Friedrich Nietzsche – Gustave Flaubert – Arthur Rimbaud

Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)

Les assis (Arthur Rimbaud)

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
– Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.

Poésies.

Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.

https://www.youtube.com/watch?v=brgEiX5HfGM

Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.

” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :

” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour
qu’on les comprit bien.

M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au
lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand
il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et
jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de-
mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef
dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais
qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent
bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud,
sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart,
le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très
rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de
bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons
plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout
appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-
même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “

Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “

(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)

Emmanuel Levinas 1906-1995

Emmanuel Levinas.

(Merci à Manuel de m’avoir fait connaître ce texte.)

” Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. Le camp portait — coïncidence singulière — le numéro 1492, millésime de l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L’uniforme français nous protégeait encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire — et les enfants et les femmes qui passaient et qui, parfois, levaient les yeux sur nous — nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable.
Mais nous n’étions plus au monde. Notre va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et l’angoisse de nos yeux, les lettres qu’on nous remettait de France et celles qu’on acceptait pour nos familles —, tout cela se passait entre parenthèses. Êtres enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est l’archétype de tout internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors, aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?
Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité — pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé — un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui — c’était incontestable — nous fûmes des hommes.
Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d’Égypte. Et son aboiement d’ami — foi d’animal — naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil. “

Emmanuel Levinas est né en 1906 à Kaunas en Lituanie. Il arrive en France à l’âge de 17 ans pour étudier la philosophie à l’université de Strasbourg. Il obtient son doctorat en 1930 à Strasbourg avec une thèse consacrée à la Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Deux ans plus tard, après sa naturalisation, il effectue son service militaire et obtient par concours le titre d’interprète-stagiaire, grade assimilé à celui d’adjudant. Il est mobilisé fin août 1939 comme traducteur pour le russe et est affecté en mai 1940 au 2ème bureau de l’État-major de la 10ème Armée, stationné dans la Somme.

Il est fait prisonnier et est détenu à Rennes et à Laval entre juin 1940 et avril 1942. Il est ensuite transféré au Frontstalag de Vesoul pour deux mois avant d’être envoyé en juin 1942 au stalag XI-B de Fallingbostel, entre Brême et Hanovre en Allemagne. Ce Stalag abrite 32 000 prisonniers. Il fait partie des 70 soldats juifs regroupés dans deux baraques à part. Ils composent un commando spécial de bûcherons conduits chaque jour en forêt pour y couper le bois. “

Paru en 1975 dans un recueil intitulé Celui qui ne veut pas se servir des mots, publié en l’honneur du peintre Bram Van Velde par les édition Fata Morgana de Montpellier. Repris dans Difficile liberté. Livre de poche. Biblio Essais N° 4019.1984

María Zambrano 1904 – 1991

María Zambrano. 1984. (Raúl Cancio).

“María Zambrano no sólo es una estación de tren.”

Une demande de Manuel sur les textes de María Zambrano et l’exil m’a obligé à me replonger dans certains de ses articles. J’ai aimé El saber de experiencia.

Maria Zambrano à son arrivée à l’aéroport de Madrid-Barajas, le 20 novembre 1984, après quarante ans d’exil. A ses côtés, Jaime Salinas, Directeur du Livre, et fils du grand poète Pedro Salinas.

El saber de experiencia, (Notas inconexas)

Lo grave del saber de experiencia es que, si es verdadero, llega después, no sirve y es intransferible. Viendo la pureza de los racimos de uvas, he visto la tersura, la transparencia, la perfección que habría de tener el saber de experiencia y que raramente aparece y que, cuando aparece, sirve tal vez para muchos siglos después, como hace la tierra para dar, con la experiencia y el cultivo, esa perfección de los racimos.

*** 

El hombre es el ser en el cual ser y realidad no coinciden. Y si no coinciden ante él ni para él es porque no coinciden en él, no se da al ser y a la realidad coetáneamente, al mismo tiempo, sino en rarísimos momentos, extraordinarios, creadores, fecundamente inacabables, eso sí. Como realidad, el hombre. al igual que todo ser viviente, necesita alimentarse, como ese ser al que no puede renunciar le es dado, impuesto, el alimentar, o séase, el darse, el darse cuando todavía no es. ¿Cómo, pues, lograrse el ser humano si, de ese saber de experiencia, no logra trasmitir a alguien la experiencia, dejársela a alguien? No hace falta ser padre ni maestro, ni discípulo ni hijo, para querer dejar algo así como la expresión concentrada, como una bebida de la propia vida, de aquello que nos ha sido dado como obligación sagrada a reverenciar y a querer, aquello que nos ha movido, aquello por lo que nos movimos. ¿Cómo puede troncarse este afán, este afán y esta imposición de ser y de realidad coetáneamente sin acortar siquiera un poco la distancia entre las dos caras o aspectos de la vida de una sola criatura cuando se sabe? Y, si no se supiera, ¿qué se seria?. Se sería propiamente un «ser» humano o se dejaría de ser humano. ¿Habrá la posibilidad, Señor, de dejar de ser humano para que coincidan, como en un racimo de uvas, puro, blando, duro, cándido, perfecto, ser y realidad? ¿Cuál es el camino?

*** 

Ha de haber muchos caminos. Ha de haber varios para cada persona, pues que varios son los tiempos, y no me refiero solamente a las circunstancias, sino al modo de vivir el tiempo y al modo de sufrirlo.

*** 

Todo este exordio, un tanto impertinente, precede a algo más impertinente todavía, que es – no tengo más remedio que decirlo – hablar de mí misma, de algo que le ha ocurrido no sé si a mí misma o a quién, quizá a alguien que está en trance de nacer, de renacer, para no volver a nacer más, en un ser ya cumplido o bien en un ser prometido y castigado a tener que seguir.
Quiero referirme a mi llegada a España que fue por Madrid.
Durante el inmenso exilio, al cual yo no veía el fin, cada vez que me asaltaba el pensamiento de volver a España, lo aplazaba. ¿Es que había encontrado mi lugar en el exilio? No. No era mi patria el exilio. Pero, cada vez que pensaba volver, lo difería. No era entonces. No podía ser. Ahora, cuando he vuelto, ha sido casi sin sentirlo. Y cuando he visto las fotografías de los casi siempre calumniados fotógrafos y hasta leído las impresiones de los casi siempre tergiversados periodistas – que están ahí para cargar con todas las culpas ajenas -, he recordado el ayer.
Al salir de España, en 1939, prevaleció en mí la imagen y la realidad, la realidad que después se hizo imagen, pero una imagen real. Tuvimos que pasar la frontera de Francia uno a uno, para enseñar los más la ausencia de pasaporte, que yo sí tenia, por haberlo sacado con mucha anterioridad, cuando tuve que ir a Chile. Y el hombre que me precedia llevaba a la espalda un cordero, un cordero del que me llegaba su aliento y que por un instante, de esos indelebles, de esos que valen para siempre, por toda una eternidad, me miró. Y yo le miré. Nos miramos el cordero y yo. Y el hombre siguió, y se perdió por aquella muchedumbre, por aquella inmensidad que nos esperaba del lado de la libertad.
¿Qué hacer ahora? Yo no volví a ver aquel cordero, pero ese cordero me ha seguido mirando. Y yo me decía y hasta creo que llegué a decírselo a media voz a algún amigo o a algún enemigo, o a nadie, o al Señor, o a los oliyos, que yo no volvería a España sino detrás de aquel cordero.
Y luego he vuelto. Y el cordero no estaba esperándome al pie del avión. Ahora bien, procuré, cuando ya puse el pie en tierra, quedarme completarnente sola y pisar la tierra española sola, sin apoyo. Pero el hombre del cordero no estaba. ¿Cuándo he venido a darme cuenta? Pues ahora, cuando, tal vez por misericordia, tal vez por veracidad, me han dicho algunas personas, que estimo, que he llegado a la hora precisa, que he llegado cuando debía de llegar y como debía de llegar. Y, cuando he visto las imágenes que sacaron los fotógrafos que me aguardaban, tan conmovedoras, tan blancas,tan puras, entonces vi que el cordero era yo. El hombre no aparecía sosteniéndome en su espalda porque yo me había asimilado al cordero.

*** 

El hombre, para ser, tiene que asimilarse, así como para pervivir en la realidad tiene que asimilarla. Al asimilarse, se asimila a alguien. Un cierto temblor me da de recurrir, hablando de mí (pero, Señor, yo soy una criatura humana y no tengo la culpa) al libro más sagrado de nuestra tradición occidental, donde se habla de Aquel asimilado al Verbo por toda la etemidad, superior al Dios de Abraham, Dios no de sacrificio, sino el que ofreció el pan y el vino, la eucaristía. Entonces, esto quiere decir que para que la criatura humana sea tiene que asimilarse, por muy indignamente que esto aparezca si esto se mira desde el punto de vista nada grato y nada fecundo de la jerarquía. Se puede ir en la misma procesión siendo el primero, que en el orden litúrgico el último es el que cuenta. Se puede ser de una filiación, de una filialidad: la del cordero.
Así, los largos años de exilio me han servido, sin que yo me lo propusiera, pues que de habérmelo propuesto sería una alegoría o una caricatura, o una locura de manicomio simplemente, para irme asimilando al cordero y a aquella mirada indecible, a aquella mirada que no intento transcribir en palabras, a aquel silencio del cordero, un aliento que sentí como vida, como vida de alguien que sabe que está destinado a morir y lo acepta. De alguien que transciende la muerte misma y que a veces, eso sí, en los paseos que he dado en los campos del Jura – de donde salió el librito Claros del bosque -, permitía que yo viese a lo lejos un cordero, una criatura que también podía ser una paloma (más adecuada a mi alma femenina, más adecuada a la imagen de la libertad y del amor, más adecuada inclusive a la tercera persona de la Santa Trinidad), pero no, lo que se me aparecía en lontananza era el cordero. Y yo iba hacia el cordero; y claro está que no llegaba nunca, que no podía llegar por mucho que yo anduviese – Y no he sido tan mala andarina -, pues cuando llegaba al lugar no estaba, porque no era ése su lugar, no era sobre la tierra, sino entre cielo y tierra, o quién sabe entre qué cielo y qué tierra prometida.
Pero yo andaba hacia aquello que se llama lontananza. Digo esta palabra porque en una de las huidas del Ejército vencido, el mío, alguien les preguntó: «¿A dónde vais?» «¡A lontananza!», respondieron. Iban huyendo, como fui huyendo yo, a lontananza. Porque en la lontananza ha de estar desde siempre, desde el fondo de las edades, ese cordero que da su aliento al Universo, que, siendo él tan blanco, su aliento es fuego, pero no un fuego abrasador, sino un fuego mesurado, un fuego que se reparte y un aliento que se da para los otros también, un aliento para todos, que puede ser nacido del aliento primero que, según cierta sabiduría venerable, dio nacimiento a todo el Universo.

Artículo publicado en Diario 16, año X, Madrid, 15 de septiembre de 1985 (suplemento Culturas, n°23, págs III).

Las palabras del regreso, Ediciones Cátedra. Letras hispánicas, 2009.

Le savoir d’expérience (notes sans lien).

Ce qu’il y a de grave dans le savoir d’expérience, c’est que, s’il est authentique, il n’arrive qu’après coup, ne sert à rien et s’avère intransférable. En voyant la pureté des grappes de raisins, j’ai vu le poli, la transparence, la perfection que devrait avoir le savoir d’expérience, qui n’apparaît que rarement et qui, lorsqu’il apparaît, ne sert peut-être que des siècles après, ainsi que le fait la terre pour donner, avec l’expérience et la culture, cette perfection des grappes.

                                                                          ***

L’homme est l’être en lequel l’être et la réalité ne coïncident pas. Et s’ils ne coïncident ni pour lui ni à ses yeux, c’est parce qu’ils ne coïncident pas en lui, parce que lui-même ne se donne pas à l’être et à la réalité simultanément, dans le même temps, si ce n’est en de très rares moments, extraordinaires, créateurs, et d’une fécondité réellement inépuisable. En tant que réalité, l’homme, au même titre que tout être vivant, a besoin de s’alimenter, comme est donné, imposé à cet être auquel il ne peut renoncer l’acte d’alimenter, autrement dit de se donner, se donner alors qu’ il n’est pas encore. Comment donc l’être humain s’accomplit-il, si, de ce savoir d’expérience, il ne parvient pas à transmettre à quelqu’un l’expérience, à la laisser à quelqu’un ? Il n’est pas nécessaire d’être père ni maître, ni disciple ni fils, pour désirer transmettre, comme l’expression concentrée, comme une boisson extraite de sa propre vie, de cela qui nous a été donné comme une obligation sacrée à révérer et à aimer, cela qui nous a mis en mouvement, pour quoi nous nous mettons en mouvement. Comment cet effort, cet effort et cette obligation à la fois d’être et de réalité peuvent-ils être interrompus sans réduire un tant soit peu la distance entre ces deux visages ou ces deux aspects de la vie d’une seule créature quand on sait ? Et si l’on ne savait pas, que serait-on ? On deviendrait un être humain à proprement parler ou alors l’on cesserait d’être humain. La possibilité existerait-elle, Seigneur, de cesser d’être humain pour que coïncident, comme dans une grappe de raisins, pure, tendre, dure, candide, parfaite, être et réalité ? Quel est le chemin ?
***
Les chemins doivent être nombreux. Il doit y en avoir de différents pour chaque personne car les temps sont différents ; et je ne pense pas seulement aux circonstances mais aussi à la façon qu’on a de vivre le temps et qu’on a de le supporter.

Tout ce préambule, légèrement impertinent, pour quelque chose qui l’est plus encore : le fait – je ne peux éviter de le dire – de parler de moi-même, de quelque chose qui est arrivé – je ne saurais dire si c’est à moi ou à qui ? ; peut-être à quelqu’un qui est en train de naître, de renaître pour ne plus recommencer à naître, en un être totalement accompli ou bien en un être promis et condamné à devoir continuer à naître.

Je veux parler de mon arrivée en Espagne, laquelle se fit par Madrid.
Pendant l’immense exil, dont je ne voyais pas la fin, chaque fois que m’assaillait la pensée du retour en Espagne, je la remettais à plus tard. Était-ce parce que j’avais trouvé mon lieu dans l’exil ? Non. L’exil n’était pas ma patrie. Mais pourtant, à chaque fois que je pensais à rentrer, je différais. Ce n’était pas le moment. Cela ne pouvait se faire. Cependant, lorsque je suis revenue, cela s’est fait pour moi d’une manière quasi insensible. Et quand j’ai vu les photographies de ces photographes que l’on calomnie presque toujours et même quand j’ai lu les impressions de ces journalistes dont on prend presque toujours en mauvaise part les propos – qui sont là pour qu’ils prennent sur eux toutes les fautes des autres – je me suis souvenue d’hier.

Lorsque j’ai quitté l’Espagne, en 1939, ce qui a prévalu en moi, c’était l’image et la réalité, la réalité qui par la suite s’est faite image, mais une image réelle. Nous avons dû passer la frontière française à la file indienne, pour montrer pour la plupart notre absence de passeport – passeport que moi j’avais pour l’avoir retiré longtemps auparavant au moment où j’ai dû partir pour le Chili. L’homme qui me précédait portait sur ses épaules un agneau, un agneau dont me parvenait l’haleine et qui un instant, l’un de ces instants indélébiles, qui valent pour toujours, l’espace d’une éternité, m’a regardée. Et moi je le regardai. Nous nous sommes regardés l’agneau et moi. Et l’homme a continué sa route et s’est perdu dans toute cette multitude, dans cette immensité qui nous attendait du côté de la liberté.

Que faire dès lors ? Je n’ai pas revu cet agneau, mais cet agneau a continué à me regarder. Je me disais – et je crois même que je suis parvenue à le dire à mi-voix à un ami ou à un ennemi, ou à personne ou au Seigneur, ou aux oliviers, que je ne retournerai en Espagne que derrière cet agneau.
Et puis je suis rentrée. Et l’agneau ne m’attendait pas au pied de l’avion. Néanmoins je me suis efforcée, quand j’ai posé le pied sur le sol, de rester complètement seule et de fouler toute seule la terre d’Espagne, sans aide. Mais l’homme à l’agneau n’était pas là. A quel moment en suis-je venue à m’en rendre compte ? Eh bien lorsque, peut-être par miséricorde, peut-être par véracité, des personnes que j’estime m’ont affirmé que je suis arrivée à l’heure où je devais arriver et de la façon dont je devais arriver. Et lorsque j’ai vu les images qu’avaient prises les photographes qui m’attendaient, si émouvantes, si blanches, si pures, alors j’ai vu que l’agneau, c’était moi. L’homme n’apparaissait pas, qui me soutenait sur ses épaules, parce que je m’étais assimilée à l’agneau.
***
L’homme, pour être, doit s’assimiler, de la même façon que pour survivre dans la réalité il lui faut assimiler celle-ci. En s’assimilant, il s’assimile à quelqu’un. J’éprouve un certain tremblement de devoir recourir, en parlant de moi, (mais, Seigneur, je suis une créature humaine et je n’en suis pas responsable) au livre le plus sacré de notre tradition occidentale, où l’on parle de Celui qui s’est assimilé au Verbe pour toute l’éternité, supérieur au Dieu d’Abraham, Dieu non du sacrifice, mais celui qui a offert le pain et le vin, l’eucharistie. Ce qui veut dire que pour que la créature humaine soit, il faut qu’elle s’assimile, aussi indignement que cela puisse paraître si on le considère de ce point de vue qui n’a rien d’agréable ni de fécond, qui est celui de la hiérarchie. On peut être le premier dans la même procession : dans l’ordre liturgique, c’est le dernier qui compte… On peut être d’une filiation, d’ une « filialité » : celle de l’agneau.

Ainsi, les longues années d’exil m’ont servi sans que je ne me le propose, puisque me le proposer aurait été une allégorie ou une caricature, ou simplement un délire d’un hôpital de fous, à m’assimiler progressivement à l’agneau et à ce regard indicible, à ce regard que je n’essaierai pas de traduire en mots, à cette haleine de l’agneau, une haleine que j’ai ressentie comme la vie, comme la vie de quelqu’un qui sait qu’il est destiné à mourir et qui l’accepte. De quelqu’un qui transcende la mort elle-même et qui, parfois, je l’atteste, dans les promenades que j’ai faites dans les hauteurs du Jura – d’où est sorti ce petit livre, Les Clairières du bois – permettait que je voie au loin un agneau, une créature qui aurait pu tout aussi bien être une colombe (plus en adéquation avec mon âme féminine, avec l’image de la liberté et de l’amour, et même avec la troisième personne de la sainte Trinité), mais non, ce qui m’apparaissait dans les lointains était bien un agneau. Et moi, j’allais vers l’agneau ; et il est clair que je n’arrivais jamais, que j’avais beau marcher, je ne pouvais pas arriver – et je n’ai pas été si mauvaise marcheuse – car quand j’arrivais quelque part, il n’y était pas, ce n’était pas son lieu, il n’était pas sur la terre mais là-bas entre le ciel et la terre ; qui saurait dire entre quel ciel et quelle terre promise ?

Mais j’allais vers cela qu’on appelle les lointains. C’est ce mot que je donne parce que lors d’une des déroutes de l’Armée vaincue, la mienne, quelqu’un leur a demandé : mais où allez vous ? et ils ont répondu : vers les lointains. Ils fuyaient comme j’ai fui, moi aussi, vers les lointains. Parce que dans les lointains, c’est là que doit être depuis toujours, depuis le fond des âges, cet agneau qui donne son souffle à l’univers, parce que, lui étant si blanc, son souffle est le feu, mais non pas un feu dévastateur, un feu mesuré, un feu qui se distribue et un souffle qui se donne également pour les autres, un souffle pour tous, qui a pu naître du souffle primordial, lequel, selon certaines sagesses vénérables, a donné naissance à l’Univers tout entier.

María Zambrano, Diario 16, Madrid, 15 septembre 1985 (supplément culturel N°23, p.III).

Traduit par Jean Marc Sourdillon, Jean-Maurice Teurlay, Jean Croizat-Viallet. (Jean-Marc Sourdillon. María Zambrano Le choix de naître. Éditions de Corlevour. 2024. Une première version a été publiée dans le numéro 25 de la revue Conférence à l’automne 2007 )

Charles Baudelaire

Charles Baudelaire (Étienne Carjat). 1866.

J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.

Réversibilité (Charles Baudelaire)

Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté !
Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !

Les Fleurs du mal, 1857.

” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)

Georges Didi-Huberman (Patrice Normand).

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/le-book-club/dans-la-bibliotheque-de-georges-didi-huberman-8432288

Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”

Angelus Novus (Paul Klee). 1920. Jérusalem, Musée d’israël. Exposition L’ironie à l’oeuvre 6 avril – 1 août 2016 au centre Pompidou. La photo n’est pas bonne, mais je l’ai prise avec émotion en avril 2016.

Emmanuel Levinas

Photo : España 164 B (Christer Strömholm 1918-2002), 1958-1959. Collection Marin Karmitz.

Nous avons vu samedi 30 septembre l’exposition Corps à corps, histoire(s) de la photographie (6 septembre 2023 – 25 mars 2024) au centre Pompidou.

Commissaire de l’exposition : Julie Jones, conservatrice au Cabinet de la Photographie du musée national d’Art moderne — centre Pompidou.

Cette exposition regroupe deux collections photographiques : celle du Musée national d’art moderne et celle du collectionneur français Marin Karmitz.

La collection de photographies du centre Pompidou est devenue l’une des plus importantes au monde. Elle compte plus de 40 000 tirages et 60 000 négatifs. Elle est constituée de grands fonds historiques (Man Ray, Brassaï, Constantin Brancusi, Dora Maar). On peut y trouver de nombreux ensembles des principaux photographes du XX ème siècle et une série importante d’oeuvres contemporaines.

Marin Karmitz, metteur en scène, producteur, distributeur de cinéma a constitué une collection photographique qui montre son intérêt pour la représentation du monde et de ceux qui l’habitent. Il possède 1500 tirages. Il s’agit de grandes figures de l’avant-garde, comme Stanisław Ignacy Witkiewicz (1885-1939), dont Marin Karmitz a récemment donné un ensemble d’œuvres important au centre Pompidou, jusqu’à des figures actuelles, comme SMITH.

On trouve dans cette exposition 515 photographies et documents, réalisés par quelque 120 photographes historiques et contemporains. Elle n’est pas organisée selon les catégories d’étude classiques (le portrait, l’autoportrait, le nu ou la photographie dite humaniste), mais présente sept chapitres : 1) Les premiers visages 2) Automatisme ? 3) Fulgurances 4) Fragments 5) En soi 6) Intérieurs 7) Spectres.

Des artistes très divers comme Paul Strand, Henri Cartier-Bresson, Brassaï, Roman Vishniac, William Klein, Robert Frank, W. Eugene Smith, Lisette Model, Susan Meiselas, Annette Messager, Zanele Muholi, SMITH… sont représentés. On peut découvrir des correspondances entre eux, des obsessions communes.

Emmanuel Levinas 1905-1995.

La première partie m’a surtout intéressé. Une citation d’Emmanuel Levinas a attiré mon attention : « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. »

J’ai recherché le passage. Il est tiré d’ Éthique et infini. (Entretiens diffusés sur France Culture en février-mars 1981. Dialogues Avec Philippe Nemo). 7 Le visage. Paris, Librairie Arthème Fayard, collection « L’Espace intérieur »1982. Pages 89-92. Biblio essais n°4018, 1984.

« Je ne sais si l’on peut parler de “phénoménologie” du visage, puisque la phénoménologie décrit ce qui apparaît. De même, je me demande si l’on peut parler d’un regard tourné vers le visage, car le regard est connaissance, perception. Je pense plutôt que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.

Il y a d’abord la droiture même du visage, son expression droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue, bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle. La preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer. (…)

Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’État, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ». Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre pensée embrasserait ; il est l’incontenable, il vous mène au-delà. C’est en cela que la signification du visage le fait sortir de l’être en tant que corrélatif d’un savoir. Au contraire, la vision est recherche d’une adéquation ; elle est ce qui par excellence absorbe l’être. Mais la relation au visage est d’emblée éthique. Le visage est ce qu’on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire : « tu ne tueras point ». Le meurtre, il est vrai, est un fait banal : on peut tuer autrui ; l’exigence éthique n’est pas une nécessité ontologique. L’interdiction de tuer ne rend pas le meurtre impossible, même si l’autorité de l’interdit se maintient dans la mauvaise conscience du mal accompli – malignité du mal. Elle apparaît aussi dans les écitures, auxquelles l’humanité de l’homme est exposée autant qu’elle est engagée dans le monde. Mais à vrai dire l’apparition, dans l’être, de ces « étrangetés éthiques » – humanité de l’homme – est une rupture de l’être. Elle est signifiante, même si l’être se renoue et se reprend. »

Vladimir Jankélévitch

Vladimir Jankélévitch. (Sophie Bassouls). 09/01/1980.

Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, I. La Manière et l’Occasion. Presses universitaires de France. 1957. Nouvelle édition, Le Seuil, 1980.

Collection Points Seuil. Page 147. Dernières lignes.

« Il n’est rien de si précieux que le temps puisque avec un seul moment on peut acheter le jouissance d’une glorieuse éternité », dit dans son langage de pieuse mercenarité le P. Nicolas du Sault. (Adresse pour chercher Dieu par les voies naturelles et surnaturelles, 1651) Il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois, et puis jamais plus . « Le coq chante et le jour brille. Lève-toi, mon aimé, c’est l’heure. » C’est l’heure : Hora ! Tout à l’heure, il sera trop tard, car cette heure-là ne dure qu’un instant. Le vent se lève, c’est maintenant ou jamais. Ne perdez pas votre chance unique dans toute l’éternité, ne manquez pas votre unique matinée de printemps »

Illustration de cette édition de poche. France XV ème siècle. Honoré Bouvet ( 1345 ? – 1405 ? ) L’arbre des batailles. La roue de la fortune (détail). Enlumineur Maître de Johannes Gielemans. Chantilly, Musée Condé.

Ludwig Wittgenstein – Georg Trakl

Ludwig Wittgenstein. 1930.

Ludwig Wittgenstein est né à Vienne le 26 avril 1889. C’est le plus jeune d’une famille de huit enfants. Ses grands-parents, d’origine juive, viennent de Westphalie et s’installent à Vienne. Ils se convertissent au protestantisme. Son père Karl (1847-1913) fait fortune dans l’industrie sidérurgique et devient un des plus riches industriels d’Autriche. Sa mère, Leopoldine Kalmus (1850-1926), est catholique. Tous deux sont musiciens. Mécènes des avant-gardes, ils reçoivent chez eux de grands artistes de l’époque (Johannes Brahms, Gustav Mahler, Bruno Walter). Les trois sœurs et les quatre frères de Ludwig possèdent tous des dons artistiques et intellectuels. Sa famille ne le juge pas, lui, très doué. Il fréquente une école technique privée à Linz. Parmi les élèves de sa classe durant l’année solaire 1904-05: Adolf Hitler.

Ludwig fait des études d’ingénieur en mécanique à la Technische Hochschule de Berlin (1906), puis se spécialise en aéronautique à l’Université de Manchester (1908). Il s’inscrit ensuite au Trinity College de Cambridge (1912). Il y fait la connaissance de Bertrand Russell qui devient son ami. Il s’intéresse alors particulièrement aux mathématiques pures et à leurs fondements.

En 1913, à la mort de Karl Wittgenstein, la fortune familiale est divisée entre son épouse et ses six enfants encore vivants. Ludwig Wittgenstein se retire alors dans la solitude d’un fjord en Norvège. Il construit de ses mains, à flanc de colline, une cabane en bois d’où il puise de l’eau dans le lac, avec un treuil et un seau. Skoldjen, le premier village, 200 habitants, est à plusieurs heures, en barque l’été ou à pied sur le lac gelé. Il choisit de distribuer anonymement 100 000 couronnes à des artistes autrichiens (l’architecte Adolf Loos, le peintre Oskar Kokoschka, les poètes Rainer Maria Rilke, Else Lasker-Schüler et Georg Trakl entre autres) et le reste de sa part à ses frères et soeurs. Il commence à écrire, dans un isolement presque total. Il continuera à tenir des carnets de notes pendant la guerre de 1914-1918. Il sert alors dans l’armée autrichienne à titre d’engagé volontaire.

Le 27 juillet 1914, Ludwig Wittgenstein autorise Ludwig von Ficker, l’ami et le protecteur de Georg Trakl, à donner 20 000 couronnes au poète en les prenant sur la somme de 100 000 couronnes qu’il a mise à sa disposition. Ficker organise une rencontre entre Trakl et Wittgenstein, en service sur un bateau qui patrouille sur la Vistule, non loin de Cracovie. Mais Trakl n’a pas le temps de profiter de cette générosité. Il meurt, dans la nuit du 2 au 3 novembre 1914, d’une overdose de cocaïne à l’hôpital militaire de Cracovie, deux jours avant l’arrivée du philosophe. «Mais qui donc pouvait-il être?» se demandera Rainer Maria Rilke, juste après la mort de Georg Trakl, sans parvenir à répondre à cette question.

Ludwig Wittgenstein devient jardinier au monastère de Hütteldorf, en Basse-Autriche. Il cultive des légumes et des roses. Mais il y a trop de monde à son goût. Il retourne dans sa cabane en Norvège, au bord du fjord. Il revient plus tard en Autriche et se fait engager comme instituteur dans des villages de montagne de 1920 à 1926.

Margarethe Stonborough (Gustav Klimt). 1905. Munich, Neue Pinakothek.

En 1927-1928, il est de retour à Vienne. Á la demande de sa sœur, Margarethe Stonborough (1882-1958), il fait les plans de la Maison Wittgenstein. Il la construit avec les architectes Jacques Groag et Paul Engelmann (1891-1965), tous deux élèves d’Adolf Loos. C’est un bâtiment de style moderniste, inspiré par l’anti-ornementalisme pratiqué et théorisé par Adolf Loos.

Vienne. Parkgasse 18. Maison Wittgenstein, 1928 (Jacques Groag-Paul Engelmann), aujourd’hui Institut culturel bulgare.

En 1927, sous la pression du philosophe Moritz Schlick (1882-1936), un des chefs de file du Cercle de Vienne, il recommence à s’intéresser à la philosophie et sa pensée prend un tour nouveau. Il revient à Cambridge en 1929. Il enseigne la philosophie au Trinity College, avec quelques interruptions, de 1930 jusqu’en 1947. Ludwig Wittgenstein acquiert la nationalité anglaise en 1938. Il entre incognito dans les services médicaux britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est garçon de salle, puis aide-infirmier. Il meurt d’un cancer à Cambridge le 29 avril 1951, à 62 ans.

Formule du Tractatus Logico-philosophicus, publié en 1921 en allemand et en 1922 en anglais: « Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire.» (“Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen.”)

Eduard Silberstein – Sigmund Freud II

Sigmund Freud à 29 ans. 1885.

J’ai pu trouver chez Gibert mercredi dernier les Lettres de jeunesse de Sigmund Freud, publiées chez Gallimard en 1990 (Traduction: Cornélius Heim). Les lettres du créateur de la psychanalyse ont été en grande partie conservées, pas celles d’Eduard Silberstein.

L’éloignement des deux amis ne se termina pas par une brouille. Pourtant, leurs relations s’espacèrent. Leurs études et leurs vies devinrent très différentes. Silberstein retourna dans la ville de Braila, en Roumanie, où il avait grandi. Il dut s’occuper du commerce de grains de son père.

Personne n’a joué un rôle plus important dans la jeunesse de Freud. Malgré le ton de la lettre à Martha Bernays, sa future femme, celui-ci a pensé toute sa vie à Silberstein avec amitié et sympathie malgré leur éloignement.

Eduard Silberstein épousa d’abord une jeune fille de Jassy, Pauline Theiler (1871-1971), qui souffrait de neurasthénie et qu’il envoya à Vienne se faire soigner par Freud. Le jour du rendez-vous (le 14 mai 1891), elle pria la domestique qui l’accompagnait de l’attendre en bas, mais au lieu de se rendre dans le cabinet de Freud, elle se jeta du troisième étage de l’immeuble. Elle mourut sur le coup et ne vit jamais Freud.

Sigmund Freud et Martha Bernays lors de leurs fiançailles. 1882.

Lettre du 7 février 1884 de Sigmund Freud à sa fiancée Martha Bernays (1861-1951). Il l’ épousera le 14 septembre 1886 à Hambourg (Correspondance 1873- 1939, nouvelle édition, Gallimard, 1979. Traduction: Anne Berman).

Passage concernant Edmund Silberstein:

« …Silberstein est revenu aujourd’hui, il m’est toujours aussi attaché. Nous nous sommes liés d’amitié à un moment où l’on ne considère pas l’amitié comme un sport ou un avantage mais où l’on a besoin d’un ami pour vivre avec lui. À dire vrai, après les heures passées sur les bancs de l’école, nous ne nous quittions pas. Ensemble, nous avons appris l’espagnol, nous avions notre mythologie à nous et nos noms secrets empruntés à un dialogue du grand Cervantès. Dans notre livre espagnol de lecture, nous avions découvert un jour un dialogue humoristico-philosophique entre deux chiens tranquillement couchés devant la porte d’un hôpital et nous nous attribuâmes leurs noms dans nos écrits et dans notre conversation, Silberstein s’appelait Berganza et moi Cipion. Combien de fois n’ai-je pas écrit ces mots: Querido Berganza! et signé: Tu fidel Cipio, perro en el Hospital de Sevilla. Nous formions ensemble une étrange société savante, l’Academia Castellana (A. C.), et avions écrit en collaboration une grande quantité d’œuvres facétieuses qui doivent se trouver dans mes vieux papiers; le soir nous partagions des repas frugaux et nous ne nous ennuyions jamais quand nous étions ensemble. Sa pensée ne s’élevait pas volontiers vers les sommets, il restait dans le domaine de l’humain, légèrement philistin . Plus tard quand il tomba malade je fus son médecin et alors il nous invita un jour , ses anciens collègues, à une soirée d’adieu à Hernals, soirée au cours de laquelle il tint à tirer lui-même la bière du tonneau pour cacher son émotion. Puis, alors que nous étions tous réunis au café et que Rosanes débitait des plaisanteries détestables dans le seul but, lui aussi, de cacher sa sentimentalité latente, je fus le premier à briser la glace en prononçant, en notre nom à tous, un discours d’adieu dans lequel je disais qu’il emportait ma jeunesse avec lui – et je ne savais pas combien cela était vrai. Dans les premiers temps, j’ai continué à lui écrire; il était fort maltraité par un père à moitié fou, ce dont il se plaignait; je tentai d’éveiller ses instincts romantiques afin qu’il déguerpît, à la recherche d’une situation plus digne de lui, à Bucarest. Dans sa jeunesse, n’avait-il pas été tout farci de poésie «peau-rouge», du Bas de Cuir de Fenimore Cooper et d’histoires de marins? L’année dernière encore, il avait un bateau sur le Danube, se faisait appeler «capitaine» et invitait tous ses amis à des promenades au cours desquelles ils remplissaient l’office de rameurs. Mais alors, tu es venue, et avec toi toutes les choses nouvelles, un nouvel ami, de nouvelles luttes, des buts nouveaux. Le fossé qui s’était creusé entre nous réapparut lorsque, de Wandseck, je lui déconseillai d’épouser une jeune fille sotte et et riche à laquelle on l’avait présenté en vue d’un mariage. Tout contact fut alors rompu. Il s’est habitué aux sacs d’écus, mais son père le tient très serré et il est décidé à se marier pour devenir indépendant et s’établir commerçant. Pour moi, tu sais ce que je suis devenu. Et maintenant nous venons de nous revoir, et il doit certainement comme moi penser à ce que la vie a fait de chacun de nous, comment elle nous a attelés et nous a fait trotter dans des directions différentes.
Tout jeune encore, il s’était épris d’Anna, son premier amour. Puis il courtisa Fanny (1) et, entre temps, il tomba amoureux de toutes les jeunes filles qu’il rencontrait; actuellement il n’en aime plus aucune. Moi, je n’avais jamais été amoureux et, maintenant, je le suis, d’une seule. Telle est l’histoire de mon ami Silberstein qui est devenu banquier parce que le droit ne lui plaisait pas. Il veut réunir aujourd’hui à Hernals tous ses anciens camarades de beuverie, mais je suis de service, et mes pensées sont aussi ailleurs que dans le passé. (…)”

(1) Fanny Philipp, cousine de Sigmund Freud.

Freud se qualifie toujours de «chien de l’hôpital de Séville», alors que chez Cervantès il s’agit de l’hôpital de Valladolid. Le fragment qu’il connaissait racontait le séjour de Berganza à Séville.

La notice biographique d’Eduard Silberstein, rédigée par sa petite-fille, Rosita Braunstein Vieyra, que l’on trouve dans l’appendice du même ouvrage (pages 254-257) est aussi très intéressante pour compléter le portrait de ce personnage méconnu.

Quelques extraits:
«Je me souviens de mon grand-père, Eduard Silberstein, comme d’un homme aimable et tranquille (…). Il avait un sens aigu de l’humour.
Il avait vu le jour dans la ville roumaine de Jassy, en 1857, dans une famille de quatre enfants. Ses parents étaient des Juifs orthodoxes. Son père Osias était un banquier prospère qui envoya ses fils dans une école religieuse juive. Mon grand-père et son frère Adolf (Dolfi) se rebellèrent très tôt contre cette éducation assez stricte, qui suivait les préceptes du Talmud. Tous deux aspiraient à une éducation plus libérale.
Quand vint le temps des études universitaires, Eduard opta pour Vienne et Leipzig ou Heidelberg (je ne sais pas exactement). Il étudia le droit et la philosophie, et obtint un diplôme dans les deux disciplines. Son frère Dolfi se rendit en Allemagne où il étudia la médecine (…). [Il] exerça la médecine à Berlin jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Hitler.
Mon grand-père semble avoir été heureux à l’époque de ses études. (…)
Il parlait couramment le roumain, l’allemand, le français (…), le grec (…), l’espagnol. Il éprouva cependant de grandes difficultés à apprendre l’anglais (…).
Il tomba passionnément amoureux d’une jeune fille de Jassy, Paule (ou Pauline) Theiler. Son mariage fut malheureusement de courte durée. La jeune femme, qui souffrait d’une maladie mentale, fut traitée sans succès par un ami de mon grand-père, Sigmund Freud, et se précipita d’une fenêtre de la maison de ce dernier. Cette tragédie me fut confirmée par Anna Freud (…). Ma compréhensive et intelligente grand-mère Anna Sachs, (native de Kaunas, en Lituanie) devint sa seconde femme.
Il s’établit à Braila, qui était alors un port actif sur le Danube. Le jeune couple perdit en bas âge son premier enfant, puis naquit ma mère, sa fille unique, en 1895. Elle fut nommée Théodora (…). Eduard Silberstein était un chaud partisan de l’éducation moderne. Pour les femmes, il souhaitait «moins de broderie, plus de chimie, de mathématiques et de science» (…) [Il] adorait sa fille.
Mon grand-père prenait une part active aux affaires de la communauté juive, dont il devint un membre éminent, sans se mêler cependant des questions religieuses . Il était président de l’HIAS (Hebrew Immigrant Assistance Society), de l’Alliance Israélite Internationale, de B’nai B’rith; il faisait aussi partie des francs-maçons (la Loge de Braila portait son nom et celui du DrPeixotto). (…)
Eduard Silberstein croyait que l’avenir de ces émigrants était en Amérique. Il eut toujours des doutes sur la possibilité de fonder un État juif en Palestine. Il prévoyait des difficultés avec les Arabes, en dépit des idéaux sionistes de Herzl.
La Première Guerre mondiale fut une période difficile pour lui. (…)
Il s’impliqua dans la lutte pour les droits civiques des Juifs en Roumanie, et fut de ceux qui obtinrent pour eux la citoyenneté roumaine et le droit de vote, choses qui n’existaient pas jusqu’alors. (…)
C’était un intellectuel peu fait pour le monde des affaires. Le suicide d’un de se frères, après la perte de la fortune familiale, l’obligea à s’occuper du commerce des grains. (…)
Il était socialiste, c’est à dire qu’il était partisan des droits des travailleurs et des gens modestes. Le jour de son enterrement, les boutiques de Braila restèrent fermées. (…)
Il aimait la langue yiddish. Il correspondait avec Shalom Aleichem et je crois qu’il le rencontra à Corfou(…).
Il avait une admiration toute particulière pour saint François d’Assise. (…) Mon grand-père Silberstein était un homme modeste, instruit, aristocratique, peu doué pour la vie pratique que j’aimais beaucoup. (…) Je me rappelle son affection pour moi, les charmantes chansons qu’il composait à mon intention en espagnol, et les histoires qu’il aimait me raconter.
Il mourut à Braila en 1925.» (New York, 8 mai 1988)

Lettre de Sigmund Freud au président de la Loge B’nai B’rith de Braila :

“…Une amitié qui remonte au début de la vie ne peut jamais s’oublier. (…) -Il était foncièrement bon , il y avait aussi en lui un humour léger qui l’a sans doute aidé à supporter le poids de la vie.” (Vienne, 22 avril 1928)

Eduard Silberstein – Sigmund Freud I

Eduard Silberstein.

Eduard Silberstein (1856-1925) est l’ami d’adolescence de Sigmund Freud (1856-1939). Le père d’Eduard était un commerçant roumain, d’origine juive, que Freud décrira comme «à moitié fou». Il impose à ses deux fils une éducation fondée sur l’orthodoxie talmudique. Eduard se révolte contre la rigidité de cette éducation. Son frère et lui quittent l’école juive. Eduard Silberstein rencontre Freud sur les bancs du collège à Vienne en 1870. Leur amitié se développe et leurs familles respectives se fréquentent. On conserve de cette amitié une riche correspondance de 1871 à 1881. Seules les quatre-vingts lettres de Freud ont été retrouvées. Ce dernier a probablement brûlé les lettres de son ami en avril 1895.

Les deux amis ont créé une société savante. Ils s’appuient sur une référence littéraire commune, Miguel de Cervantès . Freud prend comme surnom «Scipion, chien de l’hôpital de Séville» et Silberstein «Berganza». Ils s’inspirent de la nouvelle intitulée Le Colloque des chiens (El coloquio de los perros dont le vrai titre est Novela, y coloquio, que pasó entre Cipión y Berganza, perros del Hospital de la Resurrección, que está en la ciudad de Valladolid, fuera de la puerta del Campo, a quien comúnmente llaman “Los perros de Mahudes”), une des 12 Nouvelles exemplaires (Novelas ejemplares. 1613). Le colloque est en fait la suite d’une histoire intitulée  Le Mariage trompeur (El casamiento engañoso) qui présente un prétendant dépouillé de ses biens par sa jeune épouse. Cette affaire mène le prétendant à l’hôpital. Il voit et entend deux chiens qui commencent à parler sur le coup de minuit.  Scipion et Berganza gardent l’Hôpital de la Résurrection à Valladolid. Ils s’aperçoivent pendant la soirée qu’ils ont acquis la capacité de parler. Berganza décide de raconter à Scipion ses expériences avec différents maîtres à Séville, Montilla, Cordoue et Grenade. Ils sont doués de raison et trouvent dans l’amitié les forces pour affronter les combats de l’existence. Le récit de Berganza suit les règles du roman picaresque.
Ce dialogue interroge les liens entre la littérature, la vraisemblance et la réalité. Cervantès laisse le lecteur déterminer si les chiens ont effectivement parlé ou si l’homme a déliré.

Freud et Silberstein, grands admirateurs de Cervantès, apprennent de leur propre initiative l’espagnol, sans professeur ni grammaire. Ils se fondent uniquement sur des textes littéraires. «La Academia Castellana» est la première des sociétés savantes fondées par Freud, avant la société du mercredi et les sociétés psychanalytiques. Cet apprentissage peu académique de l’espagnol sert de code secret aux deux jeunes gens. Leurs lettres sont remplies de références qu’eux seuls connaissent, qu’ils utilisent l’allemand ou l’espagnol. Ils évoquent leurs pensées, leurs goûts, leurs relations aux femmes, les influences qu’ils ont eues en matière de littérature ou d’art.

Sigmund Freud écrira à son traducteur espagnol Luis López–Ballesteros y de Torres (1896-1938): «Siendo yo un joven estudiante, el deseo de leer el inmortal D. Quijote en el original cervantino, me llevó a aprender, sin maestros, la bella lengua castellana. Gracias a esta afición juvenil puedo ahora –ya en avanzada edad– comprobar el acierto de su versión española de mis obras, cuya lectura me produce siempre un vivo agrado por la correctísima interpretación de mi pensamiento y la elegancia del estilo. Me admira, sobre todo, cómo no siendo usted médico ni psiquiatra de profesión ha podido alcanzar tan absoluto y preciso dominio de una materia harto intrincada y a veces oscura.» (Sigmund Freud, Obras completas, tomo 4, Biblioteca Nueva, Madrid 1923.)

17 volumes de Freud seront publiés en espagnol entre 1922 y 1934 par la maison d’édition Biblioteca Nueva de Madrid à la demande du philosophe José Ortega y Gasset. 5 autres seront traduits à Buenos Aires par Ludovico Rosenthal. Federico García Lorca, Luis Buñuel, Salvador Dalí et d’autres poètes de la Génération de 1927 ont pu ainsi lire Freud très tôt à la Résidence d’étudiants de Madrid (Residencia de Estudiantes) où ils vivaient.

https://www.encyclopedia.com/psychology/dictionaries-thesauruses-pictures-and-press-releases/silberstein-eduard-1856-1925?fbclid=IwAR0Et44LOmNgTBRzLJjhzXIfwDu5L_JltTpo6GksbY-MapD5OLlMRM45tyA

Lien transmis sur Facebook par Eugen H Craciun. Merci beaucoup.

Portrait de Sigmund Freud (Salvador Dalí) 1937.

Miguel de Cervantès (1613). Le mariage trompeur et Colloque des chiens. Collection bilingue Aubier N°33. 1970. Traduction: Maurice Molho.

Quelques proverbes que l’on trouve dans cette nouvelle:

Al buen día, mételo en casa.
Mírate a los pies y desharás la rueda.
La ociosidad es la madre de todos los vicios.
Del dicho al hecho hay gran trecho.
Háceme la barba y hacerte he el copete.
Quien necio es en su villa, necio es en Castilla.
Hay quien se quiebra dos ojos porque su enemigo se quiebre uno.
Los duelos con pan son buenos.
Más da el duro que el desnudo.

Voltaire – Le fanatisme

Paris. Square Honoré Champion. Statue de Voltaire (Léon Drivier).

Dictionnaire philosophique portatif, 1764.

«Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère. Celui qui a des extases, des visions, qui prend ses songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.
Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’Antéchrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.
Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.
Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.
Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.
Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dès que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’Antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.
Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.
Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?
Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.
Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: « Il faut du sang.» Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.
Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains ; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède ; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.»