Emmanuel Levinas, Totalité et infini: essai sur l’extériorité. (Préface). 1961. Le Livre de poche. Biblio essais.
« L’épreuve de force est l’épreuve du réel. La violence ne consiste pas tant à blesser et à anéantir, qu’à interrompre la continuité des personnes, à leur faire jouer des rôles où elles ne se retrouvent plus, à leur faire trahir, non seulement des engagements, mais leur propre substance, à faire accomplir des actes qui vont détruire toute possibilité d’acte. Comme la guerre moderne, toute guerre se sert déjà d’armes qui se retournent contre celui qui les tient. Elle instaure un ordre à l’égard duquel personne ne peut prendre distance. Rien n’est dès lors extérieur. La guerre ne manifeste pas l’extériorité de l’autre comme autre ; elle détruit l’identité du Même. »
« Tout ce qui est soumis au contact de force est avili, quel que soit le contact. Frapper ou être frappé, c’est une seule et même souillure. Le froid de l’acier est pareillement mortel à la poignée et à la pointe. Tout ce qui est exposé au contact de la force est susceptible de dégradation. Toutes choses en ce monde sont exposées au contact de la force, sans aucune exception, sinon celle de l’amour. »
(Merci à Manuel qui m’a lu la citation de Simone Weil.)
Nicolas de Staël. Composition sans titre pour René Char, 1952.
René Char a découvert en 1934 le peintre Georges de La Tour (1593-1652) lors d’une exposition à l’Orangerie (Les peintres de la réalité en France au XVII ème siècle). Ce peintre, méconnu alors, surgit dans son imaginaire. Un tableau, intitulé Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme. 1650? Musée départemental d’art ancien et contemporain d’Épinal), le marque particulièrement. Il en achète plusieurs reproductions. Il va l’accompagner pendant de nombreuses années.
Pendant la seconde guerre mondiale, le résistant Char avait fixé au mur de son P.C. à Céreste (Alpes-de-Haute-Provence) la reproduction de ce tableau.
Il consacre plusieurs écrits au peintre.
Dans les Feuillets d’Hypnos 178, il dialogue avec le tableau en l’impliquant dans le contexte de Seconde Guerre mondiale. Il y évoque les «ténèbres hitlériennes».
Le Prisonnier (ou Job raillé par sa femme).1620-50. Epinal, Musée départemental d’art ancien et contemporain.
178
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l’homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
Feuillets d’Hypnos (1946), in Fureur et Mystère Poésie/Gallimard, 1967, p. 133.
Un autre texte de René Char, extrait aussi de Fureur et mystère, rend hommage à la Madeleine à la veilleuse.
Madeleine à la veilleuse (ou Madeleine Terff). vers 1642-44. Paris, Louvre.
MADELEINE A LA VEILLEUSE
par Georges de La Tour
Je voudrais aujourd’hui que l’herbe fût blanche pour fouler l’évidence de vous voir souffrir; je ne regarderais pas sous votre main si jeune, la forme dure, sans crépi de la mort. Un jour discrétionnaire, d’autres pourtant moins avides que moi, retireront votre chemise de toile, occuperont votre alcôve. Mais ils oublieront en partant de noyer la veilleuse et un peu d’huile se répandra par le poignard de la flamme sur l’impossible solution.
La Fontaine narrative, 1947, in Fureur et Mystère. Poésie/Gallimard, 1967, p. 215.
Dans Le Nu perdu , Char écrit un texte intitulé Justesse de Georges de LaTour. Il y fait allusion à des tableaux du peintre tels que Le tricheur ou Levielleur.
Le tricheur à l’as de carreau (ou Le Tricheur Landry). 1635. Paris, Louvre.Le Vielleur. 1631-36. Nantes, Musée des beaux-arts.
I
Justesse de Georges de La Tour
26 janvier 1966
L’unique condition pour ne pas battre en interminable retraite était d’entrer dans le cercle de la bougie, de s’y tenir, en ne cédant pas à la tentation de remplacer les ténèbres par le jour et leur éclair nourri par un terme inconstant. ٭
Il ouvre les yeux. C’est le jour, dit-on. Georges de La Tour sait que la brouette des maudits est partout en chemin avec son rusé contenu. Le véhicule s’est renversé. Le peintre en établit l’inventaire. Rien de ce qui infiniment appartient à la nuit et au suif brillant qui en exalte le lignage ne s’y trouve mélangé. Le tricheur, entre l’astuce et la candeur, la main au dos, tire un as de carreau de sa ceinture; des mendiants musiciens luttent, l’enjeu ne vaut guère plus que le couteau qui va frapper; la bonne aventure n’est pas le premier larcin d’une jeune bohémienne détournée; le joueur de vielle, syphilitique, aveugle, le cou flaqué d’écrouelles, chante un purgatoire inaudible. C’est le jour, l’exemplaire fontainier de nos maux. Georges de La Tour ne s’y est pas trompé.
Dans la pluie giboyeuse, in Le nu perdu 1964-1970 Poésie/Gallimard, 1978, p. 70.
Extrait d’un entretien de René Char avec Raymond Jean (Le Monde, 11 janvier 1969):
Pourquoi dans le texte central de Dans la pluie giboyeuse, avez-vous placé, côte à côte le peintre Georges de La Tour et le poème sur Albion?
Pour être celui, non qui édifie, mais qui inspire, il faut se placer dans une vérité que le temps ne cesse de fortifier et de confirmer. Georges de La Tour est cet homme-là. Baudelaire et lui ont des faiblesses mais pas des manques. Voilà qui les rend admirables. Georges de La Tour – ne souriez pas – est souvent mon Intercesseur auprès du mystère poétique, donc du mystère humain. Il n’y a pas d’auréole d’élu derrière la tête de ses sujets ni sur la sienne. Le peintre sait. Le peintre et l’homme. Je dis : sait, et non savait. Baudelaire également sait. Dieu et Satan sont chez lui tel le jour et la nuit chez de La Tour. Immense et juste allégorie ! C’est mortel, périssable, oui, mais c’est Imputrescible ! Capture de poète… Albion ? Permettez-moi d’affirmer que ce site, ce territoire superbe, étripé, empoisonné bientôt, couvert de crachats, démentiellement, pour des motifs sordides et sinistres, entre dans le contexte du Mal universel ; et si paradoxal que cela paraisse, il y a un exorcisme à lui opposer, point éloigné de celui que Georges de La Tour manie révolutionnairement, lorsqu’il peint Le Tricheur, ensuite Madeleine à la veilleuse, ou inversement.
Qu’entendez-vous par le dernier poème du livre et son titre Ni éternel, ni temporel?
J’aimerais disposer encore un peu de terre arable sur le rocher stimulant et obscur, avant de mourir. Ici mes intercesseurs sont des plus modestes : le corbeau et l’alouette. “
(Le plateau d’Albion a accueilli, de 1971 à 1996, les missiles qui constituaient une composante essentielle de la force de dissuasion nucléaire française. Les dix-huit silos à missiles et les deux postes de conduite de tir ont depuis été démantelés. Il y eut une vague de protestations lorsque l’installation des silos avait été soulevée en 1965-1966. L’Association pour la sauvegarde de la Haute-Provence avait organisé alors plusieurs manifestations, dont une à Fontaine-de-Vaucluse avec René Char, qui était l’auteur d’une affiche-poème emblématique, La Provence point Oméga.)
Bertrand Russell (Roger Fry). 1923. Londres, National Portrait Gallery.
Bertrand
Russell (1872-1970).
Prix Nobel de littérature 1950. Article
Is
there a God?, écrit
pour un numéro de l’Illustrated
Magazine de
1952(mais
qui ne fut jamais publié),
«De
nombreuses personnes orthodoxes parlent comme si c’était le travail
des sceptiques de réfuter les dogmes plutôt qu’à ceux qui les
soutiennent de les prouver. Ceci est bien évidemment une erreur. Si
je suggérais qu’entre la Terre
et
Mars
se
trouve une théière
de
porcelaine
en
orbite
elliptique
autour du Soleil,
personne ne serait capable de prouver le contraire pour peu que j’aie
pris la précaution de préciser que la théière est trop petite
pour être détectée par nos plus puissants télescopes.
Mais si j’affirmais que, comme ma proposition ne peut être réfutée,
il n’est pas tolérable pour la raison humaine d’en douter, on me
considérerait aussitôt comme un illuminé. Cependant, si
l’existence de cette théière était décrite dans des livres
anciens, enseignée comme une vérité sacrée tous les dimanches et
inculquée aux enfants à l’école, alors toute hésitation à croire
en son existence deviendrait un signe d’excentricité et vaudrait au
sceptique les soins d’un psychiatre
à
une époque éclairée, ou de l’Inquisiteur
en
des temps plus anciens. »
Dans son livre A Devil’s Chaplain (2003), le biologiste et éthologiste britannique Richard Dawkins (1941-) détaille ainsi le thème de la théière: « La religion organisée mérite la plus vive hostilité car, contrairement à la croyance en la théière de Russell, la religion organisée est puissante, influente, exemptée de taxes et systématiquement transmise à des enfants trop jeunes (le catéchisme commence à 7 ans) pour pouvoir s’en défendre. On ne force pas les enfants à passer leurs années de formation en mémorisant des livres farfelus sur les théières. Les écoles publiques n’excluent pas les enfants dont les parents préfèrent la mauvaise forme de théière. Les fidèles de la théière ne lapident pas les non-croyants en la théière, les apostats de la théière, les hérétiques de la théière ou les blasphémateurs de la théière. Les mères n’empêchent pas leurs fils d’épouser des shiksas de la théière sous prétexte que leurs parents croient en trois théières plutôt qu’une seule. Ceux qui versent le lait en premier ne mutilent pas ceux qui préfèrent commencer par verser le thé. »
Lors
d’une conférence
TED (Technology,
Entertainment and Design)
en
2002, il ajoute:
«[…] Strictement parlant, vous devriez être agnostique sur la question de l’existence d’une théière en orbite autour de Mars, mais cela ne signifie pas que vous considériez la probabilité de son existence comme étant égale à celle de sa non-existence. La liste des choses à propos desquelles nous devons être agnostiques strictement parlant ne s’arrête pas aux petites souris et aux théières. Elle est infinie. Si vous voulez en croire une en particulier, les licornes, les petites souris, les théières ou Yahvé, il vous incombe de le justifier. Il n’incombe pas au reste d’entre nous de dire pourquoi nous n’y croyons pas. Nous, les athées, sommes aussi des a-souristes et des a-théièristes. […]»
Richard Dawkins, 2009.
(Merci à Manuel de m’avoir fait connaître ces textes.)
Juan Ramón Jiménez (Juan de Echevarría). 1918 Vitoria. Museo de Bellas Artes de Álava.
Juan Ramón Jiménez est né le 23 de décembre 1881 à Moguer (Huelva) en Andalousie. Prix Nobel de littérature 1956. Il est mort en exil à San Juan (Porto Rico) le 29 mai 1958.
EL ESTUDIANTE
Sueña, sueña mientras duermes.
Lo olvidarás con el día.
(Día, alegre aprendizaje
de la gran sabiduría).
Aprende, aprende despierto.
Ya lo olvidarás dormido.
La Promenade au phare. Il est paru en Mai 1927 et en France, chez Stock, en 1929. Livre de poche n° 3019. Biblio.
Mr. et Mrs Ramsay passent leurs vacances sur l’île de Skye en Ecosse, avec leurs huit enfants et quelques amis. Il y a un étudiant impécunieux, un couple d’amoureux, une peintre, Lily Briscoe, un écrivain et un poète. Tout au long du texte, on entend la mer et, en leitmotiv, la promenade en bateau vers le phare. Les personnages de Mr. Ramsay et Mrs Ramsay sont inspirés par les parents de Virginia Woolf, Sir Leslie Stephens et Julia Stephen Duckworth (née Julia Jackson) Les deux grands thèmes du roman sont la fuite du temps et l’art.
Journal, 14 mai 1945.
«Ce sera assez court. Rien ne manquera au caractère de Père. Il y aura aussi Mère, Saint-Ives, l’enfance et toutes les choses habituelles que j’essaie d’inclure, la vie, la mort etc. Mais le centre, c’est l’image de Père, assis dans un bateau et récitant Nous périmes chacun tout seul, pendant qu’il aplatissait un maquereau moribond.»
Après la lecture du roman, Leonard Woolf, son mari, affirma que c’était un chef d’oeuvre: «entièrement nouveau… un poème psychologique” . Virginia Woolf pensait que ce roman, de loin le plus autobiographique de son œuvre, était le meilleur de ses livres. Elle l’envoya à son amie Vita Sackville West le 5 mai 1927 avec cette dédicace: «Pour Vita, de la part de Virginia (à mon avis le meilleur roman que j’ai jamais écrit).»
«Quand j’écris, je ne suis qu’une sensibilité.»
La première édition fut tirée à 3 000 exemplaires. Le livre se vendit mieux que tous les autres romans de l’écrivain et les gains permirent au couple d’acheter une voiture.
Julia Jackson, 1867. (Julia Margaret Cameron).
La Promenade au Phare. Traduction Maurice Lanoire. Stock 1929. Livre de poche. Pages 257-258.
«Le vent avait dispersé la traînée de fumée ; il y avait quelque chose de déplaisant dans la façon dont les bateaux se trouvaient placés.
La disproportion qui existait là lui semblait détruire une harmonie dans son propre esprit. Elle éprouvait un obscur sentiment de détresse. Il se confirma lorsqu’elle se tourna vers son tableau. Elle avait gaspillé sa matinée. Pour une raison ou pour une autre, elle ne pouvait pas arriver à équilibrer avec une précision absolue ces deux forces opposées, Mr. Ramsay et sa peinture ; et cet équilibre était pourtant nécessaire. Peut-être y avait-il quelque chose de défectueux dans sa composition ? Était-ce, se demandait-elle, la ligne du mur qui avait besoin d’être brisée, ou bien la masse formée par les arbres qui était trop épaisse ? Elle eut un sourire ironique ; car ne s’était-elle pas imaginé, en commençant, qu’elle avait résolu le problème ?
Quel était donc ce problème ? Il lui fallait s’efforcer de s’emparer de quelque chose qui lui échappait. Cette chose-là lui échappait lorsqu’elle pensait à Mrs. Ramsay ; elle lui échappait maintenant lorsqu’elle pensait à la peinture. Des phrases lui venaient. Des visions lui venaient. Et de beaux tableaux. De belles phrases. Mais ce dont elle voulait s’emparer c’était la discordance qui agit sur les nerfs, la chose elle-même avant qu’on en ait rien tiré. Procurez-vous cela et recommencez par le commencement, se disait-elle avec désespoir en se plantant fermement devant son chevalet. C’était un misérable appareil et bien imparfait, se disait-elle, que cet appareil dont les hommes se servent pour peindre ou pour sentir ; il fait toujours défaut au moment critique ; il faut héroïquement l’obliger à continuer sa tâche. Elle regarda fixement, les sourcils froncés. C’était la haie, évidemment. Mais on n’obtient rien en se faisant trop pressant. On ne fait que s’éblouir en regardant la ligne du mur ou en songeant – elle portait un chapeau gris. Elle était d’une étonnante beauté. Qu’elle vienne si elle doit venir, cette chose-là, se dit-elle. Car il y a des moments où l’on ne peut ni penser ni sentir. Et si l’on ne peut ni penser ni sentir, où se trouve-t-on?»
To the Lighthouse, 1925
« The wind had blown the trail of smoke about; there was something displeasing about the placing of the ships.
The disproportion there seemed to upset some harmony in her own mind. She felt an obscure distress. It was confirmed when she turned to her picture. She had been wasting her morning. For whatever reason she could not achieve that razor edge of balance between two opposite forces; Mr Ramsay and the picture; which was necessary. There was something perhaps wrong with the design? Was it, she wondered, that the line of the wall wanted breaking, was it that the mass of the trees was too heavy? She smiled ironically; for had she not thought, when she began, that she had solved her problem?
What was the problem then? She must try to get hold of something tht evaded her. It evaded her when she thought of Mrs Ramsay; it evaded her now when she thought of her picture. Phrases came. Visions came. Beautiful pictures. Beautiful phrases. But what she wished to get hold of was that very jar on the nerves, the thing itself before it has been made anything. Get that and start afresh; get that and start afresh; she said desperately, pitching herself firmly again before her easel. It was a miserable machine, an inefficient machine, she thought, the human apparatus for painting or for feeling; it always broke down at the critical moment; heroically, one must force it on. She stared, frowning. There was the hedge, sure enough. But one got nothing by soliciting urgently. One got only a glare in the eye from looking at the line of the wall, or from thinking—she wore a grey hat. She was astonishingly beautiful. Let it come, she thought, if it will come. For there are moments when one can neither think nor feel. And if one can neither think nor feel, she thought, where is one? »
Rainer Maria Rilke (1875-1926) séjourne à Paris d’août 1902 à juin 1903. Il veut pouvoir être seul et créer. Il a besoin de s’éloigner un temps de sa femme Clara, artiste qui a été l’ élève de Rodin et qu’il a épousée en 1901. Ils ont une fille, Ruth. Le poète a reçu commande d’une monographie sur le sculpteur. Son essai, Sur Rodin, paraît en avril 1903. Il repart de Paris en juin, mais revient en septembre 1905. Il s’installe alors à Meudon avec Rodin et devient son secrétaire. Ils se brouillent en mai 1906, puis se réconcilient en 1908. A Paris, Rainer Maria Rilke regarde Cézanne et travaille pour Rodin… L’exemple du travail du sculpteur, la découverte des toiles de Cézanne ont transformé son attitude poétique. La deuxième série de ses poèmes, (Le Livre des images, 1906, et surtout les Nouveaux Poèmes, 1907-1908) représente le concept de «Dinggedicht». Il se concentre sur le monde des choses. Il rompt avec la subjectivité et l’omniprésence du je. Il choisit des sujets plus objectifs: statues, fleurs, animaux (dont la Panthère) et cathédrales. Rainer Maria Rilke se situe entre deux artistes qu’il n’a jamais rencontrés : Baudelaire et Cézanne (décédé le 22 octobre 1906 à Aix-en-Provence). Il apprend combien ce dernier admirait, comme lui, Baudelaire : « Tu jugeras de mon émotion en apprenant que Cézanne, dans ses dernières années, savait encore par cœur et pouvait réciter sans oublier un seul mot ce poème, LaCharogne… (Lettre à Clara du 19 octobre 1907). Rilke rappelle que lui-même y avait fait référence dans LesCahiers de Malte LauridsBrigge, livre commencé en 1904 et achevé en 1910. Cézanne, comme Baudelaire, ne fait pas de différence entre le beau et le laid, le noble et l’ignoble. Tout trouve place dans son œuvre.
Portrait de l’artiste au fond rose (Paul Cézanne) v 1875. Paris, Musée d’Orsay.
XXIX
Une charogne (Charles Baudelaire)
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point, Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s’épanouir. La puanteur était si forte, que sur l’herbe Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D’où sortaient de noirs bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague, Ou s’élançait en pétillant ; On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l’eau courante et le vent, Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve, Une ébauche lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d’un oeil fâché, Épiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu’elle avait lâché.
Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous serez, ô reine des grâces, Après les derniers sacrements, Quand vous irez, sous l’herbe et les floraisons grasses. Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j’ai gardé la forme et l’essence divine De mes amours décomposés !
Les Fleurs du mal, Edition de 1861.
Vitrine de la boutique du poète-fleuriste, Stanislas Draber. 19 rue Racine. Paris VI.
Visite hebdomadaire chez Gibert Joseph, Boulevard Saint-Michel après une longue promenade dans Paris avec J. Au premier étage, je feuillette les nouveautés. Je tombe sur La mémoire tyrannique de l’auteur salvadorien Horacio Castellanos Moya (1957-), un écrivain que je connais très mal. Editions Métailié. Sortie: 13/02/2020. Traduction de René Solis. Titre original: Tirana memoria. Publié en Espagne par Tusquets en 2008.
En exergue, une citation d’Elias Canetti (1905-1994). Prix Nobel de Littérature en 1981.
Elias Canetti.
«Ne vaudrait-il pas mieux qu’il ne reste rien, absolument rien d’une vie? Que la mort implique que s’éteignent du même coup les images que les autres ont de vous? Ne serait-ce pas plus poli à l’égard de ceux qui vont prendre la suite? Car peut-être ce qui reste de nous forme-t-il une somme d’exigences qui les écrase. Peut-être pour cela l’homme n’est-il pas libre, parce que les morts sont trop présents en lui, et que ce trop rechigne à s’éteindre.»
Tout au long de sa vie, Elias Canetti n’a cessé d’écrire sur le thème de la mort. Note du 15 février 1942: «J’ai décidé aujourd’hui de noter mes pensées contre la mort telles que le hasard me les apporte, dans le désordre et sans les soumettre à un plan contraignant. Je ne puis laisser passer cette guerre sans forger en mon cœur l’arme qui vaincra la mort» Le livre qu’il projetait de lui consacrer a été publié en Allemagne en 2014: Das Buch gegen den Tod. Albin Michel a publié Le Livre contre la mort en 2018. La traduction de Bernard Kreiss a été reprise au Livre de poche en 2019.
C’est donc un ouvrage qu’Elias Canetti n’a pas réellement composé. Des inédits découverts après sa mort, forment les deux tiers de ce volume. L’auteur mêle notes, aphorismes, portraits et réflexions.
Résumé de La mémoire tyrannique: 1944. Lorsque Pericles, un journaliste critique du dictateur salvadorien, le “sorcier nazi”, est arrêté et emprisonné, son épouse Haydée, une jeune femme de la bonne bourgeoisie, décide d’écrire le journal des événements. Pendant qu’elle note ce qu’elle considère comme des conversations avec son mari – qui avant de devenir opposant a été collaborateur du régime –, elle raconte les progrès des arrestations, les interdictions de visite au pénitencier ainsi que ce qui se passe pour le reste de la famille, composée d’un côté de militaires, soutien du régime, et de l’autre des libéraux, opposés au tyran. Sur ce, un coup d’État contre le dictateur éclate, son fils Clemente, le fêtard, le coureur, l’ivrogne, est impliqué et raconte ce qui se passe chez les conspirateurs. Ses aventures parfois désopilantes alternent avec l’éveil de la conscience politique de Haydée, qui organise la rébellion avec d’autres femmes : épouses, filles, petites-filles, voisines, domestiques.
Il est aujourd’hui de bon ton de critiquer les côtés sombres du poète chilien: son séjour comme consul à Rangoon (Birmanie), ses rapports avec Josie Bliss en 1928, son mariage avec Maryka Antonieta Hagenaar (1930-1942), son lien avec sa fille Malva Marina, enfant hydrocéphale (1934-1943), son stalinisme etc. C’est un immense poète. «Ningún poeta del hemisferio occidental de nuestro siglo admite comparación con él», ha escrito el crítico literario Harold Bloom, quien lo considera uno de los veintiséis autores centrales del canon de la literatura occidental de todos los tiempos.” (Wikipedia en espagnol) Son amitié avec Federico García Lorca, son influence sur la poésie de la Generación de 1927 furent décisives. Residencia en la tierra(1925–1931), publié à Madrid en 1935, est un chef d’oeuvre. Son aide aux républicains espagnols fut aussi très importante. C’est le Victor Hugo de la littérature hispanique.
ODA A LA EDAD
Yo no creo en la edad.
Todos los viejos llevan en los ojos un niño, y los niños a veces nos observan como ancianos profundos.
Mediremos la vida por metros o kilómetros o meses? Tanto desde que naces? Cuanto debes andar hasta que como todos en vez de caminarla por encima descansemos, debajo de la tierra?
Al hombre, a la mujer que consumaron acciones, bondad, fuerza, cólera, amor, ternura, a los que verdaderamente vivos florecieron y en su naturaleza maduraron, no acerquemos nosotros la medida del tiempo que tal vez es otra cosa, un manto mineral, un ave planetaria, una flor, otra cosa tal vez, pero no una medida.
Tiempo, metal o pájaro, flor de largo pecíolo, extiéndete a lo largo de los hombres, florécelos y lávalos con agua abierta o con sol escondido. Te proclamo camino y no mortaja, escala pura con peldaños de aire, traje sinceramente renovado por longitudinales primaveras.
Ahora, tiempo, te enrollo, te deposito en mi caja silvestre y me voy a pescar con tu hilo largo los peces de la aurora!
Ne vous laissez pas séduire Car il n’est pas de retour. Déjà le jour approche Le vent de la nuit souffle Mais le matin ne viendra pas.
Ne vous laissez pas conter que la vie est peu de choses. Buvez la vie en grands traits Il sera toujours trop tôt Quand vous devrez la quitter.
Ne vous laissez pas rouler Vous n’avez pas trop de temps. Laissez pourrir les cadavres La vie l’emporte toujours Et l’on ne vit qu’une fois.
Ne vous laissez pas traîner Aux corvées et aux galères. De quoi donc auriez-vous peur? Vous mourrez comme les bêtes Après la mort le néant.
Sermons domestiques (Hauspostille, 1927).
Traduction de Jean-Claude Hémery, B. Brecht, Poèmes, L’Arche tome I, p. 139-140 reproduite dans Walter Benjamin, Oeuvres III (Commentaires de quelques poèmes de Brecht) Folio essais n°374. Pages 235-236. 2000.
« Le poète a grandi dans un faubourg dont la population était en majorité catholique; toutefois les ouvriers des grandes usines situées dans le périmètre urbain se mêlaient déjà aux éléments petits-bourgeois. Cela explique la teneur et le vocabulaire du poème Contre la séduction. Les gens étaient mis en garde par le clergé contre les tentations qui leur coûteraient cher dans une seconde vie, après leur mort. Le poète les met en garde contre les tentations qui leurs coûtent cher dans cette vie même. Il conteste qu’il y ait une autre vie. Le ton de sa mise en garde n’est pas moins solennel que celui des curés; ses affirmations sont tout aussi apodictiques. Comme les curés, il emploie le terme de tentation dans un sens absolu, sans complément; il leur emprunte leurs accents édifiants. Le ton solennel du poème peut ainsi vous induire à ne pas prendre garde à certains passages qui admettent plusieurs lectures et recèlent des beautés cachées.» ( Walter Benjamin, Oeuvres III (Commentaires de quelques poèmes de Brecht) Folio essais n°374. Pages 235-236. 2000.
Contra la seducción
No os dejéis seducir:
no hay retorno alguno.
El día está a las puertas,
hay ya viento nocturno:
no vendrá otra mañana.
No os dejéis engañar
con que la vida es poco.
Bebedla a grandes tragos
porque no os bastará
cuando hayáis de perderla.
No os dejéis consolar. Vuestro tiempo no es mucho. El lodo, a los podridos. La vida es lo más grande: perderla es perder todo.
Bertolt Brecht et Walter Benjamin. Skovsbostrand (Danemark) 1934.
Antonio Machado (Pablo Picasso). Exposition peinture-sculpture du 4 au 24 février 1955, Maison de la Pensée française, 2 rue de l’Elysée, Paris. Impr. Vogue, Paris, 1955.
Ce poème de 1913 toujours valable en 2020…
El mañana efímero A Roberto Castrovido La España de charanga y pandereta, Cerrado y sacristía, Devota de Frascuelo y de María, De espíritu burlón y de alma quieta, Ha de tener su mármol y su día, Su infalible mañana y su poeta. El vano ayer engendrará un mañana Vacío y ¡por ventura! Pasajero. Será un joven lechuzo y tarambana, Un sayón con hechuras de bolero, A la moda de Francia realista, Un poco al uso de París pagano, Y al estilo de España especialista En el vicio al alcance de la mano. Esa España inferior que ora y bosteza, Vieja y tahúr, zaragatera y triste; Esa España inferior que ora y embiste, Cuando se digna usar la cabeza, Aún tendrá luengo parto de varones Amantes de sagradas tradiciones Y de sagradas formas y maneras; Florecerán las barbas apostólicas, Y otras calvas en otras calaveras Brillarán, venerables católicas, El vano ayer engendrará un mañana Vacío y ¡por ventura! pasajero, La sombra de un lechuzo tarambana, De un sayón con hechuras de bolero: El vacuo ayer dará un mañana huero. Como la náusea de un borracho ahíto De vino malo, un rojo sol corona De heces turbias las cumbres de granito; Hay un mañana estomagante escrito En la tarde pragmática y dulzona. Mas otra España nace, La España del cincel y de la maza, Con esa eterna juventud que se hace Del pasado macizo de la raza. Una España implacable y redentora, España que alborea Con un hacha en la mano vengadora, España de la rabia y de la idea.
Campos de Castilla (1907-1917)
Le lendemain éphémère À Roberto Castrovido L’Espagne des fanfares et des tambourins basques, sentant le renfermé, fleurant la sacristie, dévouée à Frascuelo, à la Vierge Marie, d’esprit narquois et d’âme tranquille, aura son marbre, son jour de gloire, son lendemain inéluctable et son poète. Ce vain hier engendrera un lendemain vide et, par chance peut-être! passager. Ce sera un jeune homme, noceur, écervelé, un pénitent aux allures de danseur de boléro; réaliste à la façon de France, un peu mécréant à la mode de Paris, et à la manière d’Espagne spécialiste du vice à portée de la main. Cette Espagne inférieure qui prie et qui bâille, vieillie, aimant le jeu, bagarreuse et triste, cette Espagne inférieure qui prie et fonce tête baissée, quand elle daigne se servir de sa tête, verra encore longtemps se produire des hommes aimant les traditions sacrées, les formes et manières sacrées; fleuriront les barbes apostoliques et d’autres calvities sur d’autres crânes brilleront, vénérables et catholiques. Ce vain hier engendrera un lendemain vide et, par chance peut-être! passager, l’ombre d’un noceur écervelé, d’un pénitent aux allures de danseur, cet hier de vide ne donnera qu’un lendemain de vide. Comme la nausée d’un ivrogne gorgé de mauvais vin, un rouge soleil couronne de trouble lie les cimes de granit; il y a un lendemain écœurant écrit dans l’après-midi pragmatique et douceâtre. Mais une autre Espagne naît, l’Espagne du ciseau et de la masse, avec cette jeunesse éternelle qui se fait à partir du passé robuste de la race. Une Espagne implacable et rédemptrice, une Espagne qui commence à poindre tenant en main la hache vengeresse, Espagne de la rage, Espagne de l’idée.