De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.
Rimbaud aux siens
Aden, 25 mai 1881
Chers amis, Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.
Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage. Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! Tout à vous, Rimbaud
Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.
Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.
” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “
Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).
Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :
” Mais je vous préviens
Que je vis pour la dernière fois “
” Mais, je vous préviens, Je vis pour la dernière fois. Ni hirondelle ni érable, Ni roseau ni étoile, Ni eau de source, Ni son de cloche, Je ne troublerai plus les hommes, Et je ne visiterai plus leurs rêves Avec ma plainte inapaisée.”
1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.
Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)
Les assis (Arthur Rimbaud)
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs, Le sinciput plaqué de hargnosités vagues Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
Ils ont greffé dans des amours épileptiques Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !
Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges, Sentant les soleils vifs percaliser leur peau, Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges, Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.
Et les Sièges leur ont des bontés : culottée De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ; L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes, Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, S’écoutent clapoter des barcarolles tristes, Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.
– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… Ils surgissent, grondant comme des chats giflés, Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage ! Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.
Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves, Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors, Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !
Puis ils ont une main invisible qui tue : Au retour, leur regard filtre ce venin noir Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue, Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.
Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales, Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.
Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule Les bercent, le long des calices accroupis Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules – Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.
Poésies.
Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.
Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.
” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :
” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour qu’on les comprit bien.
M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de- mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud, sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart, le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui- même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “
Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “
(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)
Portrait d’Arthur Rimbaud (Pablo Picasso). 13 décembre 1960.
Arthur Rimbaud, l’adolescent génial et révolté, est très tôt devenu un mythe en France et dans le monde.
Ses identités multiples et contradictoires ont permis tant aux catholiques (Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud, Paul Claudel) qu’aux progressistes de s’approprier sa figure (Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Neruda)
Je crois que son influence a été plus grande dans le monde anglo-saxon (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Bob Dylan, Patti Smith) que dans le monde hispanique.
Pourtant, elle est évidente chez Pablo Neruda, particulièrement dans Residencia en la tierra (1935).
Le poète chilien cite une phrase d’Adieu (Une saison en enfer 1873-75) lors son discours de réception du Prix Nobel de Littérature le 13 décembre 1971.
Discurso pronunciado con ocasión de la entrega del Premio Nobel de Literatura.
« Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .
“Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: « A l’aurore, armés dune ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.) Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera. En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres. Así la poesía no habrá cantado en vano.”
Casa de Pablo Neruda de Isla Negra (Chile).
Dans sa maison d’Isla Negra, au bord du Pacifique, on peut remarquer en bonne place les photos de Walt Whitman, de Charles Baudelaire, mais aussi celle d’Arthur Rimbaud.
Pablo Neruda a écrit dans les années 50, pour le centenaire de la naissance du poète de Charleville, une bien curieuse ode à ” l’homme aux semelles de vent. “
Oda a Jean Arthur Rimbaud (Pablo Neruda)
Ahora en este octubre cumplirás cien años, desgarrador amigo. ¿Me permites hablarte? Estoy solo, en mi ventana el Pacífico rompe su eterno trueno oscuro. Es de noche.
La leña que arde arroja sobre el óvalo de tu antiguo retrato un rayo fugitivo. Eres un niño de mechones torcidos, ojos semicerrados, boca amarga. Perdóname que te hable como soy, como creo que serías ahora, te hable de agua marina y de leña que arde, de simples cosas y sencillos seres.
Te torturaron y quemaron tu alma, te encerraron en los muros de Europa y golpeabas frenético las puertas. Y cuando ya pudiste partir ibas herido, herido y mudo, muerto.
Muy bien, otros poetas dejaron un cuervo, un cisne, un sauce, un pétalo en la lira, tú dejaste un fantasma desgarrado que maldice y escupe y andas aún sin rumbo, sin domicilio fijo, sin número, por las calles de Europa, regresando a Marsella, con arena africana en los zapatos, urgente como un escalofrío, sediento, ensangrentado, con los bolsillos rotos, desafiante, perdido, desdichado.
No es verdad que te robaste el fuego, que corrías con la furia celeste y con la pedrería ultravioleta del infierno, no es así, no lo creo, te negaban la sencillez, la casa, la madera, te rechazaban, te cerraban puertas, y volabas entonces, arcángel iracundo, a las moradas de la lejanía, y moneda a moneda, sudando y desangrando tu estatura querías acumular el oro necesario para la sencillez, para la llave, para la quieta esposa, para el hijo, para la silla tuya, el pan y la cerveza.
En tu tiempo sobre las telarañas ancho como un paraguas se cerraba el crepúsculo y el gas parpadeaba soñoliento. Por la Commune pasaste niño rojo, y dio tu poesía llamaradas que aún suben castigando las paredes de los fusilamientos. Con ojos de puñal taladraste la sombra carcomida, la guerra, la errabunda cruz de Europa. Por eso hoy, a cien años de distancia, te invito a la sencilla verdad que no alcanzó tu frente huracanada, a América te invito, a nuestros ríos, al vapor de la luna sobre las cordilleras, a la emancipación de los obreros, a la extendida patria de los pueblos, al Volga electrizado, de los racimos y de las espigas, a cuanto el hombre conquistó sin misterio, con la fuerza y la sangre, con una mano y otra, con millones de manos.
A ti te enloquecieron, Rimbaud, te condenaron y te precipitaron al infierno. Desertaste la causa del germen, descubridor del fuego, sepultaste la llama y en la desierta soledad cumpliste tu condena. Hoy es más simple, somos países, somos pueblos, los que garantizamos el crecimiento de la poesía, el reparto del pan, el patrimonio del olvidado. Ahora no estarías solitario.
Poema escrito en el centenario del nacimiento de Rimbaud, 1954.
Nuevas odas elementales. Buenos Aires, Editorial Losada, 1955.
Portrait d’Arthur Rimbaud (Jean-Louis Forain). 1872. Dessin au lavis redécouvert par Jean-Jacques Lefrère.
Je relis Rimbaud et je me plonge dans la biographie publiée par le regretté Jean-Jacques Lefrère (1954 – 2015 ). Ce médecin, hématologue, directeur général de l’Institut national de Transfusion sanguine était aussi un spécialiste de Rimbaud, de Lautréamont et de Jules Laforgue. Il a publié Arthur Rimbaud Biographie chez Fayard en 2001. On peut lire aussi cet ouvrage de référence dans la collection Bouquins de Robert Laffont (édition de 2020). Jean-Jacques Lefrère codirigeait la revue par abonnement Histoires littéraires avec l’universitaire canadien Michel Pierssens. Il a réussi à retrouver des photos et des documents inédits de Lautréamont, de Rimbaud, de Laforgue mais aussi de Boris Vian et même des photos de Che Guevara !
Je relis le superbe poème de Rimbaud Larme. Ce texte de mai 1872 se trouve dans le recueil Vers nouveaux.
Larme (Arthur Rimbaud) Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Je buvais, accroupi dans quelque bruyère Entourée de tendres bois de noisetiers, Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise, Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert. Que tirais-je à la gourde de colocase ? Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer.
Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge. Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir. Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches, Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.
L’eau des bois se perdait sur des sables vierges, Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares… Or ! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages, Dire que je n’ai pas eu souci de boire !
Mai 1872.
Vers nouveaux.
On peut remarquer l’utilisation de l’ hendécasyllable (vers de 11 syllabes), ce qui est assez rare dans la poésie française, mais on peut le trouver aussi chez Banville et Verlaine. Rimbaud, poète voyant, est un chercheur d’or, un pêcheur de perles. Mais le texte se termine sur un sentiment d’échec, de frustration.
Après le Bal, le fêtard (Jean-Louis Forain). 1882. Pastel sur papier. Memphis, Dixon Gallery and Gardens.
Le texte de l’autographe de ce poème a été donné au peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) qui a 19 ans lorsqu’il rencontre Rimbaud en 1871. Il est surnommé Gavroche par la bande des zutistes. Le Cercle des poètes zutiques a été fondé par Charles Cros à partir de septembre-octobre 1871. Ils se retrouvent dans un local de l’hôtel des Étrangers, à l’angle des rues Racine et de l’École-de-Médecine. Forain héberge Rimbaud rue Campagne-Première de janvier à mars 1872 dans une chambre louée par Verlaine. Il sert aussi de messager entre les deux poètes. C’est un de leurs compagnons de bamboche. Leur intimité a aussi fait jaser. La femme de Verlaine, Mathilde Mauté (1853-1914), dans Mémoiresde mavie, publiés en 1935 après sa mort chez Flammarion, rapporte les propos suivants tenus par son mari : “Quand je vais avec la petite chatte brune, je suis bon, parce que la petite chatte brune est très douce ; quand je vais avec la petite chatte blonde, je suis mauvais, parce que la petite chatte blonde est féroce.” Elle ajoute : “J’ai su que la petite chatte brune, c’était Forain et la petite chatte blonde, Rimbaud.”
Proche d’Edgar Degas, Forain participe plus tard à quatre des huit expositions impressionnistes (1879, 1880, 1881 et 1886). Il se marie en 1891, est nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1893 et devient membre de l’Institut en 1923. Opposé à la Troisième République, il est antidreyfusard comme Edgar Degas, Auguste Renoir, Auguste Rodin, Paul Cézanne ou Paul Valéry. Au plus fort de l’affaire Dreyfus, il crée, avec le dessinateur Caran d’Ache (1858-1909), Psst… !, un journal hebdomadaire satirique qui paraît en 1898 et 1899. Il y publie des caricatures atroces des juges ou d’Emile Zola. Plusieurs sont antisémites. Pendant la guerre de 1914-1918, il est nationaliste et patriotard. Sur la fin de sa vie, il n’évoque qu’avec réticence ses années de jeunesse.
Samedi, nous avons vu à la BnF François Mitterrand (Galeries 1 et 2) la très belle exposition Apocalypse Hier et demain (4 février – 8 juin 2025). Quelques 300 pièces. Des œuvres de Dürer, William Blake, Goya, Odilon Redon, Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Henri Michaux, Unica Zürn. Des contemporains aussi : Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn, Abdelkader Benchamma, Anne Imhof.
Lettre du voyant (Arthur Rimbaud) à Paul Demeny. 15 mai 1871. Manuscrit. Paris, BnF. (CFA)
J’ai éprouvé une certaine émotion en voyant pour la première fois le manuscrit de la seconde lettre « du voyant ». Elle a été préemptée par la BnF en 1998 pour trois millions de francs. Ce texte de Rimbaud est touffu, parfois confus. Ses beaux éclairs sont très, très célèbres : « Je est un autre », « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », « le poète est vraiment voleur de feu ». C’est devenu quasiment un texte sacré de la poésie moderne. Pourtant le thème de la voyance dans la poésie précède Rimbaud. On le retrouve dans la Bible, chez Hugo, Gautier, Baudelaire.
Première lettre
La première ( « la petite ») de ces deux lettres fut écrite le 13 mai 1871 et adressée à Georges Izambard (1848-1931), ancien professeur de Rimbaud au collège de Charleville. Elle fut publiée la première fois par Izambard en octobre 1928 dans la Revue européenne. Il avait quitté l’enseignement public pour le journalisme. Cette lettre contient le poème Le Cœursupplicié. Arthur Rimbaud dépeint sa situation et définit une nouvelle poétique.
Seconde lettre La seconde lettre « du voyant » ( « la grande ») fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny (1844-1918), ami de Georges Izambard. Rimbaud avait fait sa connaissance lors de son séjour à Douai en septembre 1870. Il lui avait confié ses poèmes recopiés avec soin avec l’espoir d’être publié (cahier de Douai). Paterne Berrichon (1855-1922) (pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour), beau-frère posthume du poète, l’a fait connaître dans La Nouvelle Revue française le 1 octobre 1912. Elle a été reprise ensuite dans Le Grand jeu par Roger Gilbert-Lecomte (1907 – 1943). Elle contient trois poèmes : Chant de guerre parisien, Mes petites amoureuses et Accroupissements. Elle est plus précise et plus complète que la lettre précédente.
Arthur Rimbaud. Dessin de Paul Verlaine extrait du recueil des Poésies complètes de Rimbaud. 1895.
Charleville, 15 mai 1871
J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité : CHANT DE GUERRE PARISIEN
Le Printemps est évident, car Du cœur des Propriétés vertes Le vol de Thiers et de Picard Tient ses splendeurs grandes ouvertes.
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Ô Mai ! quels délirants cul-nus ! Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières, Écoutez donc les bienvenus Semer les choses printanières ! —————- Ils ont schako, sabre et tam-tam Non la vieille boîte à bougies Et des yoles qui n’ont jam, jam… Fendent le lac aux eaux rougies ! —————-
Plus que jamais nous bambochons Quand arrivent sur nos tanières Crouler les jaunes cabochons Dans des aubes particulières ! —————–
Thiers et Picard sont des Éros Des enleveurs d’héliotropes Au pétrole ils font des Corots : Voici hannetonner leurs tropes… ————— Ils sont familiers du grand Truc !… Et couché dans les glaïeuls, Favre Fait son cillement aqueduc, Et ses reniflements à poivre ! —————
La Grand Ville a le pavé chaud Malgré vos douches de pétrole Et décidément il nous faut Vous secouer dans votre rôle… —————
Et les Ruraux qui se prélassent Dans de longs accroupissements Entendront des rameaux qui cassent Parmi les rouges froissements !
A. RIMBAUD.
– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie – Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans. Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps. On n’a jamais bien jugé le romantisme. Qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé ! La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! – La suite à six minutes. – Ici j’intercale un second psaume hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je commence :
MES PETITES AMOUREUSES
Un hydrolat lacrymal lave Les cieux vert-chou : Sous l’arbre tendronnier qui bave, Vos caoutchoucs
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Blancs de lunes particulières Aux pialats ronds, Entrechoquez vos genouillères Mes laiderons !
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Nous nous aimions à cette époque, Bleu laideron ! On mangeait des oeufs à la coque Et du mouron !
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Un soir, tu me sacras poète Blond laideron : Descends ici, que je te fouette En mon giron ;
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J’ai dégueulé ta bandoline, Noir laideron ; Tu couperais ma mandoline Au fil du front.
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Pouah ! mes salives desséchées, Roux laideron Infectent encor les tranchées De ton sein rond !
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Ô mes petites amoureuses, Que je vous hais ! Plaquez de fouffes douloureuses Vos tétons laids !
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Piétinez mes vieilles terrines De sentiments; Hop donc ! Soyez-moi ballerines Pour un moment !…
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Vos omoplates se déboîtent, Ô mes amours ! Une étoile à vos reins qui boitent, Tournez vos tours !
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Et c’est pourtant pour ces éclanches Que j’ai rimé ! Je voudrais vous casser les hanches D’avoir aimé !
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Fade amas d’étoiles ratées, Comblez les coins ! – Vous crèverez en Dieu, bâtées D’ignobles soins !
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Sous les lunes particulières Aux pialats ronds, Entrechoquez vos genouillères, Mes laiderons.
A. R. Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, – moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze ! – je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres ! Je reprends : Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! — Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès ! Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque. L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant. Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons. En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. – Ce n’est pas cela ! Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. – Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes ; LesMisérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées. Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, jean La Fontaine, ! commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore, Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations ! Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Leconte de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles. Rompue aux formes vieilles, parmi les innocents, A. Renaud, – a fait son Rolla ; – L. Grandet, – a fait son Rolla ; – Les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, Cl. Popelin, Soulary, L. Salles ; les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, – la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. – Voilà. – Ainsi je travaille à me rendre voyant. – Et finissons par un chant pieux.
ACCROUPISSEMENTS
Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré, Le frère Milotus un œil à la lucarne D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré, Lui darde une migraine et fait son regard darne, Déplace dans les draps son ventre de curé.
Il se démène sous sa couverture grise Et descend ses genoux à son ventre tremblant, Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise, Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc, À ses reins largement retrousser sa chemise !
Or, il s’est accroupi frileux, les doigts de pied Repliés grelottant au clair soleil qui plaque Des jaunes de brioche aux vitres de papiers ; Et le nez du bonhomme où s’allume la laque Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.
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Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu Et ses chausses roussir et s’éteindre sa pipe ; Quelque chose comme un oiseau remue un peu À son ventre serein comme un monceau de tripe !
Autour, dort un fouillis de meubles abrutis Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ; Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres Qu’entr’ouvre un sommeil plein d’horribles appétits.
L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite ; Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons. Il écoute les poils pousser dans sa peau moite, Et parfois en hoquets fort gravement bouffons S’échappe, secouant son escabeau qui boite…
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Et le soir, aux rayons de lune qui lui font Aux contours du cul des bavures de lumière, Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond De neige rose ainsi qu’une rose trémière… Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.
Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être. Au revoir. A. RIMBAUD.
Lettre du Voyant. Rimbaud à Paul Demeny. Charleville, 15 mai 1871. Paris, BnF.
L’écrivain chilien Antonio Skármeta est mort mardi 15 octobre à l’âge de 83 ans. il est né le 7 novembre 1940 à Antofagasta, dans le nord du Chili. Il a étudié la philosophie à l’université du Chili, où il a travaillé des années plus tard comme professeur à la faculté de philosophie et comme metteur en scène de théâtre. Après le coup d’Etat militaire d’Augusto Pinochet en 1973, il s’est exilé en Argentine puis en Allemagne, où il a été ambassadeur du Chili dans les années 2000. Il a aussi animé un programme culturel à la télévision chilienne, El show de los libros, de 1992 à 2002. Il est surtout connu comme auteur de Ardiente paciencia (1985) (Une ardente patience, Le Seuil 1985. Traduction de François Maspero) Ce roman a été adapté au cinéma en 1994 sous le titre Le Facteur (Il postino) par Michael Radford avec Massimmo Troisi et Philippe Noiret, dans le rôle de Pablo Neruda. Skármeta avait réalisé lui-même en 1983 une première version de cette histoire. Sa pièce de théâtre, El plebiscito, a été le point de départ du film de Pablo Larraín No (2012) qui évoque la participation d’un jeune publicitaire à la campagne en faveur du « non » lors du référendum chilien de 1988. Celui-ci a marqué la fin de la dictature militaire d’Augusto Pinochet et a ouvert la voie à la transition démocratique chilienne.
Le titre Ardiente paciencia rappelle le poème de Rimbaud que Neruda avait évoqué lorsqu’il avait reçu le Prix Nobel de Littérature en 1971 :
” Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: A l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides Villes. (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.)
Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera.
En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres.
Así la poesía no habrá cantado en vano. “
Adieu ¯¯¯¯¯¯¯¯
L’automne, déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, – loin des gens qui meurent sur les saisons.
L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment… J’aurais pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère.
Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !
Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
Suis-je trompé ? la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ?
Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
¯¯¯¯¯¯¯¯
Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère.
Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, – des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. – Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne.
Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !… Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
Cependant c’est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, – j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; – et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.
Je lis deux courts textes de Pierre Bergounioux : Peindre aujourd’huiPhilippe Cognée et Cousus ensemble, publiés chez Galilée en 2012 et 2016. Le point commun : les dessins de Philippe Cognée dont peut voir en ce moment les oeuvres au musée Bourdelle (La peinture d’après), mais aussi au musée de l’Orangerie (Contrepoint contemporain). Les citations de Bergounioux m’ont fait relire Soir historique de Rimbaud.
Amaryllis I, II et III. 2022. Templon, Paris-Bruxelles-New York.
Soir historique
En quelque soir, par exemple, que se trouve le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques, la main d’un maître anime le clavecin des prés ; on joue aux cartes au fond de l’étang, miroir évocateur des reines et des mignonnes, on a les saintes, les voiles, et les fils d’harmonie, et les chromatismes légendaires, sur le couchant.
Il frissonne au passage des chasses et des hordes. La comédie goutte sur les tréteaux de gazon. Et l’embarras des pauvres et des faibles sur ces plans stupides !
À sa vision esclave, — l’Allemagne s’échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s’éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s’édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles.
La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! Le plus élémentaire physicien sent qu’il n’est plus possible de se soumettre à cette atmosphère personnelle, brume de remords physiques, dont la constatation est déjà une affliction.
Non ! – Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller. – Cependant ce ne sera point un effet de légende !
Oisive jeunesse
A tout asservie,
Par délicatesse
J’ai perdu ma vie.
Ah ! Que le temps vienne
Où les coeurs s’éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu’on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t’arrête,
Auguste retraite.
J’ai tant fait patience
Qu’à jamais j’oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la prairie
A l’oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D’encens et d’ivraies
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n’a que l’image
De la Notre-Dame !
Est-ce que l’on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse A tout asservie, Par délicatesse J’ai perdu ma vie. Ah ! Que le temps vienne Où les coeurs s’éprennent !
Mai 1872.
Le thème élégiaque de la jeunesse gâchée rappelle François Villon : “Je plaings le temps de ma jeunesse / Ouquel j’ay plus qu’autre gallé …”. Le poète stigmatise la stérilité de son existence pendant les années de bohème (août 70 à mai 72) : tout cela n’a mené à rien. Il déplore sa vie perdue alors qu’il n’a que dix-sept ans.
Arthur Rimbaud (Jean-Jacques Lefrère 1954-2015) Paris, éditions Fayard, 2001. Réédition Arthur Rimbaud. Biographie, avec une préface de Frédéric Martel, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2020.
Arthur Rimbaud. Gravure sur bois parue dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (Félix Vallotton) 1896.
Quand la Commune de Paris éclate en mars 1871, Arthur Rimbaud est dans les Ardennes à Charleville, sa ville natale. Plusieurs contemporains affirment qu’il s’est rendu à Paris et qu’il a intégré la Garde nationale en avril ou en mai 1871. Rien n’est moins sûr. Ses sympathies vont, bien sûr, à la Commune. Plusieurs poèmes le montrent clairement comme Chant de guerre parisien (1871) et Les Mains de Jeanne-Marie (1872 ?). Le premier a été écrit le 15 mai 1871, moins d’une semaine avant le début de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871). On le trouve inséré dans la célèbre Lettre du Voyant qu’il a envoyée le 15 mai 1871 à Paul Demeny (1844-1918). Cette correspondance définit une nouvelle poétique où l’actualité, l’objectivité ont toute leur place. Le poème, parfois difficile et obscur, tire sa force du contraste entre l’atmosphère bucolique et les réalités de la guerre civile. Les Mains de Jeanne-Marie est un hommage aux Communardes. Rimbaud renouvelle un thème plastique et littéraire classique : l’étude des mains (Théophile Gautier , Germain Nouveau, Paul Verlaine). Le prénom est clairement symbolique. Il renvoie à la sainteté et à la virginité de la mère du Christ, à l’héroïsme de Jeanne d’Arc. On peut y entendre aussi la Marianne républicaine. Cette femme s’oppose à l’aristocrate, à la bigote, à la courtisane. Le manuscrit porte la date de « fév. 1872 », mais il a peut-être été seulement recopié à cette date. La copie autographe par Rimbaud que Verlaine déclarait avoir perdu a été retrouvée et publiée en juin 1919, dans la revue Littérature (n°4), fondée par André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, alors dadaïstes. Le manuscrit est conservé à la Bibliothèque nationale.
Chant de guerre parisien
Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.
Ô mai ! Quels délirants cul-nus!
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
Ils ont schako, sabre et tam-tam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !
Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !
Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes…
Ils sont familiers du Grand Truc!…
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc
Et ses reniflements à poivre !
La Grand ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…
Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !
Les mains de Jeanne-Marie
Jeanne-Marie a des mains fortes, Mains sombres que l’été tanna, Mains pâles comme des mains mortes. – Sont-ce des mains de Juana ?
Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans les lunes
Aux étangs de sérénités ?
Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?
Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d’or ?
C’est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.
Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?
Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?
Ces mains n’ont pas vendu d’oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n’ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.
Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d’ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l’usine,
Un soleil ivre de goudrons.
Ce sont des ployeuses d’échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !
Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
L’éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
Une tache de populace
Les brunit comme un sein d’hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu’en baisa tout Révolté fier !
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d’amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
Á vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
Et c’est un Soubresaut étrange Dans nos êtres, quand, quelquefois, On veut vous déhâler, Mains d’ange, En vous faisant saigner les doigts !
Vigneux-sur-Seine. Les Briques Rouges. Inauguration du Monument en l’honneur de la Résistance le 7 mai 1967. (Jean-Pierre Demarchi 1928-1979)
De 1965 à 1972, j’ai habité à Vigneux-sur-Seine – 91, 7 rue de la Commune de Paris, dans le grand ensemble HLM Les Briques Rouges (architecte : Paul Chemetov).
Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle. 1891.
Phrases regroupe huit petits paragraphes tirés des Illuminations. Leur composition minutieuse montre bien qu’il ne s’agit pas là de notes éparses ou d’ébauches, mais d’une expérience nouvelle de forme brève en poésie. Le passage le plus connu est, bien sûr, le cinquième: portrait du poète en équilibriste… Rimbaud avait un frère et surtout deux soeurs : Vitalie (1858-1875), morte de tuberculose, et Isabelle (1860-1917). Arthur Rimbaud a assisté à l’enterrement de la première le crâne rasé, en signe de deuil. La seconde a été sa légataire universelle et a assisté à son agonie pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1891 à l’hospice de la Conception de Marseille .
Phrases
Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai. Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un “luxe inouï”, — et je suis à vos genoux. Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.
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Quand nous somme très forts, — qui recule? très gais, – qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de nous?
Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.
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– Ma camarade, mendiante, enfant monstre! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.
[Phrases II]
Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?
x x x
J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.
x x x
Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?
x x x
Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.
x x x
Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre je vous vois, mes filles ! mes reines ! x x x
Illuminations, 1872-1875. Publication en 1886.
Isabelle Rimbaud (1860-1917) vers 1900.Jeanne Rosalie Vitalie Rimbaud (1858-1875).