La Nuit du 12 – Paul Verlaine

Vu hier soir à La Ferme du Buisson (Noisiel) le très beau film de Dominik Moll, La Nuit du 12.

Dans la nuit du 12 octobre 2016, à Saint-Jean-de-Maurienne (Savoie), Clara, 21 ans, est assassinée, brûlée vive par un homme cagoulé, alors qu’elle revenait d’une soirée chez son amie Nanie.

La Nuit du 12 de Dominik Moll. 2022. 1 h 55. Sc. et dial. Gilles Marchand et Dominik Moll d’après 18.3 – Une année à la PJ de Pauline Guéna (Éditions Denoël). Int. : Bastien Bouillon (Yohan) Bouli Lanners (Marceau) Mouna Soualem (Nadia) Pauline Serieys (Nanie) Lula Cotton Frapier (Clara), Anouk Grinberg (la juge).

https://www.youtube.com/watch?v=_zlztTha8Mw

Le policier Marceau (Marteau ? ) (Bouli Lanners) aurait voulu être professeur de français plutôt que policier pour dévoiler la puissance de la langue française. Dans la voiture, il récite du Verlaine à son ami Yohan (Bastien Bouillon) . Un spectre va hanter les deux hommes.

Colloque sentimental

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux formes ont tout à l’heure passé.

Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à peine leurs paroles.

Dans le vieux parc solitaire et glacé
Deux spectres ont évoqué le passé.

– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?

– Ton coeur bat-il toujours à mon seul nom ?
– Toujours vois-tu mon âme en rêve? – Non.

– Ah! les beaux jours de bonheur indicible
Où nous joignions nos bouches! – C’est possible.

– Qu’il était bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a fui, vaincu, vers le ciel noir.

Tels ils marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule entendit leurs paroles.

Fêtes galantes, 1869.

Paul Verlaine (Eugène Carrière). Paris, Musée d’Orsay.

La Tour Magne

Nîmes, La Tour Magne.

La Tour Magne est un monument gallo-romain situé à Nîmes (Gard). Haute de 18 m à la fin du III  ème siècle, puis de 36 m de haut à l’époque romaine, elle ne mesure plus aujourd’hui que 32,50 m. Elle domine les jardins de la Fontaine sur le mont Cavalier. À l’époque romaine, par sa structure intégrée à l’enceinte, elle pouvait jouer un rôle défensif et celui d’une tour de guet ou à signaux.

La Tour Magne a été rendue célèbre par le distique holorime de Marc Monnier (1829-1885), souvent attribué à Victor Hugo :

Gall, amant de la reine, alla, tour magnanime,

Galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes.

Couverture de la Revue “l’esprit nouveau” consacrée à Apollinaire. 1924.

Au début de la première guerre mondiale, Guillaume Apollinaire (Guillaume Albert Vladimir, Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky) veut s’engager. Le conseil de révision ajourne sa demande car il n’a pas la nationalité française. Il est apatride. Un ami, Siégler-Pascal, lui présente Louise de Coligny-Châtillon (1881-1963) le dimanche 27 septembre 1914, lors d’un déjeuner au restaurant Bouttau dans le vieux Nice. Elle sera Lou dans Calligrammes. Elle le rejette. Il tente de nouveau une démarche pour s’engager. Positive cette fois. Il rejoint la caserne du 38e d’artillerie de campagne située route d’Uzès à Nîmes le 6 décembre 1914. Il y reste jusqu’à Pâques 1915. Du 7 au 16 décembre, Louise vient le voir. Guillaume fait le mur pour la rejoindre. Ils deviennent amants dans une chambre de l’hôtel du Midi, square de la Couronne. Ils rompent en 1915, mais continuent d’entretenir une correspondance presque quotidienne jusqu’au 18 janvier 1916. On conserve 220 lettres d’Apollinaire à Lou et 76 poèmes. Ces derniers sont regroupés pour la première fois à Genève en 1947 sous le titre Ombre de mon amour et en 1955 sous le titre Poèmes à Lou.

Un extrait mentionne la Tour Magne :

VII (Guillaume Apollinaire)

Mon Lou la nuit descend tu es à moi je t’aime
Les cyprès ont noirci le ciel a fait de même
Les trompettes chantaient ta beauté mon bonheur
De t’aimer pour toujours ton cœur près de mon cœur
Je suis revenu doucement à la caserne
Les écuries sentaient bon la luzerne
Les croupes des chevaux évoquaient ta force et ta grâce
D’alezane dorée ô ma belle jument de race
La tour Magne tournait sur sa colline laurée
Et dansait lentement lentement s’obombrait
Tandis que des amants descendaient de la colline
La tour dansait lentement comme une sarrasine
Le vent souffle pourtant il ne fait pas du tout froid
Je te verrai dans deux jours et suis heureux comme un roi
Et j’aime de t’y aimer cette Nîmes la Romaine
Où les soldats français remplacent l’armée prétorienne
Beaucoup de vieux soldats qu’on n’a pu habiller
Ils vont comme des bœufs tanguent comme des mariniers
Je pense à tes cheveux qui sont mon or et ma gloire
Ils sont toute ma lumière dans la nuit noire
Et tes yeux sont les fenêtres d’où je veux regarder
La vie et ses bonheurs la mort qui vient aider
Les soldats las les femmes tristes et les enfants malades
Des soldats mangent près d’ici de l’ail dans la salade
L’un a une chemise quadrillée de bleu comme une carte
Je t’adore mon Lou et sans te voir je te regarde
Ça sent l’ail et le vin et aussi l’iodoforme
Je t’adore mon Lou embrasse-moi avant que je ne dorme
Le ciel est plein d’étoiles qui sont les soldats
Morts ils bivouaquent là-haut comme ils bivouaquaient là-bas
Et j’irai conducteur un jour lointain t’y conduire
Lou que de jours de bonheur avant que ce jour ne vienne luire
Aime-moi mon Lou je t’adore Bonsoir
Je t’adore je t’aime adieu mon Lou ma gloire

Nîmes, le 29 décembre 1914.

Poèmes à Lou.

Franscisco de Zurbarán – Paul Valéry

Montpeller. Musée Fabre.

Le tableau Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán (1598-1664) n’est pas visible au Musée Fabre de Montpellier. Pourquoi ? Personne n’a su nous répondre.

Sainte Agathe. Vers 1634. Montpellier, Musée Fabre.

Cette huile sur toile (129 x 61 cm ) a été réalisée vers 1634. Elle a été achetée par la ville de Montpellier en 1852 pour 1 540 francs lors de la vente d’une série de dix tableaux du maréchal Soult, duc de Dalmatie. Ces oeuvres provenaient des couvents de Séville et étaient gardées à l’Alcazar pendant l’invasion française.

On trouve la version la plus connue de l’histoire de Sainte Agathe dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, (Sainte Agathe, vierge et martyre), rédigée en latin entre 1261 et 1266. Le dominicain et archevêque de Gênes raconte la vie d’environ 150 saints ou groupes de saints, saintes et martyrs chrétiens.

Les Espagnols à Montpellier. 13 œuvres du musée Fabre : description, acquisition, attribution. Flore Delatouche. Université Paul Valéry-Montpellier III. Juin 2006.

« Agathe vivait dans une famille noble de Catane (Sicile), au pied de l’Etna, sous le règne du troisième consulat de l’empereur Dèce et ses persécutions contre les chrétiens. Le gouverneur romain de Sicile, Quintien, qui avait remarqué sa beauté et son rang, désira la prendre pour femme. Il ne supporta pas d’être éconduit par la jeune femme qui souhaitait garder sa virginité et consacrer son existence à honorer Dieu. Non autorisé par la loi romaine à exécuter une vierge, il l’envoya dans la maison close d’Aphrodisie, qui eut pour mission de lui faire accepter ce mariage, mais dont elle sortit sans séquelle physique, sexuellement intacte. Le consul Quintien entreprit de lui faire endurer quelques tortures, pour mener à bien sa vengeance, décida de la jeter au cachot et de lui faire écraser puis arracher les seins à la tenaille, tourments qu’elle vit avec joie comme un combat pour l’accession au Paradis et à la palme du martyre. De retour dans sa prison, la jeune sicilienne fut visitée par saint Pierre qui guérit ses plaies miraculeusement. Elle est ensuite roulée nue sur des tessons de pots cassés et des charbons ardents, calvaire interrompu par un important tremblement de terre. Ramenée dans son cachot, elle y mourut dans un grand cri. Un an plus tard, une éruption de l’Etna menaça Catane ; les habitants déposèrent sur le chemin du flot de lave le voile qui recouvrait la tombe de la sainte et permirent ainsi de dévier la coulée magmatique et de sauver leur ville.
Fêtée le 5 février, Agathe est la protectrice de la Sicile, de Catane, de Palerme et de l’île de Malte. Elle est la patronne des femmes atteintes d’un cancer de la poitrine et amputées d’un sein, des fondeurs de cloches, des bijoutiers, des nourrices (symbole de celle qui peur apporter la subsistance aux plus faibles et démunis). On la prie contre des catastrophes naturelles : les éruptions volcaniques, la foudre, les incendies et tremblements de terre. Elle est en général représentée avec ses seins arrachés posés sur un plateau et des tenailles, quelquefois un bâtiment en flammes ; elle peut également porter la palme des martyres (elle est alors la figure de la vierge victorieuse), ou encore une torche, un bâton enflammé, ou encore son voile avec lequel elle essaie d’éteindre un feu, dans le thème de la sainte protectrice ignifuge. Ses reliques reposent dans une chapelle qui lui est dédiée dans la cathédrale de sa ville natale.
Sur un fond neutre noir, le jeu de clair-obscur détache, avec une diagonale lumineuse partant du haut à droite vers le centre, sainte Agathe qui se tient debout, légèrement penchée vers l’avant, et regarde le spectateur. Seuls les mains, le cou et le visage ressortent des amas de tissus dont elle est vêtue. Sa douceur est mise en contraste avec les étoffes imposantes et largement plissées qui inondent la toile et absorbent l’espace, revêtant sa sérénité sanctifiée. La qualité chromatique, très variée, va de la blancheur de la peau à la robe couleur mûre, au corsage bleu-vert canard, aux « manches citrines » et au manteau vermillon éclatant, jusqu’aux joues rosées de la sainte. La chevelure n’avait pas été peinte ainsi dans une première version, tel que l’ a révélé le passage aux rayons X. Un collier de fines perles orne le cou d’Agathe, symbole sans doute d’une féminité bafouée – rappelée durement par le plateau qu’offre à notre regard la jeune femme avec le malheureux trophée de ses deux seins mutilés, l’offrande modeste et digne de sa féminité sanctifiée pour avoir été sacrifiée. On pourrait penser qu’elle nous présente sa poitrine déchiquetée sur un plateau tout en la protégeant timidement et humblement de la main droite, comme pour rappeler assez pudiquement le caractère généralement tabou de ces deux morceaux charnels estropiés. Outre sa grande tranquillité, la jeune femme semble exprimer un message de haute sainteté. Les yeux de la sainte directement tournés vers l’observateur du tableau. Il s’agit d’un inter-regard qui permet la discussion de la figure peinte avec l’observateur de la toile. Cette représentation propose une intertextualité au message de cette œuvre : au-delà de la démonstration de sainte martyrisée, se dégage la sérénité tout à fait exemplaire de la sainte, le moment éternel après le supplice des martyres, celui où ne reste que le calme. Le regard de sainte Agathe n’exprime ni peur ni souffrance ; son martyre l’a délivrée et fait passer au-delà des préoccupations charnelles, dans une attitude emplie de grâce et de délicatesse. Peut-être peut-on y distinguer une fine touche de mélancolie pour avoir vu sa vie écourtée ou son amour pour sa foi malmené ; mais la richesse sage et dévote prime.

Portrait de Paul Valéry (Raoul Dufy). Paris, Centre Georges Pompidou.


Le poète Paul Valéry fut admiratif de cette œuvre qu’il vit à ses vingt ans. Il écrivit Sainte Alexandrine en 1891 et prénomma sa fille Agathe. Le poème a beau porter une autre dénomination, Mme Valéry confirma que le poète n’avait eu aucun doute et qu’il pensait bien à la sainte Agathe exposée au Musée Fabre, lorsqu’il créa cette prose poétique.

Sainte Alexandrine

Quel sommeil n’accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ?
Une rose ! c’est la première lueur parue sur l’ombre adorable.
Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée.
Puis un vif manteau fuit par derrière – l’étoffe baigne dans l’obscurité pour laisser très beau le geste idéal.
Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d’argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau – les seins inutiles qui se fanent.
Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe délicieuse du pied, il désigne mollement l’absence de tous fruits à la poitrine.
Mais la joie du supplice est dans ce commencement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l’incarnation, – les seins, les doux seins, faits à l’image de la terre.

Sur quelques peintures, 1891.

En 1592, le cardinal Gabriel Paleotti recommanda vivement le culte de sept saintes martyres. A cause de la grande pudeur de l’époque, Agathe fut peu représentée au Siècle d’Or. Les Mercédaires et les Hospitaliers en demandèrent toutefois quelques représentations, car Agathe symbolise les vertus indéniables du don de sa vie pour la défense de sa foi et de l’offrande de la subsistance aux plus faibles, en tant que patronne des nourrices. Pour les protestants, le culte aux saint était une superstition païenne, en réponse de quoi l’Église chercha à renouveler les images pieuses. Les catacombes resurgirent tout à fait à propos à cette époque, dévoilant les dévots morts pour leur religion, regroupés dans ces cimetières d’anciens chrétiens persécutés. Les portraits des martyrs, « luttant sous nos yeux, que nous voyions couler leur sang », illustrèrent l’abnégation de la vie des fidèles pour leur foi, « transfigurant la souffrance et la métamorphosant en allégresse », comme sainte Agathe. »

Si le Sainte Agathe de Francisco de Zurbarán n’est pas visible actuellement au Musée Fabre de Montpellier. On peut admirer, en revanche L’ Ange Gabriel (huile sur toile, 145 x 60 cm ). La dévotion aux anges faisait partie des cultes nouveaux qui pouvaient exalter la foi des fidèles de la période post-tridentine.

L’ Archange Gabriel, vers 1631-32. Montpellier, Musée Fabre.

Max Jacob 1876-1954

Penmarc’h. Pointe de Saint-Pierre. Phare d’Eckmühl (Paul Marbeau), 1897.

Le phare d’Eckmühl

Le phare d’Eckmühl est une grosse lanterne.
Si tu as perdu ta route sur la lande tu regardes à droite ou à gauche et tu vois où est
Saint-Guénolé.
Depuis que je vous connais, Marie Guiziou, j’ai cherché vos yeux sur toutes les mers de cette terre-ci.
Mais vos yeux tournent de côté et d’autre partout où il y a des amoureux.
Marie Guiziou, Marie Guiziou ! La vie est comme la lande pour moi et vous êtes pour moi comme le phare d’Eckmühl.
Marie Guiziou ! Ma vie est comme l’océan autour de Penmarch ! et si je ne vois vos yeux je suis un naufragé sur les rochers.

Poèmes de Morvan le Gaëlique, Gallimard, 1953.

Portrait de Max Jacob, 1915. Paris, Musée Picasso.

Yvon Le Men

Plovan. Ruines de la chapelle de Languidou. Fin XIV – début XV siècle.

« Quand j’entre dans une cathédrale – il y en a sept en Bretagne – dans une église ou dans une chapelle – il y en a foison et dans tous les coins – je m’interroge. Qui l’ a bâtie ? Pourquoi ? Quand ? Pendant combien de temps ? À quel saint, quelle sainte est-elle vouée ? Quelle fut la vie de cet homme qui a écrit dans le cahier de prières ? Pourquoi a-t-il fait grincer la pénombre de cet église ?
Mais d’abord je pénètre à l’intérieur du silence des pierres, puis je cherche quelque chose, à défaut de quelqu’un qui aurait l’oeil ouvert, l’oreille creusée. Je compte sur la chance qui pourrait changer, même d’une virgule, le cours d’une journée. Lui donner sa verticale. Ainsi ce touriste qui, en passant par sa prière, passe par le ciel pour retourner sur la terre et poursuivre son voyage.
J’imagine un homme d’un certain âge, mais pas trop vieux, pas trop pressé. Plutôt honnête et même généreux. Nous sommes au printemps, à Pâques, il fait un temps à buissonner, à suivre ses panneaux intérieurs, à se souvenir de cette étrange chapelle aux mille clochetons dont on lui a parlé un jour et de la danse macabre, peinte comme si elle avait été peinte hier. Elle résiste sur son mur, se souvient de la Grande Peste de 1347 qui dévasta l’Asie et l’Europe jusqu’à la pointe bretonne. Cette danse macabre remonte au Moyen-Âge. Comme l’oeuvre du poète François Villon. »

La Bretagne sans permis. Éditions Ouest-France. 2021.

Plozévet. Chapelle de Saint-Ronan. 1720.

Alejandra Pizarnik – Gérard de Nerval

Cristina Piña et Patricia Venti ont publié cette année chez Lumen une biographie : Alejandra Pizarnik, biografía de un mito que je suis en train de lire. Cette poétesse argentine est née le 29 avril 1936 à Avellaneda (Argentine) au sein d’une famille d’immigrants juifs ukrainiens. Elle a séjourné à Paris de 1960 à 1964, puis brièvement en 1968. Elle s’est suicidée à l’aube du 25 septembre 1972 à l’âge de 36 ans. Elle est très célèbre dans son pays, moins en France. La maison d’édition Ypsilon a traduit ces derniers temps plusieurs de ses livres, la plupart traduits par le grand Jacques Ancet. La biographie est très décevante et manque de rigueur, à mon avis. Néanmoins, elle note l’influence de Gérard de Nerval, qu’Alejandra Pizarnik a lu et étudié avec attention, dans son oeuvre. La poétesse argentine admirait particulièrement Aurelia. Elle avait choisi comme épigraphe d’un roman qu’elle ne put jamais terminer ces vers de Nerval:

” Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !”

Gérard de Nerval (Félix Vallotton) 1900.

Le point noir

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encore et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j’osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon oeil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire !

Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh ! c’est que l’aigle seul – malheur à nous, malheur !
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

Odelettes, 1853.

Alejandra Pizarnik

31
Es un cerrar los ojos y jurar no abrirlos. En tanto afuera se alimenten de relojes y de flores nacidas de la astucia. Pero con los ojos cerrados y un sufrimiento en verdad demasiado grande pulsamos los espejos hasta que las palabras olvidadas suenan mágicamente.

32
Zona de plagas donde la dormida come
lentamente
su corazón de medianoche.

33
alguna vez
alguna vez tal vez
me iré sin quedarme
me iré como quien se va

A Ester Singer

34
la pequeña viajera
moría explicando su muerte

sabios animales nostálgicos
visitaban su cuerpo caliente

35
Vida, mi vida, déjate caer, déjate doler, mi vida, déjate enlazar de fuego, de silencio ingenuo, de piedras verdes en la casa de la noche, déjate caer y doler, mi vida.

36
en la jaula del tiempo
la dormida mira sus ojos solos

el viento le trae
la tenue respuesta de las hojas

37
más allá de cualquier zona prohibida
hay un espejo para nuestra triste transparencia

Árbol de Diana (1962)

31
C’est fermer les yeux et jurer de ne pas les ouvrir. Tandis qu’au-dehors ils se nourriront d’horloges et de fleurs nées de la ruse. Mais, les yeux fermés et une souffrance trop grande en vérité nous jouons des miroirs jusqu’à ce que les paroles oubliées résonnent magiquement.

32
Zone de fléaux où la dormeuse mange
lentement
son cœur de minuit.

33
Un jour
un jour peut-être
je m’en irai sans reste
je m’en irai comme qui s’en va

À Ester Singer

34
La petite voyageuse
mourait en expliquant sa mort

de sages animaux nostalgiques
visitaient la chaleur de son corps

35
vie, oh ma vie, laisse-toi tomber, laisse-toi souffrir, ma vie, laisse-toi envelopper de feu, de silence ingénu, de pierres vertes dans la maison
de la nuit, laisse-toi tomber et souffrir, oh ma vie.

36
dans la cage du temps
la dormeuse regarde ses yeux seuls

le vent lui apporte
ténue la réponse des feuilles

37
par-delà toute zone interdite
il y a un miroir pour notre triste transparence

Arbre de Diane. Traduction Jacques Ancet. Ypsilon éditeur, 2014. Pages 43-49.

Tristan Corbière

Portrait de Tristan Corbière (Félix Vallotton) paru dans Le Livre des masques de Remy de Gourmont (1896)

En Bretagne, je pense à Tristan Corbière, né le 18 juillet 1845 à Ploujean (aujourd’hui Morlaix, Finistère) . Il mène une vie marginale et malheureuse. Il souffre toute sa vie de sa « laideur » et d’une maladie osseuse. Il aime sans retour une seule femme, Armida-Josefina Cuchiani, qu’il nomme “Marcelle” dans son œuvre. Passionné par la mer, il rêve de devenir marin comme son père, Édouard Corbière, mais sa santé ne le lui permet pas. Il fait paraître à compte d’auteur en 1873 son unique recueil de poèmes, Les Amours jaunes, qui passe inaperçu. Le recueil est achevé d’imprimer le 8 août 1873 chez Glady frères, éditeurs à Paris. L’impression (490 exemplaires) est payée par son père, à qui il dédicace l’ouvrage.
Il meurt à Morlaix le 1er mars 1875, peut-être tuberculeux. Il n’avait pas trente ans.

Paul Verlaine lui consacre un chapitre de son essai Les Poètes maudits (1884). André Breton inclut son poème Litanie du sommeil dans l’Anthologie de l’humour noir (1940).

Paul Verlaine, Les Poètes maudits. Première page intérieure de la première édition, 1884.

Le Crapaud

Un chant dans une nuit sans air…
– La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…

– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –

… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.

Ce soir, 20 juillet.

Les Amours jaunes, 1873.

André Suarès 1868 – 1948

André Suarès.

André Suarès fait cette description de Pont-l’Abbé dans Le Livre de l’Émeraude (Calmann-Lévy, 1902. Réédition Christian Pirot, 1991) :
« Pont-l’Abbé est charmant. Pont-l’Abbé est fantasque. Pont-l’Abbé ne ressemble à rien. On s’y dirait à la fois, qui sait comment, en Sicile, en Irlande et en Suède. C’est une petite ville à souhait pour en faire la capitale d’une principauté paysanne et chimérique. Elle est rustique, elle est gaie jusqu’à la folie ; et tout de même elle prend un air tragique, selon les jours. Pont-l’Abbé a d’immenses places et de petites rues étroites. Tantôt il y a foule à Pont-l’Abbé, et tantôt Pont-l’Abbé est vide. Parfois la ville paraît grande, et parfois il semble qu’on en fait le tour d’un seul coup d’œil. On y a le sentiment étrange de l’immuable et du caprice ; et l’on sourit au paradoxe de les goûter ensemble. On peut ici ne pas entendre un mot de français si l’on veut… On dirait que cette ville en fête ne compte pas un bourgeois. Elle a les lèvres barbouillées des Ménades, et leur rire de pourpre ; elle bondit, et l’orgie puissante de la nature, l’âme païenne de l’instinct, font le rythme de la danse. On a la sensation si rare de vivre un moment dans un royaume inconnu; et c’est à Pont-l’Abbé, comme en certaines bourgades d’Ombrie et de Toscane, que l’on pense avec délices trouver ce qu’on ne trouve pas ailleurs, et que bientôt on ne trouvera plus.»

Pont-L’Abbé, Jardin et château des barons du Pont. XIV-XVIII siècles.

Guernica – Pablo Picasso – Paul Éluard

Guernica, 1937.

Le lundi 26 avril 1937, jour de marché, a lieu une attaque aérienne contre la petite ville de Guernica, capitale sprituelle du Pays basque . Sous le nom de code opération Rügen, 44 avions de la Légion Condor allemande nazie et 13 avions de l’Aviation Légionnaire italienne fasciste procèdent au bombardement de la ville . L’attaque commence à 16 h 30, aux bombes explosives puis à la mitrailleuse pendant plus de trois heures. Après avoir lâché quelque cinquante tonnes de bombes incendiaires, les derniers avions quittent le ciel de Guernica vers 19 h 45. Après le bombardement, un cinquième de la ville est en flammes. Le feu se propage au deux tiers des habitations. Le gouvernement basque fait état de 1 654 morts et 889 blessés.  Il s’agit du premier raid de l’histoire de l’aviation militaire moderne sur une population civile sans défense. La contre-propagande fasciste a accusé les habitants d’avoir eux-mêmes fomenté cette opération. Aujourd’hui encore, des militants du parti fasciste espagnol Vox nie les faits.

Pablo Picasso a réalisé, dans son atelier de la rue des Grands-Augustins à Paris, son plus célèbre tableau (349,31 × 776,61 cm) du 1 mai au 4 juin 1937. Il l’ a exposé à l’Exposition internationale de Paris du 12 juillet 1937 à la fin de l’année 1937. Il s’agissait d’un commande du gouvernement de la République espagnole.

Le tableau a été conservé au MoMa de New York pendant la dictature franquiste. Il a été transféré en Espagne le 11 septembre 1981 et installé dans le Casón del Buen Retiro à Madrid. Il est alors protégé par des vitres anti-balles et par la Garde civile. Depuis 1992, le tableau est exposé au Musée national centre d’art Reina Sofía. Depuis 1995, il n’y a plus de vitres anti-balles.

L’amitié entre Paul Éluard et Pablo Picasso a été très forte entre 1935 et 1952, date de la mort du poète.

La victoire de Guernica (Paul Éluard)

I
Beau monde des masures
De la nuit et des champs

II
Visages bons au feu visages bons au fond
Aux refus à la nuit aux injures aux coups

III
Visages bons à tout
Voici le vide qui vous fixe
Votre mort va servir d’exemple

IV
La mort cœur renversé

V
Ils vous ont fait payer le pain
Le ciel la terre l’eau le sommeil
Et la misère
De votre vie

VI
Ils disaient désirer la bonne intelligence
Ils rationnaient les forts jugeaient les fous
Faisaient l’aumône partageaient un sou en deux
Ils saluaient les cadavres
Ils s’accablaient de politesses

VII
Ils persévèrent ils exagèrent ils ne sont pas de notre monde

VIII
Les femmes les enfants ont le même trésor
De feuilles vertes de printemps et de lait pur
Et de durée
Dans leurs yeux purs

IX
Les femmes les enfants ont le même trésor
Dans les yeux
Les hommes le défendent comme ils peuvent

X

Les femmes les enfants ont les mêmes roses rouges
Dans les yeux
Chacun montre son sang

XI
La peur et le courage de vivre et de mourir
La mort si difficile et si facile

XII
Hommes pour qui ce trésor fut chanté
Hommes pour qui ce trésor fut gâché

XIII
Hommes réels pour qui le désespoir
Alimente le feu dévorant de l’espoir
Ouvrons ensemble le dernier bourgeon de l’avenir

XIV
Parias la mort la terre et la hideur
De nos ennemis ont la couleur
Monotone de notre nuit
Nous en aurons raison.

Cours naturel, 1938.

Paul Éluard – Pablo Picasso, Juan-les-Pins. Septembre 1937. (Eileen Agar)

Robert Desnos

Je viens de terminer la biographie de Robert Desnos par Anne Egger (Fayard, 1 166 p., 42 €)

Biographie à l’américaine : 1 166 pages. Il n’ y manque aucun détail. J’apprécie la minutie du travail, le soin apporté à l’étude des sources, la somme des témoignages réunis. Il manque peut-être une réflexion synthétique qui nous aurait permis de saisir plus profondément la personnalité complexe du poète.

On ne peut qu’admirer la trajectoire de ce magnifique créateur qui a marqué l’entre-deux-guerres. Il est au centre des expériences surréalistes en 1922 avec les « sommeils hypnotiques », mais ce n’est pas une lubie pour lui. Il s’intéressera aussi aux rêves des auditeurs à la radio, et même à ceux de ses compagnons d’infortune en camp de concentration.

C’est un amoureux de Paris comme Baudelaire, Apollinaire ou Nerval.

Robert Desnos a exercé toutes sortes de métiers : commis dans une droguerie, gérant d’immeubles, secrétaire d’un écrivain, dessinateur, scénariste, auteur de chansons, de réclames radiophoniques, et surtout journaliste pour la presse et pour la radio.

Il n’a pas fait d’études supérieures puisqu’il acquitté l’école Turgot dès 16 ans (1916). Il s’est pourtant forgé en autodidacte une grande culture : littérature, théâtre, cinéma, musique classique ou populaire, aviation, sciences.

Il devient l’ami de personnalités très diverses : Henri Jeanson, Armand Salacrou, Paul Deharme, Jean-Louis Barrault, Théodore Fraenkel (son légataire universel), Paul Éluard, Jacques Prévert, André Masson, Georges Malkine, Darius Milhaud, Arthur Honegger, Ernest Hemingway, John Dos Passos, Federico García Lorca, Pablo Neruda, Alejo Carpentier, Miguel Ángel Asturias.

Il refuse tout embrigadement : “Je me refuse à accepter des mots d’ordre”, dit-il en 1929.

Il reste comme rédacteur littéraire au journal Aujourd’hui, crée par Henri Jeanson en 1940, même quand le collaborateur Georges Suarez en prend la direction. Cela lui permet de transmettre des informations précieuses au réseau Agir dont il fera partie dès 1942. Il aide à la confection de fausses pièces d’identité. Il publie ses poèmes dans les revues clandestines ( Poésie 42, L’honneur des poètes, Confluences, Poésie 44 entre autres )

Il aide ses amis en difficulté. Il réussit ainsi à faire hospitaliser Antonin Artaud à Rodez, alors qu’il se mourait à l’asile de Ville-Evrard. Il héberge le jeune Alain Brieux qui veut échapper au STO.

Arrêté le 22 février 1944, il meurt au camp de Terezin, en Tchécoslovaquie le 8 juin 1945.

“Ce qui importe ce n’est pas ce qui reste, c’est ce qu’on est” (Robert Desnos).

Robert Desnos (Félix Labisse) 1943.

On peut écouter Les Nuits de France Culture par Mathieu Bénézet, programme diffusé le 07/09/2007 (1h16).

https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/la-nuit-revee-de-bernard-chambaz-511-surpris-par-la-nuit-reconnaissances-a-robert-desnos

ou La Prophétie de Robert Desnos (France Inter) par Stéphanie Duncan (54′) .

https://www.franceinter.fr/personnes/anne-egger

Feu sur les collabos Pétain et Laval !

Maréchal Ducono (Robert Desnos)

Maréchal Ducono se page avec méfiance,
Il rêve à la rebiffe et il crie au charron
Car il se sent déjà loquedu et marron
Pour avoir arnaqué le populo de France.

S’il peut en écraser, s’étant rempli la panse,
En tant que maréchal à maousse ration,
Peut-il être à la bonne, ayant dans le croupion
Le pronostic des fumerons perdant patience ?

À la péter les vieux et les mignards calenchent,
Les durs bossent à cran et se brossent le manche :
Maréchal Ducono continue à pioncer.

C’est tarte, je t’écoute, à quatre-vingt-six berges,
De se savoir vomi comme fiotte et faux derge
Mais tant pis pour son fade, il aurait dû clamser.

Messages, n°11, 1944. Á la caille. Messages n°11, 1944.

Petrus d’Aubervilliers (Robert Desnos)

Parce qu’il est bourré d’aubert et de bectanse
L’auverpin mal lavé, le baveux des pourris
Croit-il encor farcir ses boudins par trop rances
Avec le sang des gars qu’on fusille à Paris ?

Pas vu ? Pas pris ! Mais il est vu, donc il est frit,
Le premier bec de gaz servira de potence.
Sans préventive, sans curieux et sans jury
Au demi-sel qui nous a fait payer la danse.

Si sa cravate est blanche elle sera de corde.
Qu’il ait des roustons noirs ou bien qu’il se les morde,
Il lui faudra fourguer son blaze au grand pégal.

Il en bouffe, il en croque, il nous vend, il nous donne
Et, à la Kleberstrasse, il attend qu’on le sonne
Mais nous le sonnerons, nous, sans code pénal.

À la caille. Messages n°11, 1944.

Ce coeur qui haïssait la guerre (Robert Desnos)

Ce coeur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce coeur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres coeurs, de millions d’autres coeurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces coeurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce coeur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Francais se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit.

Poème signé Pierre Andier, choisi dans l’oeuvre de Desnos pour figurer au mémorial des Martyrs de la déportation dans l’île de la Cité.

L’Honneur des poètes, 14 juillet 1943. Anthologie de la résistance préparée par Paul Éluard et Pierre Seghers. éditions de Minuit. Repris dans Destinée arbitraire, Paris, Gallimard, 1975.