Juan de la Cruz

Saint Jean de la Croix (Francisco Antonio Gijón ) 1675. Washington, National Gallery of Art.

(Á la mémoire de Bernard Gille)

J’ai pu me procurer ces jours derniers Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes dans la collection Poésie/Gallimard. La préface de José Ángel Valente ainsi que la présentation et la traduction de Jacques Ancet sont très éclairantes. Je pense que les deux meilleures traductions en français de ce poème en français sont celle de 1641 du R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, republiée par Paul Valéry en 1941, et celle de 1997 de Jacques Ancet. On en compterait plus de 70.

Présentation de Jacques Ancet. Celui qui parle :

” (…) L’activité traductrice est toujours, en son fond, re-traductrice. “

” Seule, peut-être, la célèbre version du Père Cyprien de la Nativité de la Vierge me paraît transmettre quelque chose ; mais ce qu’elle nous donne à entendre est si profondément étranger au texte original que cette distance justifiait à elle seule toutes les tentatives postérieures. “

” Il n’est nul besoin, pour lire ses poèmes, de connaissances théologiques. “

” Être fidèle (…), c’est traduire un texte au plus près de son sens sans en rien changer au nom d’une soi-disant élégance qui a conduit à tant de ” belles infidèles ” (…). Pour nous, être fidèle, ce sera donc (…) privilégier l’exactitude aux dépens d’une idée de la ” beauté ” qui n’a plus cours. “

” Être ” fidèle ” (au sens courant) c’est finalement, être infidèle. “

“Traduire, ce n’est pas faire passer, comme on le répète trop souvent, c’est faire se rencontrer. “

” Mon but n’était pas d’aller vers Jean de la Croix par un parti pris archaïque intenable, mais de le faire revenir vers nous : de le faire entendre à partir de notre XX ème siècle finissant. “

En septembre ou octobre 1567, Jean de la Croix rencontre Thérèse d’Avila  qui réforme le Carmel et souhaite créer une branche masculine. Il fonde la première communauté des carmes réformés (ou déchaussés), vouée à l’observance de la règle primitive. Il va s’attirer le mécontentement et même la haine des carmes mitigés de l’Observance. Jean de la Croix est arrêté à Ávila dans la nuit du 2 décembre 1577, brutalisé et séquestré à Tolède dans un cachot minuscule et sordide du couvent des Pères de l’Observance, carmes hostiles à la réforme. Il est soumis pendant huit mois et demi à une solitude absolue et à un traitement inhumain. Il y compose les trente premières strophes du Cantique spirituel. Dans la nuit du 14 au 15 août 1578, il réussit à s’évader et à se réfugier chez les soeurs réformées de Tolède. C’est à la fin de 1578 qu’il compose la Nuit obscure. Son oeuvre n’a été éditée en Espagne qu’en 1618 et encore dans une édition tronquée. On sent dans ce poème le climat de métissage culturel dans lequel vivait Jean de la Croix. Des témoignages rapportent son éblouissement devant la beauté du ciel nocturne qu’il contemplait pendant des heures de sa cellule, ce qui explique la double valeur négative et positive prise par le symbole de la nuit dans sa poésie (D’après la chronologie figurant dans le dossier).

Jacques Ancet : ” On est là devant une des manifestations majeures de ce que l’on a pu appeler l'” exil espagnol ” : exil de toute une Espagne hétérodoxe, ouverte aux multiples courants qui la fondèrent et que l’autre, l’Espagne de l’Inquisition, de l’intolérance et du pouvoir ascendant de l’orthodoxie, n’a jamais pu tolérer. “

Carlos Saura a tourné en 1989 La Nuit obscure (La noche oscura), film franco-espagnol centré sur cet épisode de la vie du poète mystique. Juan Diego en est l’interprète principal.

Édition de 1941.

Nuit Obscure
Chansons de l’âme qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle

Dans une nuit obscure
par un désir d’amour tout embrasée
oh joyeuse aventure
sortis sans me montrer
quand ma maison fut enfin apaisée

Dans l’obscur et très sûre
par la secrète échelle déguisée
oh joyeuse aventure,
dans l’obscur et cachée
quand ma maison fut enfin apaisée

Dans cette nuit de joie
secrètement car nul ne me voyait
ni mes yeux rien qui soit
sans lumière j’allais
autre que celle en mon cœur qui brûlait

Et elle me guidait
plus sûr que la lumière de midi
au lieu où m’attendait…
moi, je savais bien qui
en un endroit où nul ne paraissait

Oh nuit qui as conduit
nuit plus aimable que l’aube levée
oh nuit qui as uni
l’ami avec l’aimée
l’aimée en l’ami même transformée

Contre mon sein fleuri
qui tout entier pour lui seul se gardait
il resta endormi
moi je le caressais
de l’éventail des cèdres l’air venait

Du haut du créneau l’air
quand sous mes doigts ses cheveux s’écartaient
avec sa main légère
à mon cou me blessait
et chacun de mes sens me ravissait

En paix je m’oubliai
j’inclinai le visage sur l’ami
tout cessa je cédai
délaissant mon souci
entre les fleurs des lis parmi l’oubli.

Nuit obscure Cantique spirituel et autres poèmes. Traduction Jacques Ancet. Poésie/Gallimard n°314. 1997.

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2023/07/06/bernard-gille-juan-de-la-cruz/

Úbeda (Jaén-Andalousie). Couvent de San Miguel où il est mort le 14 décembre 1591. Oratoire. Reliquaire de Jean de la Croix.

Bernard Gille – Juan de la Cruz

Segovia. Paseo de San Juan de la Cruz. Monument à Juan de la Cruz (José María García Moro)

Christian P. m’annonce aujourd’hui le décès de notre professeur, Bernard Gille, agrégé d’espagnol, maître assistant à l’U.E.R. d’études ibériques de l’université de Paris-IV. Nous avons suivi ses cours à L’Institut Hispanique (31 rue Gay-Lussac, 75005-Paris). Il animait aussi le Théâtre Espagnol de la Sorbonne (TES) dans les années 70.

Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) , le 02 juillet 2023
Nous avons la tristesse de vous faire part du décès de :

Monsieur Bernard GILLE
survenu le mardi 27 juin 2023 à l’âge de 88 ans.
Sa cérémonie aura lieu en l’Église Sainte-Thérèse de Boulogne-Billancourt (92100) le mardi 04 juillet 2023 à 10h30 .

Je me souviens particulièrement d’une magnifique explication de texte du poème Noche oscura del alma de Juan de la Cruz (Juan de Yepes Álvarez 1542-1591 ), le grand mystique espagnol du Siècle d’or. Thérèse d’Avila, réformatrice de l’ordre du Carmel, lui demanda de prendre en charge l’ordre masculin du Carmel. Il fonda l’ordre des Carmes déchaux. Il fut enfermé par les autorités de l’ordre qui refusaient sa réforme.

Extrait du poème La Nuit obscure faisant mention de la fuite le 17 août 1578 par l’escalier secret (plaque commémorative de la fondation du Carmel à Tolède).

Noche oscura del alma

En una noche oscura,
con ansias en amores inflamada
¡oh dichosa ventura!,
salí sin ser notada,
estando ya mi casa sosegada.

A escuras y segura
por la secreta escala, disfrazada,
¡oh dichosa ventura!
a oscuras y en celada,
estando ya mi casa sosegada.

En la noche dichosa
en secreto que nadie me veía,
ni yo miraba cosa
sin otra luz y guía
sino la que en el corazón ardía.

Aquésta me guiaba
más cierta que la luz de mediodía,
adonde me esperaba
quien yo bien me sabía,
en parte donde nadie parecía.

¡Oh noche, que guiaste!
¡Oh noche amable más que el alborada!
¡oh noche que juntaste
amado con amada,
amada en el amado transformada!

En mi pecho florido,
que entero para él solo se guardaba
allí quedó dormido
y yo le regalaba
y el ventalle de cedros aire daba.

El aire de la almena,
cuando ya sus cabellos esparcía,
con su mano serena ,
en mi cuello hería
y todos mis sentidos suspendía.

Quedéme y olvidéme,
el rostro recliné sobre el amado,
cesó todo y dejéme
dejando mi cuidado
entre las azucenas olvidado.

Chant de la nuit obscure de l’âme

Á l’ombre d’une obscure nuit,
D’angoisseux amour embrasée,
Õ l’heureux sort qui me conduit !
Je sortis sans être avisée,
Le calme tenant à propos ma maison en un doux repos.

Á l’obscur, mais hors de danger,
Par une échelle fort secrète,
Couverte d’un voile étranger,
je me dérobai en cachette,
(Heureux sort!) quand tant à propos ma maison était en repos.

En secret sous le manteau noir
De la nuit, sans être aperçue,
Ou que je pusse apercevoir aucun des objets de la vue,
N’ayant ni guide, ni lueur,
Que la lampe ardente en mon coeur.

Ce flambeau luisant me guidait,
Plus sûr que la torche allumée
Du plein midi où m’attendait
Celui que j’avais en pensée,
Là où nul vivant sous les Cieux ne se présentait à mes yeux.

Ô nuit que me conduis à point !
Nuit plus aimable que l’aurore,
Nuit heureuse qui as conjoint
L’aimée à l’aimé, mais encore
celle que l’amour a formée et en son Amant transformée.

Dans mon sein parsemé de fleurs
Qu’entier soigneuse je luy garde,
Il s’endort et, pour ses faveurs,
D’un chaste accueil je le mignarde,
Lors que l’éventail ondoyant d’un cèdre le va festoyant.

L’Aurore par ses doux zéphyrs
Ayant épars sa chevelure,
Mit sa main pleine de saphirs
Sur mon col, flattant ma blessure ;
Lors sa douceur tint en suspens l’entier usage de mes sens.

Je me tins coi et m’oubliai,
Penchant sur mon ami ma face,
Tout cessa, je m’abandonnai,
Remettant mes soins à sa grâce, comme étant tous ensevelis
Dans le beau parterre des lis.

Les Cantiques spirituels de saint Jean de la Croix (Traduction en vers français de R.P. Cyprien. 1641) Rouart, 1941.

Paul Valéry voit dans les poèmes de Jean de la Croix un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle (Cantiques spirituels, dans Variété, Bibliothèque de La Pléiade, tome I, 1957, p. 445 à 457). Il présente en ces termes cette traduction : ” Je propose aux amateurs des beautés de notre langage de considérer désormais l’un des plus parfaits poètes de France dans le R.P. Cyprien de la Nativité de la Vierge, carme déchaussé, jusqu’ici à peu près inconnu. ” André de Compans, en religion Cyprien de la Nativité de la Vierge, est né le 26 novembre 1605 à Paris et est mort le 16 décembre 1680 à Paris. C’est un prêtre carme déchaux parisien. Ses traductions concernent entre autres les œuvres fondamentales des réformateurs du Carmel, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila.

On ne peut déterminer avec précision la date de composition du poème : peut-être dans la prison de Tolède entre décembre 1577 et août 1578 ; peut-être quelques jours après l’évasion, à Jaén. Il a été commenté oralement et par écrit avant 1582. Le commentaire, fragmentaire, sert de base aux traités de la Montée du mont Carmel et de Nuit obscure de l’âme. (Notices et notes. Anthologie bilingue de la poésie espagnole. NRF, Bibliothèque de la Pléiade. 1995) Selon Jacques Ancet, la Nuit obscure et le Cantique spirituel seraient redevables à la tradition hébraïque (celle notamment du Chant des chants, ou Cantique des cantiques), ainsi qu’à la tradition arabe. Juan de Yepes fut béatifié le 25 janvier 1675, canonisé le 27 décembre 1726. Il a été déclaré docteur de l’Eglise catholique le 24 août 1926.

Collection Poésie Gallimard n°314. 1997. Traduction : Jacques Ancet.