C’est le second fils de Daniel Itkine, juif originaire de Kaunas en Lituanie, ouvrier joaillier, et de Rachel Braunstein, Française née à Paris, d’origine russe. Il a un frère aîné, Lucien Itkine (1905-1945), ingénieur-chimiste, et une sœur cadette, Georgette Itkine (1918-1981)
Élève au Lycée Condorcet à Paris, il interrompt ses études à la fin de la troisième à quatorze ans et entre en apprentissage. Passionné de théâtre il quitte son atelier pour intégrer le cours Simon à dix-sept ans. Il participe ensuite à des tournées théâtrales (groupe Mars, proche du groupe Octobre de Jacques Prévert) et milite dans des groupes trotskistes. Avec ses amis, passionné d’agit-prop, Il joue dans les usines occupées lors des grèves de juin 1936. Sylvain Itkine crée ensuite sa propre troupe, Le Diable Écarlate. En 1937, il met en scène Ubu enchaîné d’ Alfred Jarry, son auteur-favori (avec des décors de Max Ernst ) .
Lors de l’occupation allemande, il se réfugie en « zone libre » et crée à Marseille avec des amis et des membres de sa famille une société coopérative alimentaire, « Le Fruit mordoré ». Ils fabriquent une barre de friandises, le « Croque-Fruits » amalgame de dattes, noisettes, amandes et pistaches. L’entreprise est fondée sur l’égalité des salaires et connaît un grand succès. Elle emploie environ 150 personnes, dont de nombreux clandestins juifs. Son activité prend fin avec l’arrivée des Allemands en zone non occupée le 11 novembre 1942.
Les frères Itkine rejoignent ensuite la Drôme, puis Lyon où ils participent à la Résistance. Ils font partie de la branche politique du service de renseignement régional des Mouvements Unis de la résistance (MUR). Son frère Lucien (pseudonyme Villon) est arrêté le 27 juillet 1944 par la Milice. Il fait partie du dernier convoi de déportation qui quitte Lyon le 11 août 1944 pour Auschwitz-Birkenau. Quand le camp est évacué par les allemands, il participe à la « marche de la mort » vers Mauthausen où il meurt le 25 février 1945.
Sylvain (pseudonyme Maxime) est arrêté le 1 août à Lyon avec une bonne partie de son réseau. Ils ont été dénoncés par Claire Hettiger (alias Dany), agent infiltré par la Gestapo, condamnée à mort à la libération, puis graciée. On dit que Sylvain Itkine a été exécuté par les allemands le 20 août 1944 dans le cimetière de Saint-Genis-Laval (Rhône). En fait, il est probablement mort sous la torture ou des conséquences de la torture au siège de la Gestapo, place Bellecour à Lyon, sans avoir parlé. Son corps n’a pas été retrouvé.
On se souvient de son rôle dans La grande illusion (1937) de Jean Renoir. Il est le lieutenant Demolder, seul intellectuel parmi les officiers français. Jean Gabin lui demande : ” Mais qu’est-ce que c’est que ton Pindare ? “. Demolder – Itkine fait face avec brio au grand acteur populaire.
J’écoute en podcast Le Book Club de Marie Richeux sur France Culture. Elle nous fait découvrir la bibliothèque de personnalités diverses. (Grande invention les podcasts !). Il s’agit ici de la bibliothèque de l’historien de l’art et philosophe Georges Didi-Huberman. Il nous fait suivre la présence des anges dans les pages de Walter Benjamin, Franz Kafka, Charles Baudelaire et D.H. Lawrence. Vers la fin de l’émission, il lit le poème Réversibilité.
Réversibilité (Charles Baudelaire)
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse, La honte, les remords, les sanglots, les ennuis, Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits Qui compriment le coeur comme un papier qu’on froisse ? Ange plein de gaieté, connaissez-vous l’angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine, Les poings crispés dans l’ombre et les larmes de fiel, Quand la Vengeance bat son infernal rappel, Et de nos facultés se fait le capitaine ? Ange plein de bonté connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres, Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard, Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard, Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ? Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides, Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment De lire la secrète horreur du dévouement Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avide ? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières, David mourant aurait demandé la santé Aux émanations de ton corps enchanté ! Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières, Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
Les Fleurs du mal, 1857.
” Baudelaire avait adressé ce poème, anonymement, le 3 mai 1853, à Mme Sabatier. il lui fait cet envoi de Versailles, où il se trouve alors, avec Philoxène Boyer… Baudelaire a donné comme titre à ce poème un terme emprunté au lexique théologique de Joseph de Maistre. ” (Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade I. Notes.)
Georges Didi-Huberman : “Le titre de ce poème Réversibilité, c’est un mot philosophique, c’est un mot qui nous dit que dans tout désir et dans tout espoir, il y a une inquiétude et une angoisse. Réversibilité, c’est ce mélange. Freud avait ce terme extrêmement fort en disant ce sentiment d’inquiétante étrangeté qu’on a quand on se sent très mal à l’aise. Par exemple, quand on est dans un endroit dont on se dit, qu’on a déjà été là quelque part, c’est-à-dire qu’il y a une familiarité, mais c’est extrêmement angoissant. Freud dit très bien que tout ça, c’est lié à l’angoisse infantile, l’angoisse des enfants.”
Angelus Novus (Paul Klee). 1920. Jérusalem, Musée d’israël. Exposition L’ironie à l’oeuvre 6 avril – 1 août 2016 au centre Pompidou. La photo n’est pas bonne, mais je l’ai prise avec émotion en avril 2016.
Miguel Hernández à la sortie du Congrès International des Écrivains pour la Défense de la Culture. Valence, juillet 1937 (Walter Reuter).
Miguel Hernández Gilabert est né le 30 octobre 1910 à Orihuela (province d’Alicante).
Il fait partie d’une famille de sept enfants, dont trois meurent en bas âge. Il passe son enfance et son adolescence entre l’école et le troupeau de chèvres de son père. Il doit abandonner ses études à 14 ans, mais passe de longs moments à la bibliothèque où il lit avec passion tous les auteurs du Siècle d’or espagnol.
Il commence par publier ses poèmes dans la presse locale et régionale dès 1929. Il se rend par deux fois à Madrid. Lors du deuxième voyage, Vicente Aleixandre et Pablo Neruda, qui obtiendront plus tard tous les deux le Prix Nobel de Littérature, deviennent ses grands amis. En 1936, il s’engage dans l’armée républicaine. Le 9 mars 1937, il épouse Josefina Manresa. Il aura deux fils. L’aîné, Manuel Ramón, né en décembre 1937, meurt à l’automne 1938. Á la fin de la guerre, il essaie de se rendre au Portugal, mais il est arrêté à la frontière par la police portugaise et remis à la Garde civile.
Le 18 janvier 1940, un Conseil de Guerre le condamne à mort l’accusant du délit d’adhésion à la rébellion dans une parodie de procès (Sumarios 21001 y 4407). La sentence est commuée en 30 ans d’emprisonnement le 9 juillet 1940. Miguel Hernández connaît les prisons de Madrid, Palencia, Ocaña, Alicante. Les conditions déplorables de détention ont raison de sa santé. Atteint de tuberculose, il meurt le 28 mars 1942 dans la prison Reformatorio de Alicante par manque de soins. Josefina Manresa et son second fils, Manuel Miguel (1939-1984) vivront ensuite à Elche dans une grande pauvreté.
Aujourd’hui l’aéroport d’ Alicante-Elche porte le nom du poète ainsi que l’Université d’Elche. Mais sa condamnation n’avait toujours pas été annulée par le Tribunal Suprême.
La famille, représentée par sa belle-fille, Lucía Izquierdo, et ses enfants a enfin obtenu la semaine dernière que le gouvernement annule ce jugement. Le ministre de Política Territorial y Memoria Democrática, Miguel Ángel Torres, a signé 29 déclarations d’annulation de jugements contre des personnes condamnées par la régime franquiste. Miguel Hernández en fait partie.
Une cérémonie officielle aura lieu le 31 octobre 2024 à Madrid en présence de la famille.
Un long processus va enfin de terminer. En effet, la famille avait obtenu préalablement, non sans difficultés, le soutien de la mairie d’Elche, de la Diputación de Alicante et de la Generalidad Valenciana. Mais une motion dans le même sens avait été rejetée le 26 septembre par la municipalité de sa ville natale, Orihuela, dirigée par le Partido Popular et Vox.
Orihuela. Casa-Museo Miguel Hernández. Sa chambre.
Las cárceles
I
Las cárceles se arrastran por la humedad del mundo, van por la tenebrosa vía de los juzgados: buscan a un hombre, buscan a un pueblo, lo persiguen, lo absorben, se lo tragan.
Hervé Le Tellier devant sa maison (Hélène Pambrun) . Hameau de La Paillette, à Montjoux (Drôme).
Je viens de terminer Le nom sur le mur d’Hervé Le Tellier (Gallimard, 2024). Je n’avais jamais encore rien lu de cet auteur. Le Prix Goncourt 2020 a acheté une maison dans le hameau de La Paillette, à Montjoux, tout près de Dieulefit dans la Drôme provençale. Cette bâtisse a longtemps appartenu à une céramiste allemande, Tina, qui a déménagé à Granville. Sur le crépi d’un côté, après que l’ancienne propriétaire a retiré des plaques de céramique, est apparu un nom gravé : André Chaix. Il s’agit d’un jeune maquisard mort pour la France le 23 août 1944 après être tombé dans une embuscade allemande. Son nom figure aussi sur le monument aux morts de la commune. Il avait à peine vingt ans. L’écrivain a rassemblé des archives, interrogé des gens, mené une enquête pour essayer d’approcher la personnalité du jeune résistant. Il raconte sa courte vie et lui rend hommage. Des tracts des Francs-Tireurs et Partisans, des photographies, des lettres sont insérées dans le texte. L’auteur mêle à la narration des éléments de réflexion.
Dieulefit, sous l’Occupation, était un village de 3.000 habitants. Plus de 1.500 personnes ont réussi à s’y cacher : des Juifs, des résistants, des artistes, des intellectuels, des orphelins. ils ont trouvé refuge là. Aucun d’eux ne fut dénoncé, aucun d’eux ne fut arrêté. À ce jour, seuls neuf habitants du village – tous décédés – se sont vus décerner le titre de «Juste parmi les nations» par l’institut Yad Vashem. La commune du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), qui a caché plus d’un millier de juifs, compte 90 Justes. Le maire de Dieulefit, Pierre Pizot, était un ancien colonel protestant, fidèle au régime de Vichy. Sa secrétaire, Jeanne Barnier (1918-2002), a pourtant distribué sous l’Occupation plus de tickets de rationnement que le village ne comptait d’habitants. Elle produisait à la chaîne des faux papiers d’identité. Les trois directrices d’un établissement scolaire alternatif, créé en 1929 dans le village, l’École de Beauvallon, (Marguerite Soubeyran – 1894-1980 – , Catherine Krafft – 1899-1982 -, Simone Monnier) ont également joué un rôle actif dans la résistance. Grâce à elles, des centaines d’enfants ont pu être sauvés. En octobre 2014, un mémorial dédié à la résistance civile a été inauguré dans le village.
Dieulefit. Place Jeanne Barnier.
Hervé Le Tellier. Le Monde 8 septembre 2024.
« Dans Le Nom sur le mur, j’avais l’ambition de faire un livre pour le centenaire d’André Chaix, qui correspondait au 80 ème anniversaire du Débarquement et à la campagne des élections européennes. Mais je ne pouvais imaginer que cela coïnciderait aussi avec la dissolution de l’Assemblée nationale, la fracture de la France en trois et le risque d’un Rassemblement national majoritaire. Comme disait Marc Twain, « l’histoire ne se répète pas, mais elle rime ». La montée du RN nous ramène au nazisme et à ses rescapés. On a vu, ces dernières semaines, que ce parti n’avait pas changé de nature, malgré les tentatives de Marine Le Pen d’en repeindre la façade. »
Hervé le Tellier, Le nom sur le mur. Gallimard, 2024. Pages 78-80.
« Cet automne de 1972, alors que je lisais le livre de Primo Levi, un parti était fondé, le 5 octobre exactement, le « Front national ». On parle évidemment du « nouveau », pas du vrai, celui de la Résistance, l’extrême droite ayant toujours aimé brouiller les repères, défaire le sens des mots, et les salir au passage. On y découvre, libres depuis longtemps, bien des rescapés du radeau nazi : celui qui dépose les statuts, accompagné par un ancien député poujadiste plus présentable que lui et dénommé Jean-Marie Le Pen, s’appelle Pierre Bousquet. Bousquet est l’un de ces trois cents Waffen-SS de la division Charlemagne protégeant jusqu’au bout le bunker d’Hitler à Berlin, en avril 1945, des soldats de l’Armée rouge. Le premier secrétaire du FN s’appelle, lui, Victor Barthélemy : c’est le numéro deux du PPF, le parti de Doriot, et l’un des créateurs de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, cette fameuse LVF portant uniforme allemand, et qui fusionnera avec la Waffen-SS Charlemagne. Barthélémy, milicien, auxiliaire zélé de la police pendant la rafle du Vél’ d’Hiv, se réfugiera en 1944 dans l’éphémère et sanglante République de Salò de Mussolini, tentera de fonder début 1945 un « maquis blanc » en France. Fait prisonnier, il obtient de passer devant un tribunal militaire, lui, le civil : un bon choix, il fera quelques mois de prison. N’omettons pas André Dufraisse, cofondateur du FN, lui aussi engagé dans la LVF, puis dans une division blindée allemande sur le front de l’Est. Cela lui valait chez ses amis du Front national le surnom affectueux de « Tonton Panzer ». On pourrait étirer longtemps la liste de ces anciens nazis français présents à la fondation de l’ancêtre du Rassemblement national : Léon Gaultier, cofondateur du FN, quelques années plus tôt « saint des saints de la Waffen-SS » selon l’expression de Jean Mabire, hagiographe de ce corps d’armée. Roland Gaucher, membre de son comité directeur, qui écrivait en mai 1944 dans Le National populaire, sous son vrai nom de Roland Goguillot, que « la législation antisémite pèche par de grands défauts. Elle n’est pas suffisante, elle n’est pas appliquée ». François Brigneau, premier vice-président du FN, propagandiste raciste et antisémite dans La Fronde, dont le « manifeste » refuse que « des nomades plus ou moins francisés par le Journal officiel [ne] fassent la loi chez nous ». Pierre Gérard, secrétaire général du FN en 1980, et sous Vichy numéro deux de la Direction générale de l’aryanisation économique et directeur de la Propagande du Commissariat général à la question juive. J’en oublie, mais j’en ai fini. C’est décidément non, la mansuétude n’est pas mon fort. S’il est écrit sur les monuments aux morts qu’André, Célestin, et beaucoup d’autres, sont « morts pour la France », alors ces gens-là ont vécu contre elle, et ceux qui leur succèdent et perpétuent leurs obsessions aussi. On ne débat pas de telles idées, on les combat. Parce que la démocratie est une conversation entre gens civilisés, la tolérance prend fin avec l’intolérable. Quiconque sème la haine de l’autre ne mérite pas l’hospitalité d’une discussion. Quiconque veut l’inégalité des hommes n’a pas droit à l’égalité dans l’échange. La formule lapidaire de l’historien et résistant Jean-Pierre Vernant me convient : « On ne discute pas recettes de cuisine avec des anthropophages. »
Les Fées de Dieulefit : Marguerite Soubeyran, Catherine Krafft, Simone Monnier.
Nous avons vu hier un film soporifique de Víctor Iriarte : Dos madres (titre original : Sobre todo la noche). 2023. 1h50. Scénario : Isa Campo, Andrea Queralt, Víctor Iriarte. Interprètes : Lola Dueñas, Ana Torrent, Manuel Egozkue.
Résumé : Véra (Lola Dueñas) a été séparée de son bébé le jour de l’accouchement. Elle pense qu’il est vivant et a tout essayé pour le retrouver. Son dossier a disparu. Elle se heurte au silence de l’administration. Elle bascule alors dans l’illégalité pour obtenir les informations qu’elle recherche. Elle retrouve la trace de son fils, Egoz (Manuel Egozkue), désormais jeune adulte, adopté par Cora (Ana Torrent), elle aussi victime du système.
Le premier long métrage de Víctor Iriarte (né en 1976) a une grande ambition, politique et esthétique. Il rate son coup. Il veut mêler le thriller d’espionnage, le roman épistolaire et le carnet de voyage. Ses maniérismes occultent le propos politique annoncé d’emblée.
L’Espagne a retrouvé la démocratie, mais n’a pas soldé l’ héritage de la dictature. Sous le régime franquiste, près de 300 000 nourrissons, déclarés mort-nés, ont été subtilisés aux mères espagnoles pour faire l’objet d’un commerce (chiffres avancés par les associations). Ces pratiques étaient justifiées alors par les théories délirantes du psychiatre Antonio Vallejo-Nájera (1889-1960), un proche du dictateur. Avec la complicité des institutions médicale et religieuse, ce trafic d’enfants a perduré après la mort de Franco, jusque dans les années 1980, pour des raisons lucratives. « Nous avions déjà exposé dans d’autres travaux l’idée des relations intimes entre le marxisme et l’infériorité mentale… La vérification de nos hypothèses à une transcendance politico-sociale énorme, car, si comme nous le pensons, les militants marxistes sont de préférence des psychopathes antisociaux, la ségrégation totale de ces sujets dès l’enfance pourrait libérer la société d’une plaie si terrible. » (Antonio Vallejo-Nájera).
On peut voir le documentaire Els nens perduts del franquisme (Los niños perdidos del franquismo) (2002) de Montserrat Armengou y Ricard Belis.
L’« association nationale des victimes d’adoptions illégales » — Anadir — , fondée par Juan Luis Moreno et Antonio Barroso, défend les intérêts des victimes.
D’autre part, selon la Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica (ARMH), 114 000 personnes, victimes de la répression franquiste, sont encore portées disparues.
Je retiens de ce film un fado et le titre original qui fait référence à un beau poème de Álvaro de Campos, un des 70 hétéronymes créés par Fernado Pessoa.
Portrait de Fernando Pessoa (Julio Pomar). 1983. Centro de Arte Moderna de Brito.
Sim, é claro, O Universo é negro, sobretudo de noite. Mas eu sou como toda a gente, Não tenha eu dores de dentes nem calos e as outras dores passam. Com as outras dores fazem-se versos. Com as que doem, grita-se.
A constituição íntima da poesia Ajuda muito… (Como analgésico serve para as dores da alma, que são fracas…) Deixem-me dormir.
3 juillet 1930
Álvaro de Campos – Livro de Versos. Fernando Pessoa. (Edição crítica. Introdução, transcrição, organização e notas de Teresa Rita Lopes.) Lisboa: Estampa, 1993.
(Fernando Pessoa)
Oui, c’est évident, L’Univers est noir, surtout la nuit. Mais moi je suis comme tout le monde. Pourvu que je n’aie ni mal aux dents ni cor aux pieds, les autres douleurs passent. Avec les autres douleurs on fait des vers. Avec celles qui font mal, on crie.
L’intime constitution de la poésie Est une aide énorme… (Elle sert d’analgésique pour les douleurs de l’âme, qui sont faibles…) laissez-moi dormir.
Álvaro de Campos, Derniers poèmes. Traduction Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel. Christian Bourgois Éditeur, 2001.
Le 5 janvier 1937, les fascistes ont fusillé Aurora Picornell (1912-1937) au cimetière de Son Coletes, près de Manacor (Mallorca) avec ses camarades du groupe “ Les Rouges du Molinar ” ( Les Roges de Molinar : Catalina Flaquer, ses deux filles, Antònia Pascual Flaquer et Maria Pascual Flaquer, Belarmina González Rodríguez ). Elles étaient communistes et vivaient dans le quartier de El Molinar à Palma de Mallorca (Îles Baléares), qui était à l’époque un quartier d’ouvriers et de pêcheurs. Aujourd’hui, la zone où elles habitaient n’existe plus.
Le Président actuel du Parlement des Îles Baléares, Gabriel Le Senne, membre de l’Opus Dei et du parti fasciste Vox, allié au parti Populaire (droite conservatrice), s’est permis le 19 juin 2024 de déchirer dans l’hémicycle la photographie de cette figure républicaine. Il a aussi expulsé deux députées du Parti Socialiste Ouvrier espagnol (PSOE), Mercedes Garrido et Pilar Costa. Vox et le Parti Populaire veulent supprimer la Ley de Memoria Democrática dans cette communauté autonome. La menace de l’extrême-droite est toujours là, bien présente …
Aurora Picornell aurait dit à ses boureaux de la Phalange :
“Podéis matar a hombres, a mujeres, a niños como el mío que todavía no ha nacido. ¿Pero, y las ideas? ¿Con qué balas mataréis las ideas?”.
“Podeu matar homes, dones, nins com el meu que encara no ha nat. Però, i les idees? Amb quines bales matareu les idees?”
Les membres de la famille de Gabriel Le Senne faisaient partie des partis conservateurs de l’île et se sont amplement enrichis pendant la longue dictature franquiste (1939-1975)
L’histoire dit que dans la nuit du 5 au 6 janvier 1937 un fasciste est entré dans un bar du quartier El Molinar et a montré à ceux qui étaient présents un soutien-gorge taché de sang. “Mirad, mirad, son los sostenes de Aurora”. (« Regardez, regardez, c’est le soutien-gorge d’Aurora. ») C’est ainsi que les habitants du quartier ont appris l’exécution de cette dirigeante du Parti communiste d’Espagne (PCE) à Mallorque. 85 ans plus tard, en octobre 2022, les restes d’Aurora ont été identifiés. Ils ont été trouvés dans la fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. L’ADN de son frère, Ignasi Picornell, lui aussi assassiné et dont le corps a été retrouvé en 2016 dans la fosse commune de Porreres, a permis son identification ainsi que celle de son père Gabriel Ignasi Picornell.
Fosse commune n°3 du cimetière Son Coletes de Manacor. 2022. Catalina Flaquer, Aurora Picornell, les soeurs Antonia i María Pascual Flaquer et Belarmina González.
Aurora Picornell est née le 1 octobre 1912 à Palma dans une famille communiste de sept enfants (Aurora est la sixième). Á 16 ans, elle publie La mujer, ¿es superior al hombre? Estudio dividido en tres meditaciones. Á 18 ans, elle milite dans la Lliga Laica de Mallorca. L’année suivante, elle fonde le syndicat des couturières (Sindicato de Sastrería y similares). Elle est la vice-présidente d’une direction paritaire. Elle devient membre du Secours rouge international et responsable régionale du Parti Communiste d’Espagne (PCE). Elle participe à des meetings et écrit dans la presse. Elle organise el Día de la Mujer Trabajadora à Mallorca le 8 mars 1934. Bien que membre d’un petit parti, elle est très connue pour son activisme dans tout l’archipel. On l’appelle déjà la Heroica Aurora Picornell ou bien La Pasionaria de Mallorca. Au début des années 30, la participation des femmes dans la vie politique est encore chose peu fréquente bien qu’en Espagne les femmes aient obtenu le droit de vote le 1 octobre 1931 grâce à la Seconde République.
Aurora est arrêtée avec ses camarades le 19 juillet 1936, peu après le coup d’état franquiste. Elle est incarcérée d’abord à la prison provinciale, puis à la prison pour femmes de Mallorca (edificio Ca’n Salas). Elle est ensuite emmenée par un groupe de phalangistes dans l’ancien couvent de Montuïri et fusillée sans aucun jugement la veille du jour des Rois (le 5 janvier 1937), après avoir été torturée et probablement violée.
Elle est devenue l’exemple de ce que fut la répression franquiste à Mallorca pendant la Guerre Civile. Entre 1936 et 1942, 2300 personnes furent assassineés dans l’île par les putschistes.
La famille Picornell Femenias en a particulièrement souffert. Son père (Gabriel Ignasi) qui était menuisier et deux de ses frères (Gabriel et Ignasi) ont été fusillés. Le plus jeune, Joan, a pu fuir en France après la guerre, mais il fut déporté à Dachau et mourut peu après la libération du camp de concentration. En 1932, Aurora s’était mariée à Valence avec Heriberto Quiñones, membre de l’Internationale Communiste et dirigeant du PCE. Ils ont eu une fille, Octubrina Roja Quiñones Picornell (1934-1969). Heriberto Quiñones a été exécuté à Madrid le 2 octobre 1942. il est mort assis sur une chaise car les tortures qu’on lui avait infligées lui avaient fait perdre l’usage de ses quatre membres.
C’est un groupe dirigé par le Marquis Alfonso de Zayas y de Bobadilla (1896-1970), chef provincial de la Phalange, qui est responsable de l’arrestation et de la mort d’Aurora. Le Gouverneur civil des Baléares, Mateu Torres Bestard (1891-1969), proche du général Franco, a favorisé cette répression.
Totes les Aurores (2023). Documentaire d’IB3 Televisió, Quindrop Produccions (Pedro de Echave). 75 minutes.
Il faut relire Les Grands Cimetières sous la lune de Georges Bernanos (Plon, 1938).
« Pour moi, j’appelle Terreur tout régime où les citoyens, soustraits à la protection de la loi, n’attendent plus la vie ou la mort que du bon plaisir de la police d’Etat. J’appelle le régime de la Terreur le régime des Suspects. C’est ce Régime que j’ai vu fonctionner huit mois. Ou, plus exactement, il m’a fallu dix mois pour m’ en découvrir, rouage après rouage, le fonctionnement. Je le dis, je l’affirme. Je n’exige nullement qu’on me croie sur parole. Je sais que tout se saura un jour – demain, après-demain, qu’importe ? Mgr l’ Évêque de Palma par exemple en sait autant que moi. J’ai toujours pensé que Notre Saint-Père le Pape, torturé, dit-on, par le problème de la guerre civile espagnole, aurait grand intérêt à questionner ce dignitaire sous la foi du serment. »
« Exécutions
J’ai vu là-bas, à Majorque, passer sur la Rambla des camions chargés d’hommes. Ils roulaient avec un bruit de tonnerre, au ras des terrasses multicolores, lavées de frais, toutes ruisselantes, avec leur gai murmure de fête foraine. Les camions étaient gris de la poussière des routes, gris aussi les hommes assis quatre par quatre, les casquettes grises posées de travers et leurs mains allongées sur les pantalons de coutil, bien sagement. On les raflait chaque soir dans les hameaux perdus, à l’heure où ils reviennent des champs ; ils partaient pour le dernier voyage, la chemise collée aux épaules par la sueur, les bras encore pleins du travail de la journée, laissant la soupe servie sur la table et une femme qui arrive trop tard au seuil du jardin, tout essoufflée, avec le petit balluchon serré dans la serviette neuve : « Adios ! recuerdos ! » (adieu ! Je pense à toi!) »
Bibliographie
David Ginard i Féron (professeur d’histoire à l’université des Îles Baléares), Aurora Picornell (1912-1937) : de la història al símbol, Palma, Edicions Documenta Balear, 2016.
Geneviève Halévy (Mme Bizet-Mme Straus) est née à Paris le 26 février 1849.
Elle est la fille de Flomental Halévy (1799-1862), auteur de plusieurs opéras aujourd’hui oubliés (La Juive-1835). Par son père, elle est la nièce de Léon Halévy (1802-1883) et la cousine germaine du librettiste Ludovic Halévy (1834-1906), auteur avec Henri Meilhac (1830-1897) de nombreux opéras bouffes, mis en musique par Offenbach. Au cours du Second Empire, Meilhac et Halévy ont écrit le livret de Carmen, d’après la nouvelle de Mérimée.
Georges Bizet (Etienne Carjat), 1875.
Elle épouse en juin le compositeur Georges Bizet (1838-1875), élève de son père. Celui-ci avec L’Arlésienne ( 1872) Carmen (1875) n’a pas eu un grand succès Il n’est reconnu qu’après sa mort. Geneviève se fera peindre en habits de deuil par Jules-Élie Delaunay (1828-1891). Le tableau de 1876 est au Musée d’Orsay.
En 1881, elle fait la connaissance de l’avocat des Rothschild, Émile Straus (1844-1929). La rumeur le présente comme le fils illégitime de James de Rothschild. Elle se remarie avec lui en 1886.
Jacques Bizet vers 6 ans (Jules-Élie Delaunay). Musée des beaux-arts de Nantes.
Son fils, Jacques Bizet (1872-1922) est un ami d’enfance de Marcel Proust et son condisciple au lycée Condorcet. Marcel Proust est d’abord amoureux de ce « beau et vigoureux garçon ». Celui-ci ne répond pas à une lettre enflammée du futur écrivain, mais reste bon ami avec son camarade.
Geneviève Straus est jeune, belle, pleine d’esprit. C’est une femme à la mode. Elle tient un salon très fréquenté, reçoit tous les dimanches de nombreux artistes (des écrivains, des compositeurs, des peintres, des acteurs : Guy de Maupassant, Paul Bourget, Robert de Montesquiou, Alexandre Dumas fils, José-Maria de Heredia, Léon Blum, Edgar Degas, Jean-Louis Forain, Jacques -Emile Blanche, Charles Gounod, Jules Massenet, Gabriel Fauré, Lucien Guitry, Réjane ) et ses relations aristocratiques du faubourg Saint-Germain. Dans les premières années, elle encourage ses hôtes à réciter un poème ou à jouer au piano. Par la suite, la conversation devient beaucoup plus légère et exclut les conversations sérieuses.
Grâce à son amitié avec Jacques Bizet, Marcel Proust est introduit dès 1889 dans le salon de Mme Straus. Il n’a que 18 ans. Ce sera pour lui une véritable école. Il y vient régulièrement et voue à cette femme une grande admiration. Une véritable amitié amoureuse se noue. On conserve une importante correspondance de l’écrivain avec madame Straus. Elle va de 1888 à 1919. Il avoue lui-même avoir emprunté certains de ses traits d’esprit et ses “souliers rouges” pour composer la duchesse de Guermantes. Il observe ainsi des personnages qui deviendront ceux d’ À la recherche du temps perdu.
Ce salon est ardemment dreyfusard, comme Mme Straus, d’origine juive par son père et sa mère. Sous l’autorité de Joseph Reinach, il devient le point de ralliement des partisans de Dreyfus. C’est là que s’organise la première pétition de L’Aurore, à l’instigation d’Émile Straus, de Porto-Riche, d’Hervieu et de Halévy. Jacques Bizet et Marcel Proust signent la pétition du journal L’Aurore. Mais le déclin du salon de Mme Straus s’amorce alors. Les anti-dreyfusards et de nombreux aristocrates désertent la maison
Dès le début des années 1890, elle a développé une dépendance au Véronal et à la morphine. À partir de 1910, elle tombe dans la neurasthénie et s’isole.
Jacques Bizet se suicide le 3 novembre 1922. Marcel Proust meurt le 18 novembre 1922 et Madame Straus le 22 décembre 1926.
Musée Marcel Proust – Maison de tante Léonie. Illiers-Combray (Eure-et-Loir). Il a réouvert le 18 mai 2024.
Charlotte Delbo et Georges Dudach (à droite), très probablement lors de leurs retrouvailles en gare de Pau (Pyrénées-Atlantiques) en novembre 1941.
Le poème Art poétique d’Aragon fut publié à Neuchâtel (Suisse) le 16 août 1942 dans l’hebdomadaire Curieux que l’on pouvait recevoir légalement en zone libre. Le poète rend hommage à ses amis résistants, Georges Politzer, Jacques Decour, Jacques Solomon et Georges Dudach, fusillés par les nazis en mai 1942.
Georges Dudach, mari de Charlotte Delbo, était l’adjoint de Jacques Decour, professeur agrégé d’allemand, critique et romancier. Après la création du Front national, ce dernier fut chargé du regroupement de tous les écrivains résistants de zone occupée dans le Comité national des Écrivains. Après L’Université libre et La Pensée libre, il projetait la publication d’une nouvelle revue, Les Lettres françaises, qu’il ne verra pas paraître.
Mandaté par le Parti Communiste, Georges Dudach assura la liaison de Paris avec divers intellectuels, et en particulier avec Louis Aragon et Elsa Triolet. Georges Dudach fut fusillé comme otage au Mont-Valérien le 23 mai 1942 en même temps que Georges Politzer, Jacques Solomon, André Pican et Jean-Claude Bauer. Jacques Decour le fut à son tour au même endroit avec Arthur Dallidet et Félix Cadras le 30 mai 1942. Il avait subi 3 mois d’interrogatoires et de tortures.
Notice DECOUR Jacques [DECOURDEMANCHE Daniel, dit] par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 11 juillet 2022.
Jacques Decour (1910-1942). Détail d’une photo prise au lycée Rollin (aujourd’hui Lycée Jacques-Decour) , vers 1937.
Art poétique (Louis Aragon)
Pour mes amis morts en Mai Et pour eux seuls désormais
Que mes rimes aient le charme Qu’ont les larmes sur les armes
Et pour que tous les vivants Qui changent avec le vent
S’y aiguise au nom des morts L’arme blanche du remords
Mots mariés mots meurtris Rimes où le crime crie
Elles font au fond du drame Le double bruit d’eau des rames
Banales comme la pluie Comme une vitre qui luit
Comme un miroir au passage La fleur qui meurt au corsage
L’enfant qui joue au cerceau La lune dans le ruisseau
Le vétiver dans l’armoire Un parfum dans la mémoire
Rimes rimes où je sens La rouge chaleur du sang
Rappelez-vous que nous sommes Féroces comme des hommes
Et quand notre cœur faiblit Réveillez-vous de l’oubli
Rallumez la lampe éteinte Que les verres vides tintent
Je chante toujours parmi Les morts en Mai mes amis
16 août 1942 (Hebdomadaire Curieux, Neuchâtel)
En étrange pays dans mon pays lui-même, 1945. (En Français dans le texte, 15 septembre 1943)
Après avoir lu les poèmes de Primo Levi, je suis revenu à ceux de Charlotte Delbo. Les Éditions de Minuit ont rassemblé en mars 2024 pour la première fois ses poèmes complets, suivis de dix inédits et d’un entretien avec Claude Prévost (La Nouvelle Critique, juin 1965, numéro 167)
Dans Mesure de nos jours (1971) Charlotte Delbo écrit : « Les poètes voient au-delà des choses. » Elle est née le 10 août 1913 à Vigneux-sur-Seine (Essonne). Elle est morte le 1er mars 1985 à Paris.
Issue d’une famille d’ouvriers italiens, elle adhère en 1932 aux Jeunesses communistes, puis en 1936 à l’Union des jeunes filles de France, fondée par Danielle Casanova. A l’Université ouvrière, elle rencontre en 1934 son futur mari, le militant communiste Georges Dudach, formé à Moscou. Elle l’épouse en 1936. En 1937, elle devient la secrétaire de Louis Jouvet qui l’engage après la lecture d’un article sur le théâtre qu’elle avait écrit pour Les Cahiers de la Jeunesse, dont Georges Dudach était le rédacteur en chef.
Après avoir hésité, elle part avec la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud en mai 1941. Elle revient à Paris le 15 novembre 1941.
Elle s’engage alors dans la Résistance avec son mari. Ils vivent dans la clandestinité. Ils font partie du « groupe Politzer », chargé de la publication des Lettres françaises dont Jacques Decour est le rédacteur en chef. Charlotte Delbo est chargée de l’écoute de Radio Londres et de Radio Moscou qu’elle prend en sténo ainsi que de la dactylographie des tracts et des revues.
En février 1942, de nombreux membres de leur réseau de résistants communistes sont pris en filature. Les arrestations se multiplient à la mi-février : Georges et Maï Politzer, Danielle Casanova, Lucien Dorland, Lucienne Langlois, puis André et Germaine Pican, Jacques Decour…
Charlotte Delbo et son mari sont arrêtés le 2 mars 1942 au 93 rue de la Faisanderie (16e arrondissement de Paris) par les Brigades spéciales de la Police française. Georges Dudach est fusillé au fort du Mont-Valérien le 23 mai 1942, à l’âge de 28 ans. Charlotte Delbo est déportée à Auschwitz par le convoi du 24 janvier 1943 dit « convoi des 31000 » (230 femmes – 1446 hommes). Elle est transférée à Ravensbrück au début de l’année 1944 et libérée en avril 1945 après vingt-sept mois de déportation. Elle sera l’une des 49 rescapées du convoi des 31000.
Elle écrira des années plus tard son indispensable trilogie Auschwitz et après.
Aucun de nous ne reviendra (Éditions Gonthier 1965. Éditions de Minuit, 1970) Une connaissance inutile ( Éditions de Minuit, 1970) Mesure de nos jours ( Éditions de Minuit, 1971)
En 1965, elle a publié aussi Le Convoi du 24 janvier (Éditions de Minuit), une compilation de courtes biographies des 230 femmes déportées avec elle.
Il convient de consulter le Maitron, Dictionnaire biographique Mouvement ouvrier Mouvement social. Notice DUDACH Georges, Paul par Nicole Racine, version mise en ligne le 25 octobre 2008, dernière modification le 24 janvier 2022.
Georges Dudach, né le 18 septembre 1914 à Saint-Maur-des-Fossés (Val-de-Marne), fusillé comme otage le 23 mai 1942 au Mont-Valérien.
J’ai choisi 5 poèmes publiés dans Une connaissance inutile.
Je lui disais mon jeune arbre Il était beau comme un pin La première fois que je le vis Sa peau était si douce la première fois que je l’étreignis et toutes les autres fois si douce que d’y penser aujourd’hui me fait comme lorsqu’on ne sent plus sa bouche Je lui disais mon jeune arbre lisse et droit quand je le serrais contre moi je pensais au vent à un bouleau ou à un frêne Quand il me serrait dans ses bras je ne pensais plus à rien.
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Je l’appelais mon amoureux du mois de mai des jours qu’il était enfant heureux tellement je le laissais quand personne ne voyait être mon amoureux du mois de mai même en décembre enfant et tendre quand nous marchions enlacés la forêt était toujours la forêt de notre enfance nous n’avions plus de souvenirs séparés il embrassait mes doigts ils avaient froid il disait les mots que disent les amoureux du mois de mai j’étais seul à entendre On n’écoute pas ces mots-là Pourquoi On écoute le coeur qui bat On croit pouvoir toute la vie les entendre ces mots-là tendres Il y a tant de mois de mai toute la vie à deux qui s’aiment.
Alors ils l’ont fusillé un mois de mai
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Je l’aimais parce qu’il était beau c’est une raison futile
Je l’aimais parce qu’il m’aimait c’est une raison égoïste
Mais c’est pour vous que je cherche des raisons pour moi, je n’en avais pas Je l’aimais comme une femme aime un homme sans mots pour le dire
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Ce point sur la carte Cette tache noire au centre de l’Europe cette tache rouge cette tache de feu cette tache de suie cette tache de sang cette tache de cendres pour des millions un lieu sans nom. De tous les pays d’Europe de tous les points de l’horizon les trains convergeaient vers l’in-nommé chargés de millions d’êtres qui étaient versés là sans savoir où c’était versés avec leur vie avec leurs souvenirs avec leurs petits maux et leur grand étonnement avec leur regard qui interrogeait et qui n’y a vu que du feu, qui ont brûlé là sans savoir où ils étaient. Aujourd’hui on sait Depuis quelques années on sait On sait que ce point sur la carte c’est Auschwitz On sait cela Et pour le reste on croit savoir
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Yvonne Picard est morte qui avait de si jolis seins . Yvonne Blech est morte qui avait les yeux en amande et des mains qui disaient si bien . Mounette est morte qui avait un si joli teint une bouche toujours gourmande et un rire si argentin. Aurore est morte qui avait des yeux couleur de mauve.
Tant de beauté tant de jeunesse tant d’ardeur tant de promesses… Toutes un courage des temps romains.
Et Yvette aussi est morte qui n’était ni jolie ni rien et courageuse comme aucune autre . Et toi Viva et moi Charlotte dans pas longtemps nous serons mortes nous qui n’avons plus rien de bien.
Je viens de terminer le livre de l’historien italien, CarloGreppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
J’avais lu l’article du Monde Magazine du 31 mars 2024 : Carlo Greppi, l’écrivain turinois qui redonne vie au sauveur de Primo Levi. Dans Un homme sans mots , en librairie le 3 avril, l’historien italien Carlo Greppi raconte le parcours de Lorenzo Perrone, un maçon qui aida l’auteur de Si c’est un homme à survivre au camp d’Auschwitz.
Le 7 juin 1998, Le mémorial de Yad Vashem (Institut international pour la mémoire de la Shoah) a reconnu Lorenzo Perrone comme Juste para les nations. On comptait en tout, au 1er janvier 2022, 28 217 justes dont 766 Italiens.
Primo Levi, Si c’est un homme. Julliard, 1987. Pocket, 1990. Traduction Martine Schruoffeneger.
« …Tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apportait un morceau de pain et le reste de sa ration quotidienne ; il me donna un de ses chandails rapiécés ; il écrivit pour moi une carte postale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
Á supposer qu’il y ait une sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui ; non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
… Mais Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j’étais un homme moi aussi. »
Lorenzo Perrone est né le 11 septembre 1904 à Fossano (province de Coni). Primo Levi vivait à Turin et travaillait comme chimiste. En septembre 1943, dès les premiers temps de l’occupation de l’Italie par les Allemands, il rejoignit un groupe de partisans dans son Piémont natal. Arrêté au cours d’une rafle de la milice fasciste républicaine le 13 décembre 1943, il fut emprisonné à Aoste jusqu’au 20 janvier 1944, puis transféré au camp de Fossoli et déporté le 22 février 1944 (matricule 174 517). Après son arrivée à Auschwitz, il fut envoyé dans le camp de Buna-Monowitz dans l’usine d’I.G. Farben.
En tant que chimiste, il se vit attribuer un poste dans l’usine de caoutchouc synthétique. Affecté à un groupe chargé de la construction d’un mur, Levi fit la connaissance de celui qui deviendra son sauveur, Lorenzo Perrone. Ce dernier, originaire aussi du Piémont, appartenait à un groupe de maçons qualifiés, employés là comme ouvriers civils depuis avril 1942, par la société italienne Beotti . La rencontre entre les deux Italiens eut lieu entre le 16 et le 21 juin 1944. Levi entendit Perrone s’adresser en piémontais à un autre ouvrier. Á compter de ce jour et jusqu’à la fin du mois de décembre 1944, Perrone apporta de la nourriture à Levi chaque jour, pendant six mois. Le front se rapprochant, les ouvriers étrangers s’enfuirent ou furent renvoyés chez eux. Ce supplément de nourriture, prélevé sur la ration alimentaire de Perrone, sauva la vie de Levi. Perrone offrit aussi à Levi un chandail rapiécé qu’il porta sous son uniforme de détenu et lui permit de supporter le terrible hiver 1944-1945. Il accepta également d’envoyer des cartes postales à une amie non juive de Levi, Bianca Guidetti Serra, par l’intermédiaire duquel la mère de Levi, Esther, et sa sœur Anna Maria apprirent qu’il était encore en vie. Les deux femmes vivaient cachées en Italie et réussirent, par le biais d’une chaîne d’amis dont Perrone était le dernier maillon, à lui faire parvenir un colis alimentaire comprenant du chocolat, des biscuits, du lait en poudre ainsi que des vêtements. Perrone risqua sa vie pour sauver celle de Levi, sans rien attendre en retour, acceptant seulement que Levi fasse réparer ses chaussures abîmées dans l’atelier de cordonnerie du camp.
La dernière rencontre à Auschwitz entre les deux hommes eut lieu de nuit après un violent bombardement allié, probablement le 26 décembre 1944. La déflagration avait perforé un des tympans de Perrone et, sous le coup de l’explosion, du sable et de la terre avaient été projetés dans la soupe qu’il apportait à Levi. Perrone s’excusa que la soupe soit souillée, mais ne dit pas à Levi ce qui lui était arrivé. Il ne voulait pas que son ami se sente redevable envers lui. La conduite de Perrone rappelait à Levi qu’il existait encore, hors d’Auschwitz, un monde juste et des êtres humains généreux et intègres.
Dans un entretien posthume publié dans The Paris Review en 1995, Primo Levi disait : ” Nous ne parlions quasiment jamais. C’était un homme silencieux. Il refusait mes remerciements. Il me répondait à peine. Il haussait seulement les épaules : Prends le pain, prends le sucre. Garde le silence, tu n’as pas besoin de parler. ” Il ajoutait que Perrone avait été marqué par ce qu’il avait vu à Auschwitz et qu’après la guerre, il s’était mis à boire, avait cessé de travailler et n’avait plus envie de vivre.
Entre 1945 et 1952, Perrone était manifestement détruit. Après la Libération, Primo Levi resta en contact avec lui. Il lui rendait visite à Fossano. C’était désormais Levi qui essayait de sauver Perrone. L’écrivain rappellait : « Instinctivement, il avait tenté de sauver des gens, non par orgueil, ni pour la gloire, mais parce qu’il avait bon cœur et de l’empathie. Il me demanda un jour, laconiquement : Pourquoi sommes-nous en ce bas monde si ce n’est pour nous aider les uns les autres ? » Perrone lui dit aussi un jour : « On est au monde pour faire le bien, pas pour s’en vanter. »
Perrone, tuberculeux et alcoolique, mourut le 30 avril 1952 à l’hôpital de Savigliano. Il avait 47 ans. En hommage à son sauveur, Levi donna à sa fille, née le 31 octobre 1948, le nom de Lisa Lorenza et à son fils, né en juillet 1957, celui de Renzo. Lorenzo Perrone apparaît dans les récits autobiographiques de Primo Levi : Si c’est un homme et Lilith, ainsi que dans les nouvelles Les Evénements de l’été et Le Retour de Lorenzo.
Si c’est un homme fut publié le 11 octobre 1947 chez Francesco De Silva, tiré à 2500 exemplaires. Il avait été refusé par Einaudi. Cette maison d’édition reprit pourtant le titre en 1958. Le premier tirage fut de 2000 exemplaires. Dans les années 70 et 80, Si c’est un homme fut réimprimé sans interruption et devint un des livres les plus lus de l’après-guerre. Les traductions en anglais, allemand et français en ont fait dans le monde entier un témoignage essentiel de l’horreur des camps d’extermination nazis.
Le 11 avril 1987, Primo Levi se suicida en se jetant dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il avait toujours vécu et où il était né soixante-huit ans plus tôt (corso Re Umberto n° 75) . Lorenzo Perrone et Primo Levi ne sont jamais vraiment sortis d’Auschwitz.
Une plaque a été inaugurée le 25 avril 2004 à Fassone, viale delle Alpi :
Á Lorenzo Perone (1904-1952) Le long de cette avenue, tu as souvent marché Lorenzo Perone de Fassano Tu étais l’enfant du Borgo Vecchio, un muradur de peu de mots. En 1944, dans l’usine de Buna-Werke, aux abords du camp d’extermination d’Auschwitz, tu as sauvé l’âme et le corps de Primo Levi en risquant ta vie pour lui donner ton pain et avec lui l’espoir. Pour cela tu as été distingué en Israël par le titre de « Juste parmi les nations ». Tu as été un humble et généreux enfant de Fossano.
Sources : Carlo Greppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
Site Yad Vashem. Institut international pour la mémoire de la Shoah.