que sobe aos olhos vem às mãos
aos sorrisos
ao amor mal soletrado
à estupidez ao desespero sem boca
ao medo perfilado
à alegria sonâmbula à vírgula maníaca
do modo funcionário de viver

Não podias ficar nesta cama comigo
em trânsito mortal até ao dia sórdido
canino
policial
até ao dia que não vem da promessa
puríssima da madrugada
mas da miséria de uma noite gerada
por um dia igual

Não podias ficar presa comigo
à pequena dor que cada um de nós
traz docemente pela mão
a esta pequena dor à portuguesa
tão mansa quase vegetal

Não tu não mereces esta cidade não mereces
esta roda de náusea em que giramos
até à idiotia
esta pequena morte
e o seu minucioso e porco ritual
esta nossa razão absurda de ser

Não tu és da cidade aventureira
da cidade onde o amor encontra as suas ruas
e o cemitério ardente
da sua morte
tu és da cidade onde vives por um fio
de puro acaso
onde morres ou vives não de asfixia
mas às mãos de uma aventura de um comércio puro
sem a moeda falsa do bem e do mal

*

Nesta curva tão terna e lancinante
que vai ser que já é o teu desaparecimento
digo-te adeus
e como um adolescente
tropeço de ternura
por ti

Publié dans la revue Unicórnio (Juin 1951), puis dans le livre Tempo de Fantasmas (Temps de fantômes) (novembre 1951).

Un adieu portugais

Dans tes yeux hautement dangereux
l’amour le plus rigoureux revigore toujours
la lumière par ombres pures et l’ombre
par une angoisse déjà bien purifiée

Non toi tu ne pouvais rester prise avec moi
à cette roue où je pourris
nous pourrissons
à cette patte ensanglantée toute frissons
presque méditation
qui avance en mugissant dans le tunnel
d’une vieille douleur

Tu ne pouvais rester fixée à cette chaise
où je passe mes jours bureaucratiques
cet au-jour-le-jour du malheur
qui monte aux yeux arrive aux mains
aux sourires
à l’amour à peine épelé
à la stupidité au désespoir sans bouche
à la peur profilée
à la joie somnambule à la virgule maniaque
du mode fonctionnaire de vie

Tu ne pouvais rester dans ce lit avec moi
dans un transit mortel jusqu’au sordide jour
jour canin
policier
jusqu’au jour qui ne vient pas de la promesse
si pure et plus que pure de l’aurore
mais du malheur d’une nuit engendrée
par un jour identique

Tu ne pouvais tester prise avec moi
à l’infime douleur que chacun d’entre nous
porte doucement dans sa main
à cette infime douleur-à-la-portugaise
si moelleuse presque végétale

Non toi tu ne mérites pas cette cité tu ne mérites pas
cette roue de nausée où nous tournons
jusqu’à la bêtise
cette petite mort
avec son minutieux rituel de gros porcs
cette absurde raison que nous avons à être
Non toi tu es de la cité aventureuse
de la cité en qui l’amour trouve ses rues
et le cimetière ardent
de sa mort
tu es de la cité où tu vis sur un fil
de pur hasard
où tu meurs et vis non pas d’asphyxie
mais dans les mains d’une aventure d’un commerce pur
sans la fausse monnaie du bien et du mal
*
Dans ce tournant si tendre et lancinant
que va être, qu’est déjà ta disparition
je te dis adieu
comme un adolescent
je balbutie de tendresse
pour toi

Traduction de Patrick Quillier.

La Poésie du Portugal des origines au XX e siècle. Chandeigne, 2021.

Statue d’Alexandre O’Neill. .Oeiras. Parque dos Poetas. (Vitor Oliveira).

André Breton – Julien Gracq – Paul Éluard

Je lis André Breton, Julien Gracq, Correspondance. 1939-1966.
Paris, Gallimard, 2025.

Lettre de Julien Gracq à André Breton. 5 novembre 1939.

” Ma situation fait que je relis avec une certaine attention le petit nombre de textes que j’ai sous la main. par exemple Radiguet. Et – lisant la Petite anthologie poétique du surréalisme – je regrette – je dois le dire – d’avoir été très injuste en vous parlant de mon in // compréhension de la poésie d’Éluard. Elle m’a paru dans le recueil prendre un singulier relief (“La Dame de carreau, par exemple). (…) “

Les deux écrivains sont à ce moment-là mobilisés.

La Dame de carreau (Paul Éluard)

Tout jeune, j’ai ouvert mes bras à la pureté. Ce ne fut qu’un battement d’ailes au ciel de mon éternité, qu’un battement de cœur amoureux qui bat dans les poitrines conquises. Je ne pouvais plus tomber.
Aimant l’amour. En vérité, la lumière m’éblouit. J’en garde assez en moi pour regarder la nuit, toute la nuit, toutes les nuits.
Toutes les vierges sont différentes. Je rêve toujours d’une vierge.
À l’école, elle est au banc devant moi, en tablier noir. Quand elle se retourne pour me demander la solution d’un problème, l’innocence de ses yeux me confond à un tel point que, prenant mon trouble en pitié, elle passe ses bras autour de mon cou.
Ailleurs, elle me quitte. Elle monte sur un bateau. Nous sommes presque étrangers l’un à l’autre, mais sa jeunesse est si grande que son baiser ne me surprend point.
Ou bien, quand elle est malade, c’est sa main que je garde dans les miennes, jusqu’à en mourir, jusqu’à m’éveiller.
Je cours d’autant plus vite à ses rendez-vous que j’ai peur de n’avoir pas le temps d’arriver avant que d’autres pensées me dérobent à moi-même.
Une fois, le monde allait finir et nous ignorions tout de notre amour. Elle a cherché mes lèvres avec des mouvements de tête lents et caressants. J’ai bien cru, cette nuit-là, que je la ramènerais au jour.
Et c’est toujours le même aveu, la même jeunesse, les mêmes yeux purs, le même geste ingénu de ses bras autour de mon cou, la même caresse, la même révélation.
Mais ce n’est jamais la même femme.
Les cartes ont dit que je la rencontrerai dans la vie, mais sans la reconnaître.
Aimant l’amour.

Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine. Les Cahiers du Sud, 1926.

Paul Éluard, Poèmes. Livre de poche n° 1003-1004. 1963.

Louis Guilloux – Jean Guéhenno

Louis Guilloux.

Louis Guilloux [1899-1980] Lettre à Jean Guéhenno [1890-1978]. 4 mars 1931.

« […] La culture n’a rien à voir avec l’amour de la vérité, je crois, ou bien, elle n’est justement que cela. Et, il est à se demander s’il est bien nécessaire de connaître Platon et Jésus-Christ pour aimer la justice et défendre la vérité. Je ne le crois pas. Je ne pousserai pas le paradoxe jusqu’à dire que je crois le contraire, bien que toute culture digne de ce nom doive être naïve. Je dis naïve et pas autre chose. Naïve donc profonde, comme est profond tout ce qui naît du cœur sans la complicité de l’orgueil, comme est profond tout ce qui participe du sentiment de la communion des hommes, tous également torturés par les mêmes angoisses, tous ensevelis dans la même nuit. Ce mot de culture, pour moi, ne peut avoir d’autre sens que celui de l’expérience. Et il n’est d’expérience que de soi. Culture est douleur et courage. L’homme cultivé est toujours un homme meurtri, et qui, dans une certaine mesure, se survit à lui-même. Cet homme là est de toutes les classes, de tous les temps. Il n’a pas besoin de savoir lire. Il lui suffit d’avoir vu mourir, d’avoir aimé, d’avoir trompé, d’avoir été trompé, d’avoir éprouvé l’inquiétude de ses « fins dernières », et connu la solitude. Mais lire, écrire ? Jeux mesquins. Oui, tout le monde tire sa force de sa naïveté. C’est pourquoi les intellectuels forment une race si triste, si étrange, et en même temps odieuse et douloureuse. Pauvres gens ! Ils sont sans abri et sans racines ; la plupart d’entre eux connaissent la pire des solitudes : celle qui grelotte de froid et de peur, et qui grince des dents, celle qui n’a que la haine pour partage, et point l’amour. Étrange peuple, séparé de tout, et pitoyable. Ce sont eux, pourtant qui prétendent avoir le monopole et le dépôt de la culture. Petits bonhommes en sable, ils n’ont que du sable pour nourriture. Et ça ne fait pas un régime. »

Jean Guéhenno
2011.

Gustave Courbet

Autoportrait de l’artiste (Désespoir – Le désespéré). (Gustave Courbet). Vers 1844-45. Qatar Museums.

Ce tableau est exposé au Musée d’Orsay depuis le 14 octobre 2025.

Selon Le Monde du 21 octobre 2025 , L’Émirat du Qatar a acquis cette toile de Gustave Courbet pour environ 50 millions d’euros auprès de Monique Cugnier-Cusenier en 2014. Cette dame, membre d’une famille originaire de Franche-Comté, est décédée en mars 2025, à 86 ans, sans descendance. Ce tableau appartenait à sa famille depuis 1881. Son aïeul, propriétaire d’une marque de spiritueux, avait été un des mécènes du peintre. L’Émirat du Qatar a consenti à prêter la toile pendant cinq ans au Musée d’ Orsay. Mais, elle partira en 2030 à Doha, pour être exposée dans le futur Art Mill Museum, un musée gigantesque d’art moderne et contemporain, conçu par l’architecte chilien Alejandro Aravena. Le ministère de la Culture et le Qatar refusent de dévoiler les termes précis ni même la durée de l’accord qui sont supposés prévoir une rotation de l’œuvre entre les deux musées. Sur le papier, une toile aussi importante aurait dû être classée trésor national. Le Ministère de la culture ne veut pas froisser le Qatar, prêteur régulier des musées français, qui, en vertu d’un accord signé en 2024, s’est engagé à injecter 10 milliards d’euros dans l’économie française d’ici à 2030, dans la transition énergétique et l’intelligence artificielle notamment, mais aussi dans la culture. On peut rappeler que le budget d’acquisition du Musée d’Orsay s’élève à 2,7 millions d’euros.

Œuvre de jeunesse de Courbet, le tableau est accroché dans la toute première salle du parcours sur le côté gauche de la nef (salle 4) dédiée à la naissance du « réalisme » et aux liens entre la Révolution de 1848 et les arts. Le tableau dialogue avec les chefs-d’œuvre de Jean-François Millet et d’Honoré Daumier.

Cartel : Cet autoportrait de jeunesse que Courbet a conservé jusqu’à sa mort appartient à la tradition des ” têtes d’étude ” dans lesquelles l’artiste fait preuve de ses capacités à peindre les passions. À ses débuts, Courbet se met en scène dans différentes poses et attitudes, trahissant à la fois une affirmation de soi et une recherche d’identité. ici, le cadrage serré, l’expression outrée, l’éclairage violent suggèrent une émotion intense et soudaine dont l’origine mystérieuse se situe en dehors du cadre du tableau.

Lorsque l’oeuvre est exposée pour la première fois à Vienne en 1873 sous le titre de Autoportrait de l’artiste, Courbet vient de s’exiler en Suisse pour échapper à une peine de prison liée à son implication dans les événements de la Commune. C’est probablement le moment où il appose sur le tableau sa signature et le date de 1841 dans un rouge sanglant. Le tableau est exposé une seconde fois à Genève en 1877, quelques semaines avant sa mort, sous le titre Désespoir.

Ainsi cette image particulièrement dramatique fait le lien entre des épisodes de grande souffrance que Courbet a connus à divers moments de sa vie, illustrant de façon saisissante les difficultés de la condition de l’artiste.

Musée d’Orsay (CFA).

Louis Aragon

J’ai acheté hier chez Gibert Cézanne Des toiles rouges de Marie-Hélène Lafon en Livre de Poche (n°37980, 2025) (Première publication Flammarion, 2023).

Dans son introduction, elle rappelle :

« J’entends aussi les échos d’Aragon chanté par Ferré,

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
[…]
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient »

J’ai recherché et relu le poème d’Aragon dans l’édition de La Pléiade.

Spectacle à la lanterne magique

I. Quatorzième arrondissement

Chanté

Lieux sans visage que le vent
Ô ma jeunesse rue de Vanves
Passants passés Printemps d’avant
Vous me revenez bien souvent

Quartier pauvre où je me promène
Reconnais celui qui t’aima
La sonnette du cinéma
S’entendait avenue du Maine

Très tôt tes maisons s’aveuglaient
Je m’enfonçais dans tes façades
Les affiches des palissades
Avaient des loques et des plaies

J’arrivais au chemin de fer
Qui bordait la ville et la vie
Au fossé tant de fois suivi
Sans savoir vraiment pour quoi faire

Les trains n’y passaient presque plus
C’était un lieu d’herbe et de flâne
Où dans l’ortie et le pas d’âne
Des papiers ornaient les talus

Les amants guère n’y séjournent
Aujourd’hui plus qu’en ce temps-là
Comme alors j’en suis vite las
Et dans la rue Didot je tourne

Je vivais la plupart du temps
Dans un hôpital fantastique
Où l’obscénité des cantiques
Oubliait la mort en chantant

Les carabins c’est leur manière
Ils n’ont pas le cadavre exquis
Je n’y jouais qu’avec ceux qui
Leur succédaient dans ma tanière

Car comme on change de veston
À vêpres la lueur des lampes
Pour des visiteurs d’autre trempe
Inaugurait un autre ton

Qui s’en souvient Tous des pareils
L’air m’échappe à vous la chanson
Ô mes amis perdus ce sont
Choses qui sortent par l’oreille

Plusieurs sont morts plusieurs vivants
On n’a pas tous les mêmes cartes
Avant l’autre il faut que je parte
Eux sortis je restais rêvant

Décor de la salle de garde
Le soir était sombre à Broussais
Et dans son faux jardin dansait
La nuit solitaire et hagarde

Jeune homme qu’est-ce que tu crains
Tu vieilliras vaille que vaille
Disait l’ombre sur la muraille
Peinte par un Breughel forain

Tout le monde n’est pas Cézanne
Nous nous contenterons de peu
L’on pleure et l’on rit comme on peut
Dans cet univers de tisanes

On veille on pense à tout à rien
On écrit des vers de la prose
On doit trafiquer quelque chose
En attendant le jour qui vient

On sonne II faut bien que j’y aille
Tout ce sang Qu’est-ce qu’il y a
C’est sous le pont d’Alésia
Que l’on a fait ce beau travail

Dix jeunes hommes tailladés
Le front la nuque les épaules
Tous récitent le même rôle
A quoi bon rien leur demander

Il est donc des filles si douces
Que seulement pour y toucher
Ce ne semble plus un péché
Messieurs de vous égorger tous

J’ai peu dormi rêvé beaucoup
Était-il tôt Était-il tard
Je me tournais sur mon brancard
Tâtant les muscles de mon cou

Ça fait-il mal quand on les tranche
En tout cas c’est bizarre après
Ça pend tout autour On croirait
Du vulgaire corail en branche

Sommeil qui me frappe massue
Tu fais nos yeux noirs pour l’éclipse
Les sabots d’une apocalypse
Au galop me passent dessus

La lune éteint son anémone
Sur le seuil béant du néant
Et dans un branle de géants
Les démons baisent les démones

Je ne vois plus la lampe bleue
Dans les pavillons de morphine
Où la mort entre ses mains fines
Prend ses amants tuberculeux

Les doigts sur le linge s’agitent
À l’approche de pas feutrés
II sort d’un petit front muré
Le doux cri sourd des méningites

Brouillard brouillard de l’infini
Ça sent l’iode et la gangrène
Sur les lits de fer où s’égrènent
Les courts sanglots de l’agonie

Le satin de l’homme se lustre
Et pâlit et pareillement
Se ferment au dernier moment
Les yeux sans nom les yeux illustres

La brume quand point le matin
Retire aux vitres son haleine
Il en fut ainsi quand Verlaine
Ici doucement s’est éteint

Qu’est-ce à la fin que l’être emporte
Dans la fixité de ses yeux
Qu’y reste-t-il qui fut les cieux
Avec lui quelle étoile avorte

Il est là pâle sur son dos
Ses mains ont froissé les draps jaunes
Et dans le parc noir le vieux faune
N’entend plus jouer les jets d’eau

Ni le bruit que fait sur le marbre
L’éventail tombé d’une main
La bouche qui dit À demain
Ni les pas fuyants sous les arbres

Comme un dérisoire secret
Comme un rythme impair de mandore
Le voilà pour de bon qui dort
Sous le faux ciel d’or de Lancret

Ô fontaine à mi-voix qui pleure
Le voilà ce cour sous la pluie
Nul ici-bas n’est plus que lui
Dénué lorsque sonne l’heure

Et qu’on le porte dans un trou
L’égal enfin de tout le monde
Il verra que la mort est ronde
Où l’on repose n’importe où

Ce Lélian du bout du compte
Nous on lui préférait Rimbaud
Comme la grand’route au tombeau
Le ricanement à la honte

Ceux qui font métier d’être bons
C’est la honte qui les arrange
Ils donnent une robe à l’ange
Une cellule au vagabond

Les gens les gens Dieu les emmerde
Naître qui me le demanda
C’était l’époque de Dada
Qu’importe que l’on gagne ou perde

Renverse ta vie et ton vin
Tout nous paraissait ridicule
À nous sans soleil ni calculs
Enfants damnés des années vingt

Nous étions comme un rire amer
Au seuil de ce siècle sans voix
Ô mes compagnons je vous vois
Et vos bouteilles à la mer

Peut-être étions-nous un naufrage
Peut-être étions-nous des noyés
L’avenir a ses envoyés
Dont l’épaule est faite à l’outrage

Un jour ou l’autre nous serons
Le lys sur ceux qui nous marquèrent
Et vos certitudes précaires
Rouleront comme des marrons

De Montparnasse vers Plaisance
Ou la Porte de Châtillon
La réponse et la question
Semblant une égale Byzance

Ce que vous avez jamais cru
Déjà décroît comme un faubourg
Dans un bruit lointain de tambours
On a changé le nom des rues

L’histoire a passé dans son van
Votre grain songes décevants
Et voici que dorénavant
Il n’y a plus de rue de Vanves

Les Poètes. Gallimard, 1960. Repris dans Il ne m’est Paris que d’Elsa. Robert Laffont, 1964. Anthologie de poèmes d’Aragon consacrés à Paris. Photographies de Jean Marquis.

Les strophes 11, 13 à 15 et 27 du poème, déplacées et répétées, ont été mises en musique et interprétées en 1961 par Léo Ferré sous le titre Blues. Aragon a commenté la chanson dans Digraphe n°5, avril 1975. D’autres fragments, sur une musique de Marc Robine, ont donné lieu à une chanson fidèle au titre du poème, interprétée par Marc Ogeret en 1992.

https://www.youtube.com/watch?v=cpag_Yn2DPw

https://www.youtube.com/watch?v=ngZS2pT8KtQ

Pascal Pia – Jules Laforgue

Portrait de Jules Laforgue (Émile Laforgue). Couverture « Les Hommes d’aujourd’hui ».

En 1970, Pascal Pia a publié en Livre de Poche une très belle édition des Poésies complètes de Jules Laforgue avec 66 poèmes inédits.

Jean-Jacques Lefrère, grand spécialiste de Rimbaud, évoque Pascal Pia dans de nombreux passages de sa biographie de Jules Laforgue, publiée chez Fayard en 2005. J’en ai choisi deux.

« C’est l’un des plus beaux poèmes de Laforgue, l’un de ceux où sa « sensibilité qui se raille » – l’expression est de Léautaud – vibre à chaque vers :

Complainte d’un autre dimanche

C’était un très-au vent d’octobre paysage,
Que découpe, aujourd’hui dimanche, la fenêtre,
Avec sa jalousie en travers, hors d’usage,
Où sèche, depuis quand ! une paire de guêtres
Tachant de deux mals blancs ce glabre paysage.

Un couchant mal bâti suppurant du livide ;
Le coin d’une buanderie aux tuiles sales ;
En plein, le Val-de-Grâce, comme un qui préside ;
Cinq arbres en proie à de mesquines rafales
Qui marbrent ce ciel crû de bandages livides.

Puis les squelettes de glycines aux ficelles,
En proie à des rafales encor plus mesquines !
Ô lendemains de noce ! ô brides de dentelles !
Montrent-elles assez la corde, ces glycines
Recroquevillant leur agonie aux ficelles !

Ah ! Qu’est-ce que je fais, ici, dans cette chambre !
Des vers. Et puis, après ! ô sordide limace !
Quoi ! La vie est unique, et toi, sous ce scaphandre,
Tu te racontes sans fin, et tu te ressasses !
Seras-tu donc toujours un qui garde la chambre ?

Ce fut un bien au vent d’octobre paysage…

Dans une chronique parue dans Carrefour du 30 mars 1960, Pascal Pia commenta bien joliment ce poème :

« Vers 1920, il m’arrivait souvent d’aller rue Berthollet, soit chez Marcel Sauvage, soit chez Jean Dubuffet, et de refaire ainsi le chemin que faisait Laforgue, quarante ans plus tôt, quand la nostalgie le ramenait devant la maison qu’avait habitée sa famille. Je me répétais sa Complainte d’un autre dimanche :

C’était un très-au vent d’octobre paysage…

Je me la répète encore quand le hasard me conduit dans les mêmes parages. Et ce n’est pas le seul poème de Laforgue que j’ai retenu. Ces vers allant exprès de guingois, cette pudeur habillée d’ironie, ces tours qu’après Laforgue, Tinan, seul, a su attraper et qu’il a, lui, mis dans sa prose, pour qui les aime, ce sont des fêtes. » (Pages 346-347)

Marcel Sauvage habitait au 3, rue Berthollet. Jules Laforgue, lui, a habité au numéro 5 de 1879 à juillet 1881.

Plaque Rue Berthollet. Voie située dans le 5e arrondissement de Paris dans le quartier du Val-de-Grâce.

« En janvier 1970, Pascal Pia qui avait été dans sa jeunesse, entre autres multiples activités, le secrétaire de Dujardin, fit paraître, dans une collection du Livre de Poche dont le directeur lui avait passé commande, un volume regroupant les vers déjà publiés de Laforgue et une soixantaine de poèmes inédits ou présentant des variantes nouvelles. Il avait bénéficie de l’apparition, sur le marché parisien, d’une nouvelle marée de manuscrits inconnus, qui circulèrent à partir de 1965 et tout au long de l’année 1966. ils venaient cette fois des archives du Mercure de France : un des fils du directeur Paul Hartmann, successeur de Vallette – sans rapport avec le disciple de Schopenhauer -, augmentait ses revenus en bradant chez des libraires ces papiers oubliés dans l’immeuble de la rue de Condé. Á l’origine, ces manuscrits avaient été transmis à Mauclair en vue de l’établissement des Oeuvres complètes des années 1900, puis avaient regagné les bureaux du mercure pour un sommeil de plus d’un demi-siècle. Même en 1922, lorsque Jean-Aubry avait entrepris son édition d’Oeuvres complètes, la disponibilité de ce fonds ne paraît pas lui avoir été signalée, comme si Vallette en avait alors oublié l’existence. Ayant retrouvé ces manuscrits en 1947, Paul Hartmann les avait emportés en quittant le Mercure, mais sans jamais en faire usage. Ce fut après son décès que son fils, âgé d’une soixantaine d’années, les dispersa page à page, avec une désinvolture froide, chez des marchands d’autographes tels que Poulain (librairie Gallimard), Bernard et Marc Loliée, Vigneron (librairie des Argonautes, Lambert (librairie de l’Abbaye), Coulet-Faure. Ainsi fut éparpillée une bonne partie du manuscrit du sanglot de la terre et de nombreux textes en prose.
L’entreprise de reconstitution que mena Pia fut délicate : un libraire proposait l’autographe du début d’un poème sur son catalogue, tandis qu’un de ses confrères mettait en vente au même moment l’autographe qui donnait la fin. Pia n’eut parfois que quelques minutes pour prendre copie d’un ensemble de vers, et certains manuscrits, dont l’écriture tenait souvent du gribouillis, étaient raturés et chargés de retouches, de remaniements, de repentirs. Le fruit de cette quête endurante fut une édition en partie originale, qui, selon le critique René Lacôte, contraignit les bibliophiles à faire figurer un volume de la collection du Livre de Poche à côté d’éditions rares à tirage numéroté. » (Pages 615-616)

Les Complaintes suivi de Premiers poèmes. Édition de Pascal Pia.
Collection Poésie/Gallimard n°129.

Albert Camus – Pascal Pia

Carte de presse de Pascal Pia, directeur de Combat et d’Albert Camus, rédacteur en chef. Vers 1945.

Je viens de relire la Correspondance entre Albert Camus et Pascal Pia.

Pascal Pia et Albert Camus – Lyon 1940.

Pascal Pia (de son vrai nom Pierre Durand) est né le 15 août 1903 à Paris. Cet écrivain, journaliste, érudit et grand résistant français a laissé peu de place dans la littérature française du XXe siècle. Il connaissait pourtant à merveille la poésie de Baudelaire, Rimbaud et Jules Laforgue entre autres.
Il vient d’une famille modeste. Son père, Arthur-Émile Durand, était caissier, et sa mère Rosine Bertrand, employée aux Chemins de fer du Nord. Pendant la Première Guerre mondiale, le sergent-fourrier Durand est tué le 26 septembre 1915 sur le front de Champagne, aux abords de la ferme Navarin, le même lieu et le même jour où Blaise Cendrars a perdu son bras. En 1917, profondément révolté et individualiste, il quitte le domicile maternel, après le certificat d’études, pour vivre dans le Midi près de son grand-père maternel.
Il choisit le pseudonyme de Pascal Pia à dix-huit ans en souvenir de Félix Pyat, journaliste, créateur de la Société des gens de lettres et communard qui avait fondé en 1870 un journal baptisé… Le Combat !
Il revient à Paris dans les années 20 et fréquente les avant-gardes littéraires tout en restant farouchement indépendant. Il se lie dès 1920 avec André Malraux, autodidacte comme lui, qui lui dédiera Saturne, essai sur Goya (Gallimard, Collection Galerie de La Pléiade, 1950). À partir de 1921, il publie des poèmes en prose dans de nombreuses revues.
Avec son ami René Bonnel, il se lance en 1925 dans l’édition clandestine d’ouvrages érotiques : Les Onze Mille Verges et Les exploits d’un jeune don Juan d’Apollinaire, Le Con d’Irène de Louis Aragon, Mademoiselle de Mustelle et ses amies de Pierre Mac Orlan, revêtu de la couverture de la Bibliothèque rose, Histoire de l’œil de Lord Auch (pseudonyme de Georges Bataille), illustré par André Masson. Il écrit aussi des textes et des poèmes, qu’il attribue faussement à Apollinaire (Cortège priapique en 1925, Le Verger des amours en 1927), Baudelaire (À une courtisane en 1925, Les années de Bruxelles) ou Radiguet.
Il épouse Suzanne Lonneux le 12 novembre 1927. ils auront une fille, Colette.
Il travaille deux ans au quotidien de Lyon Le Progrès, puis à Paris à l’hebdomadaire antifasciste La Lumière, et, comme chef des informations générales, au quotidien Ce soir, dirigé par Louis Aragon et Jean-Richard Bloch.
Il arrive à Alger en août 1938 pour prendre la direction du quotidien du Front populaire Alger républicain qui commence à paraître le 6 octobre 1938. Albert Camus fait alors ses débuts dans le journalisme. Les deux hommes sympathisent. Ils ont une origine modeste et sont orphelins de guerre. Leur sensibilité politique, anarchisante et pacifiste, les rapproche aussi. Ensemble, ils publient de grandes enquêtes et assument en 1939 l’essentiel de la publication d’Alger républicain qui subit une censure répétée et connaît de grandes difficultés matérielles. Le journal défend une ligne antifasciste, mais aussi antimilitariste et ne manifeste pas d’hostilité au Mouvement nationaliste algérien. Sa position n’est donc pas assimilable à celle du Parti communiste algérien. Ils fondent ensuite un nouveau titre quotidien à partir du 17 septembre 1939, Le Soir républicain. Alger républicain est interdit le 28 octobre 1939 et Le Soir républicain le 10 janvier 1940 après seulement 117 numéros.
Pascal Pia revient en métropole le 8 février 1940. Il devient secrétaire de rédaction du journal ParisSoir, propriété de l’industriel Jean Prouvost, replié à Lyon de 1940 à 1942. Pia fait embaucher Camus à Paris-Soir. Ils essaient de lancer une revue, Prométhée, pour s’opposer aux intellectuels de la collaboration et à la NRF dirigée par Drieu la Rochelle. Pascal Pia est témoin à Lyon au mariage d’Albert Camus avec Francine Faure le 3 décembre 1940. Il utilise ses relations pour favoriser la carrière de son ami. Il envoie les manuscrits de L’Étranger et du Mythe de Sisyphe à André Malraux, Francis Ponge et Jean Paulhan. Les deux livres paraissent le 15 juin et le 16 octobre 1942 sous la couverture des éditions Gallimard. Le second est dédié à Pascal Pia. Caligula sortira des presses en 1944.
Pia s’engage très tôt dans la Résistance, Il devient à Lyon chef régional adjoint du mouvement Combat sous le pseudonyme de Pontault, puis secrétaire régional des Mouvements unis de la Résistance (MUR). Rédacteur en chef du journal Combat depuis 1942, il participe à la création de la Fédération de la presse clandestine.
À la Libération, en 1944, il devient directeur gérant de Combat et Albert Camus, rédacteur en chef. C’est un journal détaché de tout parti et organisation politique ou financière. Le pluralisme de l’équipe rédactionnelle qui est un atout au début, devient avec le temps le point faible du journal, l’époque étant devenue terriblement manichéenne. Pascal Pia dit alors : « Nous allons tenter de faire un journal responsable. Et comme le monde est absurde, il va échouer. »
Il abandonne le journal le 31 mars 1947. Son amitié avec Camus prend fin en juin 1947. Pascal Pia n’a pas supporté les accusations selon lesquelles il aurait rejoint le mouvement gaulliste. Sa rancune à l’égard de l’équipe qui n’aurait pas suffisamment démenti cette rumeur – et en particulier à l’égard de Camus – est définitive.
Il rejoint pourtant la presse du RPF gaulliste (Agence Express et Le Rassemblement). Il collabore aussi à L’Aurore, à Paris-Presse, au Journal du Parlement, au Bulletin de Paris.
Le 19 mai 1949, Pascal Pia préface La Chasse spirituelle, censé être un manuscrit inédit très recherché d’Arthur Rimbaud, texte que Verlaine prétendait avoir oublié chez sa femme Mathilde au moment de l’ escapade des deux poètes en Belgique. Le journal Combat publie des extraits du recueil qui est édité quelques jours plus tard au Mercure de France. Mais André Breton dénonce rapidement l’imposture, et les comédiens Akakia-Viala et Nicolas Bataille reconnaissent être les auteurs de ce faux.
Le 11 mai 1953 il est élu Satrape du Collège de Pataphysique aux côtés de Raymond Queneau, Jacques Prévert et Max Ernst.
Dans les années 50 et 60, il écrit des chroniques littéraires dans Carrefour (1138 en tout), La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire. L’ensemble de ses chroniques a été réuni par l’IMEC et publié aux éditions Fayard en 1999 et 2000 sous le titre Feuilletons littéraires I et II.
Cet homme est aussi une véritable agence de renseignements littéraires dont bien des chercheurs, bibliographes ou universitaires ont profité. En 1978, prolongeant et développant les travaux de Guillaume Apollinaire, Fernand Fleuret et Louis Perceau, il publie en deux volumes une somme, qui fait toujours référence, sur les livres de l’enfer de la Bibliothèque nationale de France où sont rangés les ouvrages réputés ou considérés comme contraires aux bonnes mœurs, compilation de centaines de notices sur des ouvrages licencieux, dont certains sont absents de la Bibliothèque nationale : Les Livres de l’Enfer. Bibliographie critique des ouvrages érotiques dans leurs différentes éditions du XVIe siècle à nos jours. (1978, réédité en 1998).
À la fin de sa vie, il refuse qu’on parle de sa personne et interdit que l’on écrive sur lui après sa mort. Dans une interview accordée en 1978 à Nicole Zand, du Monde, il revendique en outre le droit au néant. Il meurt à Paris le 27 septembre 1979 des suites d’un cancer de la moelle épinière.

Pascal Pia.

Sources
Roger Grenier, Pascal Pia ou le droit au néant. Collection L’un et l’autre, Gallimard, 1989.
Albert Camus – Pascal Pia Correspondance 1939-1947. Paris, Fayard-Gallimard, 2000.
Dictionnaire Albert Camus sous la direction de Jeanyves Guérin. Éditions Robert laffont. Collection Bouquins.

Chie Hayakawa – Pierre-Auguste Renoir

Nous avons vu hier soir à la Ferme du Buisson (Noisiel) le film japonais Renoir de Chie Hayakawa avec Yui Suzuki, Lily Franky, Hikari Ishida. (1 h 55). Il est sorti en salle le 17 septembre 2025 et a été présenté au Festival de Cannes.

La réalisatrice a obtenu à Cannes en 2022 (Section Un certain regard) avec Plan 75 une mention spéciale Caméra d’Or. Il s’agissait alors d’un film d’anticipation qui imaginait un programme d’euthanasie au Japon pour les personnes âgées. La cinéaste décrivait une société où les vieux sont mis au rebut.

Ici Fuki (Yui Suzuki), une préadolescente de 11 ans, se prépare à la mort de son père (Lily Franky), atteint d’un cancer en phase terminale. Sa mère (Hikari Ishida) est débordée et ne s’occupe guère d’elle.

L’histoire est située en 1987, lorsque la cinéaste (née en 1976) avait le même âge que son héroïne. Le scénario mêle quotidien et rêve. On remarque un certain impressionnisme dans les tonalités.

Le meilleur du film provient du jeu de la jeune Fuki, gamine mature, pleine de vitalité, d’énergie, mais vraiment désemparée face à l’attitude de ses parents. Elle est désœuvrée et cherche le contact avec les autres. Les adultes sont des marionnettes dominées par le système. Ils restent impassibles, n’expriment pas leurs émotions et ne supportent pas l’échec. L’incommunicabilité est totale.

Le titre Renoir avait attiré mon attention. Le tableau de Pierre-Auguste Renoir auquel fait référence Chie Hayakawa pour intituler son film ainsi est La petite Irène, peint en 1880. La réalisatrice explique ainsi ce choix : « Enfant, j’ai été enchantée par le tableau de Renoir et mon père m’en a offert une reproduction, une anecdote personnelle que j’ai intégrée dans le film. Comme Fuki, je suppliais mon père d’acheter une copie du tableau. C’est pour cela que j’ai décidé d’intituler le film Renoir, le lien avec le tableau ou le peintre ne va pas plus loin. Parmi les grands impressionnistes, Renoir est particulièrement populaire au Japon et, dans les années 1980, on pouvait trouver des répliques de ses œuvres dans de nombreux foyers. Ces reproductions étaient devenues un symbole de l’admiration japonaise pour l’Occident, et du désir de ” rattraper ” ce dernier. » (Propos de la cinéaste dans le Dossier de presse du film)

https://www.youtube.com/watch?v=8XMZnaK9eQQ

Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (La Petite Irène) (Pierre-Auguste Renoir).1880. Zurich (Suisse), Fondation Bührle.

Le Portrait d’Irène Cahen d’Anvers (Portrait de Mademoiselle Irène Cahen d’Anvers -La Petite Fille au ruban bleu-La Petite Irène) est une huile sur toile (65 × 54 cm) peinte par Pierre-Auguste Renoir en 1880. Le tableau est conservé aujourd’hui à la fondation Bührle à Zurich (Suisse).

Le banquier Louis Cahen d’Anvers a commandé en 1880 le portrait de ses trois filles en commençant par Irène, l’aînée. Les deux cadettes, Élisabeth et Alice, ont fait l’objet d’un second tableau de Renoir en 1881, intitulé Les Demoiselles Cahen d’Anvers (Rose et Bleu).
A l’origine, le tableau n’est pas apprécié par le commanditaire qui paie le peintre avec beaucoup de retard.

Irène Cahen d’Anvers (1872-1963) est âgée de 8 ans au moment du portrait. Elle se marie le 14 octobre 1891 avec le comte Moïse de Camondo. Le couple a deux enfants : Nissim de Camondo (1892-1917, mort pour la France), dédicataire du musée Nissim-de-Camondo à Paris, et Béatrice de Camondo (1894-1945), qui épousera Léon Reinach.
Elle quitte le foyer en 1896 puis divorce en 1902. Elle laisse à Moïse la garde complète de leurs enfants, se convertit au catholicisme et se remarie avec le comte Charles Sampieri.
En 1946, elle est devenue l’unique héritière légale de sa fille Béatrice Reinach, née Camondo, morte en déportation à Auschwitz en 1945 tout comme son mari et ses deux enfants, Fanny et Bertrand. Elle récupère le tableau qui avait été spolié par les nazis.

Sa sœur Élisabeth (1874-1944), l’une des petites filles du second portrait, ex-comtesse Jean de Forceville, puis ex-Mme Alfred Denfert-Rochereau – également Juive convertie en 1895 bien avant Irène – , est morte également à Auschwitz. Sa nièce, Colette Cahen d’Anvers, comtesse Armand de Dampierre (mort en déportation), a sauté d’un train en route vers son issue fatale, ce qui l’a sauvée.
Irène est décédée en 1963.

Son plus jeune frère Charles Cahen d’Anvers (1879 – 1957), banquier, hérita du château de Champs-sur-Marne. Il en fit don en 1934 à l’État en lui vendant le mobilier ancien réuni par ses parents.

Les Demoiselles Cahen d’Anvers (Rose et bleu) (Pierre-Auguste Renoir).1881. Musée d’art de São Paulo.

Louis Guilloux

Albert Camus et Louis Guilloux à Sidi-Madani. Mars 1948. Bibliothèques de Saint-Brieuc, Fonds Louis Guilloux.

Entre décembre 1947 et mars 1948, eurent lieu à soixante kilomètres au sud d’Alger, à douze kilomètres de Blida, dans l’Hôtel Transatlantique situé dans le village de Sidi-Madani, dans les gorges de la Chiffa, près du Ruisseau des Singes, des rencontres d’écrivains et d’artistes originaires de France et d’Algérie. Charles Aguesse (1903-1983), inspecteur des Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire en Algérie, assisté de Christiane Faure, Inspectrice Départementale de ce même service et sœur aînée de Francine Camus, était à l’origine de ces rencontres.
La perspective était offerte à des intellectuels de trouver à Sidi Madani un espace de paix et de réflexion, propice à leur propre travail de création. Ils découvraient aussi quelques aspects d’un pays inconnu de la plupart d’entre eux. Enfin et surtout, la possibilité leur était offerte de rencontrer et d’échanger avec des écrivains et artistes d’Algérie, riches d’une double culture, ainsi qu’avec des enseignants et des étudiants.
Ces rencontres furent importantes. Elles réunirent des personnalités du monde des arts et des lettres de France et d’Algérie, comme les écrivains Albert Camus, Francis Ponge, Jean Cayrol, Louis Guilloux, Michel Leiris, Mohamed Dib, Mohamed Zerrouki, Nabahni Kouriba, Emmanuel Roblès, Jean Sénac, Henri Calet, Louis Parrot, Jean Tortel, Brice Parain, Pierre Minet, André Mandouze, les artistes Marcel Damboise, Simon Mondzain, Jean de Maisonseul, Louis Bénisti, Sauveur Galliero, Baya, le musicien El Boudali Safir, le docteur Khaldi.
Charles Aguesse n’a pas été autorisé à renouveler cette expérience en 1949.
Louis Guilloux est resté en Algérie du 18 février au 24 mars 1948. Il a séjourné à Sidi-Madani du 18 février au 17 mars.
Albert Camus est arrivé à Sidi-Madani le 2 mars et y est resté jusqu’au 13.

Charles Aguesse, Journal de Sidi Madani. Alger-Lunel, EL Kalima Aspam. collection “Petits inédits maghrébins”, 2022.

Carnets de Louis Guilloux (1944-1974). Tome II. Gallimard, 1982. Pages 72-74.

« Après la visite aux singes, nous sommes retournés à Blida qui se trouve à une quinzaine de kilomètres de Sidi-Madani. Avant le concert, nous avons eu très largement le temps d’errer dans la ville et de retourner au marché indigène, que nous avions déjà vu en passant l’autre jour pour venir ici. Je pourrais en faire toute une description si je croyais au pittoresque, la couleur ne manquerait pas, ni le grouillement autour des étals chargés de toutes sortes de fruits, de gâteaux, de légumes, dans des couffins, sur des planchers, dans des baraques qui seraient un luxe dans la zone parisienne. La pauvreté des Arabes est celle des clochards. Le nombre de gens en haillons est immense. Beaucoup portent d’anciennes capotes militaires plus que hors d’usage. Les souliers sont une rareté et encore ne peut-on guère parler de souliers, mais de savates, de chaussures innommables. Les femmes, les enfants, les gosses vont pieds nus, on me dit que les arabes sont heureux, qu’ils n’ont besoin de rien, qu’il leur suffit d’avoir à manger pour aujourd’hui et qu’ils ne s’inquiètent pas du lendemain, que leur religion le veut ainsi. Je ne sais si cela est vrai mais ce qui est sûr, c’est que nous, Européens, nous pensons différemment, et que nos principes en tout cas voudraient que nous fassions quelque chose pour les tirer de cet état de misère qui est, à proprement parler, une honte. Je n’ai jamais été colonialiste mais après cet expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici une mauvaise conscience. Dans les rues de Blida, c’est un agent de ville portant exactement le même uniforme que les agents de ville de Saint-Brieuc qui règle la circulation, et le spectacle de cet agent, entouré d’une foule très bariolée d’hommes à turbans et à gandouras, de femmes voilées, de têtes coiffées du fez rouge, est une belle expression de ce qu’il y a la fois d’absurde et d’humoristique au sens humour noir, et de salaud, dans la situation. Je ne suis pas à l’aise. Je me sens parfaitement étranger, occupant. À ce concert, est arrivé le capitaine de gendarmerie. C’était le feld-kommandant. Il paraît, nous a dit Aguesse, que nous aurons des rencontres avec des musulmans « évolués », c’est à dire avec des bourgeois riches. Bon. Ce sont les collaborateurs. Je reviens ce matin d’un village arabe qui s’appelle la Chiffa. On ne peut imaginer l’ennui que c’est. Des maisons très pauvrement européennes de part et d’autre d’une route, de pauvres boutiques, c’est très ennuyeux. Mais attendons de voir plus loin, et de retourner à Alger, où nous n’avons encore passé que quelques heures. Ici, nous sommes en pleine campagne, sur la grand-route du Sud. On voit passer des cars portant : Route du Hoggar. Et, toute la journée, des Arabes, soit à pied, soit montés sur leurs petits bourricots. À quelques cent mètres d’ici, il y a une épicerie et un café maure où nous sommes déjà allés plusieurs fois. On y trouve toujours une bonne dizaine d’Arabes, vieux et jeunes, assis en train de bavarder, ou de tresser des couffins, mais, jusqu’à présent, pas de chanteurs, pas de conteurs. L’épicerie est minable d’apparence, mais l’épicier riche à millions. Il est vêtu à l’européenne. Mais il porte un fez. C’est un homme très obligeant. Chaque fois qu’on va le voir, il vous offre le café, ou le thé à la menthe. Il ne demande qu’à vous rendre service. C’est lui aussi un collaborateur. J’ai attendu bien tard pour quitter l’Europe, et je m’aperçois que bien des choses qui peut-être m’auraient enthousiasmé il y a vingt ou vingt-cinq ans, ne m’intéressent plus que médiocrement. Je me sens surtout étranger. Mais attendons. L’expérience ne fait que commencer. Il y aura demain dimanche tout juste huit jours de mon départ de Genève, et je n’en suis encore qu’à mon quatrième jour d’Algérie. En principe, Camus doit arriver ici dans deux ou trois jours. »

Albert Camus – Louis Guilloux

Je viens de lire L’ami Louis de Sylvie Le Bihan, Denoël, 2025. Le roman est assez décevant, mais son intérêt est de nous permettre de nous replonger dans l’oeuvre d’un des grands romanciers français du XXe siècle : Louis Guilloux (1899-1980).

Je renvoie à la recension de Gilles Cervera de cette nouveauté de ” la rentrée littéraire ” dans La Cause Littéraire :

https://www.lacauselitteraire.fr/sylvie-le-bihan-l-ami-louis-par-gilles-cervera

L’amitié entre Albert Camus et Louis Guilloux a été essentielle pour les deux auteurs. Le prix Nobel 1957 a fait une belle préface à La Maison du peuple, premier roman de son ami breton dont la première édition date de 1927.

Préface d’Albert Camus à La Maison du Peuple de Louis Guilloux. Caliban n°13, janvier 1948. Grasset, 1953. Les cahiers rouges, 2004.

Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd’hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n’est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d’études. On peut d’ailleurs essayer d’expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu’on ignore finit par vous l’apprendre.

Il reste qu’on peut avoir ses préférences. Et, pour moi, j’ai toujours préféré qu’on témoignât, si j’ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l’ont vécue une intolérance qui supporte mal qu’on parle d’un certain dénuement autrement qu’en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on traite souvent du prolétariat comme d’une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d’une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s’informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d’utiliser et de dégrader ce qu’on prétend vouloir défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j’admire et j’aime l’oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu’on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.

Ce grand écrivain, parce qu’il a fait ses classes à l’école de la nécessité, a appris à juger sans embarras de ce qu’est un homme. Il y a gagné du même coup une sorte de pudeur qui semble mal partagée dans le monde où nous vivons et qui l’empêchera toujours d’accepter que la misère d’autrui puisse être un marchepied, ni qu’elle puisse offrir un sujet de pittoresque pour lequel seul l’artiste n’aurait pas à payer. D.H.Lawrence rapportait souvent à sa naissance dans une famille de mineurs ce qu’il y avait de meilleur en lui-même et dans son oeuvre. Mais Lawrence et ceux qui lui ressemblent savent que, si l’on peut prêter une grandeur à la pauvreté, l’asservissement qui l’accompagne presque toujours ne se justifiera jamais. Par dessus eux-mêmes, leurs oeuvres portent condamnation, et les livres de Guilloux ne se soustraient pas à ce grand devoir. De La Maison du Peuple, son premier livre au Pain des rêves et au Jeu de Patience, ils témoignent tous d’une fidélité. L’enfance pauvre, avec ses rêves et ses révoltes, lui a fourni l’inspiration de son premier et de ses derniers livres. Rien n’est plus dangereux qu’un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur d’un artiste se mesure aux tentations qu’il a vaincues. Et Guilloux, qui n’idéalise rien, qui peint toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher l’amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet. Ce ton un et pur, cette voix un peu sourde qui est celle du souvenir témoigne pour celui qui raconte, vertus de style qui sont aussi celles de l’homme.

On mesure mieux encore la tentation vaincue en voyant Guilloux prendre pour sujet unique de Compagnons la mort d’un ouvrier. La pauvreté et la mort font ensemble un ménage si désespéré qu’il semblerait qu’on ne puisse en parler sans être Keats, si sensible, a-t-on dit, qu’il aurait pu toucher de ses mains la douleur elle-même. Il n’empêche que dans ce petit livre, qui a le ton des grandes nouvelles de Tolstoï (Ivan Ilitch, ici, est devenu maçon), Guilloux ne cesse de se maintenir à la hauteur exacte de son modèle, et surtout, oui, surtout, sans le majorer. Pas une seule fois le ton ne s’élève. Je défie pourtant qu’on lise ce récit sans le terminer la gorge serrée. Guilloux sait comme tous qu’il y a un tarif de la mort dans nos belles entreprises municipales et que mourir est devenu un luxe qu’on ne peut vraiment plus se permettre. Mais ce n’est pas de cela qu’il parle ; on ne relèvera pas une plainte dans Compagnons. Jean Kernevel, au contraire, semble mourir heureux. Simplement, devant cette joie inexplicable qui lui vient quelques instants avant sa fin, il n’exprime qu’une sorte de gauche surprise, comme si cette joie n’était pas dans l’ordre. « Qu’est-ce que j’ai, dit-il alors, qu’est-ce que j’ai. » Pourquoi dire plus, en effet ? Le bonheur demande une disposition à laquelle la pauvreté prépare moins bien qu’à la mort silencieuse.

Ceci dit, je trahirais Guilloux si je laissais croire qu’il est seulement le romancier de la pauvreté. Un jour que nous parlions de la justice et de la condamnation : « La seule clé, me disait-il, c’est la douleur. C’est par elle que le plus affreux des criminels garde un rapport avec l’humain. » Et il me citait un mot de Lénine, pendant le siège de Leningrad, alors qu’il voulait faire partciper au combat des prisonniers de droit commun : « Non, protestait un de ses compagnons, pas avec eux. – Pas avec eux, répondit Lénine, mais pour eux. » un autre jour Guilloux observait, à propos de l’humeur railleuse d’un de nos amis, que le sarcasme n’était pas forcément un signe de méchanceté. Je répondais qu’il ne pouvait passer, cependant, pour le signe de la bonté : « Non, dit Guilloux, mais de la douleur à quoi on ne songe jamais chez les autres. » J’ai retenu ces mots qui peignent bien leur auteur. Car Guilloux songe presque toujours à la douleur chez les autres, et c’est pourquoi il est avant tout, le romancier de la douleur. Les plus misérables créatures du Sang noir, aux yeux de leur auteur, ont une excuse dans la souffrance de vivre. On sent bien pourtant que douleur ne veut pas dire ici désespoir. Le Sang noir portait une bande désespérée : « La vérité de cette vie, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé. » Et cependant ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d’exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir ou de l’espoir. Nous sommes avec lui au coeur de ces terres inconnues que les grands romanciers russes ont tenté d’explorer. En vérité est-il un seul grand artiste qui n’y ait abordé au moins une fois ? Les êtres y courent à leur fin, à la fois solitaires et confondus, identiques et irremplaçables. Placés au-delà de la justification, ils se détachent alors avec la puissance de la vie, assez semblables à nous pour que nous les reconnaissions, mais portés au-dessus de nous, agrandis par la souffrance qui fixe leurs attitudes dans leur mémoire et les rend, pour finir, exemplaires : ce sont les grandes images de la compassion. Voilà le grand art de Guilloux qui n’utilise la misère de tous les jours que pour mieux éclairer la douleur du monde. Il pousse ses personnages jusqu’au type universel, mais en les faisant d’abord passer par la réalité la plus humble. Je ne connais pas d’autre définition de l’art, et si tant d’écrivains aujourd’hui font mine de s’en écarter, c’est qu’il est plus facile d’étonner que de convaincre. Guilloux s’est privé de cette facilité. Son goût presque désordonné pour les êtres, la longue confrontation qu’il poursuit avec un monde intérieur grouillant de personnages l’ont porté comme naturellement à l’art le plus difficile. Pour moi, qui vient de reprendre tous ses livres, il ne fait aucun doute que cette œuvre ne se compare à aucune autre.

Mais je n’ai pas encore parlé de La Maison du peuple, le premier livre de Guilloux. Je n’ai jamais pu le lire sans un serrement de coeur : je le lis avec des souvenirs. Il me parle sans arrêt d’une vérité dont je sais, malgré les professeurs de philosophie et de tactique, qu’elle passe les empires et les jours : celle de l’homme seul en proie à une pauvreté aussi nue que la mort : « Il savait, en écoutant le sifflet des locomotives, si le temps serait à la pluie. » J’ai si souvent relu ce livre que ce sont des phrases comme celle-là qui m’accompagnent, maintenant quand je l’ai refermé. Elles m’éclairent le personnage du père dont je connais par coeur les silences et les révoltes. Lui, si retranché, je le sens alors accordé au monde, comme au temps de sa jeunesse où il allait se baigner avec son meilleur ami. Cet ami lui-même a pris dans ma mémoire une place apparemment disproportionnée. Mais il vit en moi par son absence, et seulement parce qu’en une phrase Guilloux note que son père l’a perdu de vue après le régiment, sans que nous puissions savoir si cela a été dur ou non. Bel exemple de l’art indirect avec lequel Guilloux fait sentir combien la misère ôte de leurs forces aux passions qui lui sont étrangères.Un excès de pauvreté raccourcit la mémoire, détend l’élan des amitiés et des amours. Quinze mille francs par mois, la vie d’atelier, et Tristan n’a plus rien à dire à Yseult. L’amour aussi est luxe, voilà la condamnation.

Mais je ne veux pas refaire à gros traits ce qui est constamment suggéré par ce livre. Je voulais seulement dire que j’entretiens un long commerce avec lui et qu’il est de ceux qui se transforment dans le souvenir sans jamais s’épuiser. Voici plus de vingt ans, en tout cas, qu’il poursuit sa vie dans quelques coeurs, et qu’il y fait du bien, loin de son auteur qui ne le sait pas assez. De combien de livres, aujourd’hui, pourrais-je écrire ceci sans mentir, et lesquelles de nos œuvres donneront jamais une si pure occasion d’admirer leur art et d’aimer leur auteur ?