René Char – Georges Mounin

René Char et son chat. Céreste (Alpes-de-Haute-Provence), septembre 1941.

Je lis en ce moment avec intérêt la Correspondance 1943-1988 (Édition Gallimard, 2020) entre René Char et son premier exégète, Georges Mounin (de son vrai nom, Louis Leboucher 1910-1993).

À l’automne 1938, les deux hommes se rencontrent à L’Isle-sur-Sorgue (Vaucluse), ville natale du poète, où Louis Leboucher, militant communiste depuis 1934, a été nommé comme instituteur.

Les deux hommes se sentent proches pendant la guerre. Louis Leboucher a été affecté, à ce moment-là, à l’école primaire supérieure de La Tour-du-Pin (Isère) et leur échange de lettres est abondant malgré la clandestinité dans laquelle vit le résistant René Char et les dangers qu’il court. À la demande de celui-ci, il héberge le poète Gilbert Lély (1904-1985), futur éditeur et biographe du marquis de Sade, menacé par les lois antijuives. Plus tard, il cherche un abri pour la belle-mère du poète, madame Goldstein, elle aussi menacée.

À la fin de la guerre, l’ essai de Georges Mounin, Avez-vous lu Char?, paraît chez Gallimard (Collection Les Essais n°XXII) le 30 septembre 1946. Le recueil de René Char Feuillets d’Hypnos est publié chez le même éditeur le 24 mai 1946. L’oeuvre du poète de l’Isle-sur-Sorgue est reconnue dès lors à sa véritable place.

Leur amitié souffre plus tard, car Louis Leboucher reste longtemps un communiste stalinien fidèle à la ligne de Parti. De 1946 à 1958, il est professeur d’italien à l’École normale d’instituteurs d’Aix-en Provence. Il fait lire à Char Umberto Saba, dont il introduit la poésie en France, puis Eugenio Montale. Il se consacre à la linguistique à partir de 1958 et enseigne la linguistique générale et la sémiologie à l’université de Provence de 1961 à 1976.

La biographie de Georges Mounin peut être consultée dans le précieux Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier et du mouvement social (Le Maitron) Mounin Georges, pseudonyme de Leboucher Louis, Julien. Né le 20 juin 1910 à Vieux-Rouen-sur-Bresle (Seine-Inférieure). Professeur; linguiste; membre du Parti communiste (1933-1980).

(Notice rédigé par Nicole Racine, version mise en ligne le 30 novembre 2010, dernière modification le 30 novembre 2010.)

https://maitron.fr/spip.php?article123388

J’ai été un peu surpris par un passage de la lettre de Char à Mounin du 2 février 1945:

«Avez-vous lu L’Éternelle Revue. Il y a un admirable poème de Prévert: Complainte de Vincent, qui m’émeut beaucoup.» (page 130)

L’Éternelle Revue (1944-1945) est une revue créée dans la clandestinité par Paul Éluard. Elle sera dirigée par Louis Parrot («Une revue qui est de son temps comme on est d’un parti. Une revue qui est française comme on est universel ». 6 numéros seront publiés, dont 1 double, en 5 livraisons du n° 1 (décembre 1944) au n° 5-6 (avril 1946). Le poème de Prévert se trouve justement dans le premier numéro.

Amaury Nauroy, qui a établi l’édition de la Correspondance, précise en note: «Il n’est pas surprenant que le poème l’ait touché (ne serait-ce que ces vers: «L’enfant nue toute seule sans âge/ Regarde le pauvre Vincent/ Foudroyé par son propre orage.»

Jacques Prévert n’est plus aujourd’hui un poète à la mode. Beaucoup de ses poèmes sont un peu datés. Mais, Complainte de Vincent est un beau poème. Il évoque le séjour de quatorze mois de Van Gogh à Arles. Le peintre y arrive le 20 février 1888, après avoir passé deux ans à Paris. Il est à la recherche de chaleur, de lumière, de couleurs. Le 23 octobre, Paul Gauguin arrive à Arles. Les deux hommes vivent et peignent ensemble pendant deux mois. Le 23 décembre, sous le coup d’une violente crise, probablement signe précurseur de sa maladie, Van Gogh se tranche le lobe de l’oreille gauche. Après une seconde crise, en février 1889, il se fait volontairement interner à l’hôpital psychiatrique de Saint-Rémy-de-Provence le 8 mai 1889. Il mourra le 29 juillet 1890 à Auvers-sur-Oise (Val d’Oise).

Complainte de Vincent (Jacques Prévert)
À Paul Éluard
À Arles où roule le Rhône
Dans l’atroce lumière de midi
Un homme de phosphore et de sang
Pousse une obsédante plainte
Comme une femme qui fait son enfant
Et le linge devient rouge
Et l’homme s’enfuit en hurlant
Pourchassé par le soleil
Un soleil d’un jaune strident
Au bordel tout près du Rhône
L’homme arrive comme un roi mage
Avec son absurde présent
Il a le regard bleu et doux
Le vrai regard lucide et fou
De ceux qui donnent tout à la vie
De ceux qui ne sont pas jaloux
Et montre à la pauvre enfant
Son oreille couchée dans le linge
Et elle pleure sans rien comprendre
Songeant à de tristes présages
L’affreux et tendre coquillage
Où les plaintes de l’amour mort
Et les voix inhumaines de l’art
Se mêlent aux murmures de la mer
Et vont mourir sur le carrelage
Dans la chambre où l’édredon rouge
D’un rouge soudain éclatant
Mélange ce rouge si rouge
Au sang bien plus rouge encore
De Vincent à demi mort
Et sage comme l’image même
De la misère et de l’amour
L’enfant nue toute seule sans âge
Regarde le pauvre Vincent
Foudroyé par son propre orage
Qui s’écroule sur le carreau
Couché dans son plus beau tableau
Et l’orage s’en va calmé indifférent
En roulant devant lui ses grands tonneaux de sang
L’éblouissant orage du génie de Vincent
Et Vincent reste là dormant rêvant râlant
Et le soleil au-dessus du bordel
Comme une orange folle dans un désert sans nom
Le soleil sur Arles
En hurlant tourne en rond.

Paroles, 1946.

Allée dans les environs d’Arles. (Vincent Van Gogh) 1888.

Charles Baudelaire

Portrait gravé d’un poète français Charles Baudelaire (Felix Bracquemond), 1861.

Je trouve que l’hiver est long, long, bien trop long.

Je relis Baudelaire qui évoque un Paris réel, et puis un Paris imaginaire, féerique, onirique. Il crée son propre monde.

LXXXVI

Paysage

Je veux, pour composer chastement mes églogues,
Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,
Et, voisin des clochers écouter en rêvant
Leurs hymnes solennels emportés par le vent.
Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,
Je verrai l’atelier qui chante et qui bavarde;
Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,
Et les grands ciels qui font rêver d’éternité.

II est doux, à travers les brumes, de voir naître
L’étoile dans l’azur, la lampe à la fenêtre
Les fleuves de charbon monter au firmament
Et la lune verser son pâle enchantement.
Je verrai les printemps, les étés, les automnes;
Et quand viendra l’hiver aux neiges monotones,
Je fermerai partout portières et volets
Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.
Alors je rêverai des horizons bleuâtres,
Des jardins, des jets d’eau pleurant dans les albâtres,
Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,
Et tout ce que l’Idylle a de plus enfantin.
L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,
Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;
Car je serai plongé dans cette volupté
D’évoquer le Printemps avec ma volonté,
De tirer un soleil de mon coeur, et de faire
De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

Les Fleurs du Mal, édition de 1861.

Vue de toits, effet de neige (Gustave Caillebotte). 1878. Paris, Musée d’Orsay.

Pablo Picasso – Éva Gouel

Éva Gouel (Pablo Picasso). 1912.

J’ai lu ces dernières semaines deux livres de Philippe Sollers: Portraits de femmes (Flammarion, 2013. Folio n°5842, 2014) et L’éclaircie (Gallimard, 2012. Folio n°5605, 2013). Le personnage est brillant, mais son égocentrisme m’est insupportable. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un de ses livres. L’évocation d’Edouard Manet et de Pablo Picasso dans le premier est assez stimulante. Le second, plus centré sur la personne de l’auteur, m’est tombé des mains.

Cette lecture m’a poussé à faire quelques recherches sur Éva Gouel, la seconde compagne et le modèle de Pablo Picasso pendant sa période cubiste, de 1911 à 1915.

Éva Gouel est née en 1885 à Vincennes. Elle se fait appeler Marcelle Humbert. Elle vit depuis 1907 avec le peintre et graveur polonais Louis Marcoussis (Ludvik Markus 1878-1941) au 33 rue Delambre à Paris. Ils fréquentent le café L’Ermitage, boulevard de Rochechouart, rendez-vous des peintres et des amis de Picasso et de Fernande Olivier, sa compagne d’alors. Les deux couples se lient et se voient régulièrement. Ils se rendent ensemble chez Gertrude Stein, rue de Fleurus. Éva Gouel devient l’amante du peintre espagnol en octobre-novembre 1911. Pablo Picasso se sépare de Fernande Olivier début mai 1912 et se réfugie à Céret (Pyrénees Orientales) d’abord, à Sorgues (Vaucluse) ensuite.

Il fait apparaître sa nouvelle compagne Éva Gouel dans ses toiles cubistes, créées en communion avec Georges Braque, souvent sous forme d’une guitare ou d’un violon et en inscrivant “Ma jolie” ou “J’aime Éva”. Éva Gouel est le «grand amour» de Picasso, comme il en a encore jamais connu. Cette femme est l’antithèse de Fernande. Elle est menue, fine, discrète. «Marcelle est très gentille et je l’aime beaucoup et je l’écrirai sur mes tableaux.» (Lettre à Daniel-Henry Kahnweiler, 12 juin 1912). Ils s’installent ensemble en septembre 1912 au 242 boulevard Raspail, dans le quartier de Montparnasse, puis un an plus tard au 5 bis rue Schoelcher.

La Guerre brise cette période heureuse et très créative de Picasso. Ses amis peintres, André Derain et Georges Braque, sont au front. Celui-ci sera même gravement blessé le 11 mai 1915, puis trépané. Picasso est toujours heureux, mais Éva est malade. Son état empire rapidement. D’ordinaire, Picasso ne supporte pas que ses compagnes tombent malades. Son état s’aggrave au cours de l’été 1915. Éva entre dans une maison de santé, est opérée. («Pablo me gronde quand je lui dis que je ne crois pas voir l’année 1916.» (Lettre à son amie Joséphine de Haviland, 25 octobre 1915). La nature de la maladie d’Éva lui rappelle la mort de sa petite sœur, Conchita (née en 1887, morte à La Corogne le 10 janvier 1895. En 1935, il appellera sa fille Maya, María de la Concepción comme elle). Une part de sa répulsion totale de la maladie et de la mort vient sûrement de là.
Le 14 décembre 1915, Éva Gouel meurt de tuberculose, maladie à laquelle Picasso fait référence dans ses toiles sous le nom de L’Enfer. Son enterrement réunit autour de Pablo ses amis alors à Paris. Á la fin de sa vie, les larmes lui montaient encore aux yeux quand il parlait d’elle.

Pierre Daix, Le Nouveau Dictionnaire Picasso. Bouquins, Robert Laffont. 2012.

Ma jolie (Pipe, verre, as de trèfle, bouteille de Bass, guitare, dé) (Pablo Picasso), 1914. Berlin, Collection Berggruen.

André Schwarz-Bart 1928-2006

André Schwarz-Bart. vers 1959.

J’avais lu, il y a quelques années déjà, Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, Prix Goncourt 1959, premier roman français de fiction sur la Shoah.

« …Enfant juif dont les pères furent esclaves sous Pharaon avant de le redevenir sous Hitler » .

Abraham Szwarcbart (André Schwarz-Bart) est né à Metz (Moselle) le 23 mai 1928. Sa famille juive polonaise s’installe en 1924 dans le quartier du Pontiffroy à Metz. André a six frères et une soeur. Son père, Uszer Szwarcbart, a commencé en Pologne des études pour être rabbin, mais l’exil le contraint d’adopter le métier traditionnel de colporteur, requalifié en France sous le titre de «marchand forain». Il se fournit en bas et chaussettes qu’il revend sur les marchés (les foires), souvent avec l’aide d’André qui fait alors l’école buissonnière.

«Quand j’étais enfant, à Metz, l’école communale était le seul lieu où je parlais français. À la maison, nous nous exprimions en yiddish. Pas de livres, pas de musique, sauf les chants de la synagogue, mais c’était la religion pour moi, non la musique. Les livres, la musique appartenaient à mes yeux à un univers dont je ne faisais pas partie.» (Bulletin de l’Éducation nationale, 17/12/59)

Comme toute la population civile de Metz, situé dans un département frontalier, les Juifs sont évacués en avril 1940 et les Szwarcbart arrivent sur l’île d’Oléron (Charente-Maritime). Ils sont envoyés ensuite en Dordogne à St-Paul de Lizonne, à 34 km d’Angoulême. André apprend le métier d’ajusteur.

Son père (42 ans) est déporté par le convoi n° 8 du 20 juillet 1942 d’Angers vers Auschwitz. En avril c’est le tour de Jacob-Jacques (dit Jacky), son frère aîné, arrêté officiellement pour avoir enfreint le couvre-feu, mais aussitôt interné à Poitiers puis à Drancy d’où il est déporté par le convoi n°31 du 11 septembre 1942. Sa mère, (Luise Lubinsky, 40 ans), est déportée par le convoi n°47, en date du 11 février 1943 avec son fils (Bernard, moins d’un an) de Drancy vers Auschwitz. Aucun ne reviendra.

De nationalité française, les autres enfants sont abandonnés à eux-mêmes durant plusieurs mois. André a quatorze ans. Il devient chef de famille et travaille dans les fermes pour nourrir ses frères (Léon, 12 ans, Félix, 10, Armand, 8). C’est alors qu’il cesse de croire en Dieu. En octobre 1943, André entre dans l’Union des Juifs pour la résistance et l’entraide (UJRE), les Jeunesses communistes et en même temps dans la Résistance (FTP-MOI), sous le nom d’André Chabard. Il réussit en novembre 1943 à faire sortir clandestinement ses trois frères du Centre de l’UGIF (Union Générale des israélites de France), l’asile Lamarck de Paris. Ils sont conduits en zone libre, à Lyon, chez leur tante Marie Slenzinski, sœur de Luise. En janvier 1944, c’est sa soeur Marthe, la plus jeune (6 ans), qu’il fait évader d’un autre centre de l’UGIF à Louveciennes . Tous les enfants de ce centre seront arrêtés le 22 juillet 1944 et déportés à Auschwitz.

Le résistant André Schwarz-Bart rejoint le maquis en mai 1944. Il est arrêté et torturé par la Milice à Limoges en mai 1944. Il s’évade en août 1944 et participe à la Libération de Limoges le 21 août. Bien que n’ayant pas encore 17 ans, il continuera à se battre jusqu’à sa blessure lors de l’assaut du fort de la Pointe de Grave le 15 avril 1945. À la fin de la guerre, sa bourse de résistant lui permet d’obtenir le baccalauréat et de commencer des études universitaires de Philosophie à la Sorbonne. Il découvre en 1946 Crime et Châtiment de Dostoïevski et sa vocation d’écrivain.

L’année 1951 marque un tournant pour le jeune communiste. L’Affaire Slansky éclate à Prague, en Tchécoslovaquie. Arrêté en novembre 1951, Rudolph Slansky, secrétaire général du Parti communiste tchécoslovaque fait l’objet d’un procès à grand spectacle. Il est exécuté le 3 décembre 1952 . Onze des quatorze accusés sont d’anciens résistants juifs. Pour André Schwarz-Bart, qui avait cru à l’idéal égalitaire du communisme, la déception est terrible. Il se rapproche alors des Étudiants juifs de France.

Il connaît un grand succès en 1959 avec Le dernier des Justes, transposition littéraire de la Shoah à travers le destin d’une famille juive de la première croisade jusqu’à Auschwitz. En 1961, il épouse Simone Brumant, étudiante guadeloupéenne de dix ans sa cadette. Il s’installe en Guadeloupe et travaille à un cycle romanesque devant couvrir sept volumes qu’il a prévu d’intituler La Mulâtresse Solitude. Il meurt le 30 septembre 2006 à Pointe-à-Pitre. Il est le père de Bernard Schwarz-Bart et de Jacques Schwarz-Bart, saxophoniste de jazz.

J’ai lu ces derniers jours le livre de Nous n’avons pas vu passer les jours de Simone Schwarz-Bart et Yann Plougastel (Grasset, 2019) dont sont tirées la plupart de ces informations. « À sa demande, et contrairement à la tradition juive, son corps a été incinéré, de façon à rejoindre en fumée sa mère, son père, ses deux frères, disparus dans les crématoriums d’Auschwitz.»

Charles Baudelaire – Gustave Flaubert

Charles Baudelaire avec estampes (Étienne Carjat) 1863.

LXV- Tristesses de la Lune (Charles Baudelaire)

Ce soir, la lune rêve avec plus de paresse;
Ainsi qu’une beauté, sur de nombreux coussins,
Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir le contour de ses seins,

Sur le dos satiné des molles avalanches,
Mourante, elle se livre aux longues pâmoisons,
Et promène ses yeux sur les visions blanches
Qui montent dans l’azur comme des floraisons.

Quand parfois sur ce globe, en sa langueur oisive,
Elle laisse filer une larme furtive,
Un poète pieux, ennemi du sommeil,

Dans le creux de sa main prend cette larme pâle,
Aux reflets irisés comme un fragment d’opale,
Et la met dans son coeur loin des yeux du soleil.

Les Fleurs du Mal. 1857.

Flaubert et Baudelaire se connaissent et s’apprécient. Le premier remercie ainsi le poète le 13 juillet 1857 après avoir reçu Les Fleurs du Mal.

À CHARLES BAUDELAIRE
Croisset, 13 juillet 1857.
Mon cher Ami,
J’ai d’abord dévoré votre volume d’un bout à l’autre comme une cuisinière fait d’un feuilleton. et maintenant depuis huit jours je le relis, vers à vers, mot à mot et, franchement cela me plaît et m’enchante.
Vous avez trouvé le moyen de rajeunir le romantisme. Vous ne ressemblez à personne (ce qui est la première de toutes les qualités). L’originalité du style découle de la conception. La phrase est toute bourrée par l’idée à en craquer.
J’aime votre âpreté, avec ses délicatesses de langage qui la font valoir, comme des damasquinures sur une lame fine.
Voici les pièces qui m’ont le plus frappé: le sonnet XVIII: La Beauté; c’est pour moi une œuvre de la plus haute valeur; — et puis les pièces suivantes: L’Idéal, La Géante (que je connaissais déjà), la pièce XXV:
“Avec ses vêtements ondoyants et nacrés, “
Une charogne, Le Chat (p. 79), Le Beau Navire, À une dame créole, Spleen (p. 140), qui m’a navré, tant c’est juste de couleur! Ah! vous comprenez l’embêtement de l’existence, vous! Vous pouvez vous vanter de cela, sans orgueil. Je m’arrête dans mon énumération, car j’aurais l’air de copier la table de votre volume. Il faut que je vous dise pourtant que je raffole de la pièce LXXV, Tristesses de la lune:
“ […] Qui d’une main distraite et légère caresse
Avant de s’endormir, le contour de ses seins […] “

et j’admire profondément le Voyage à Cythère, etc., etc.
Quant aux critiques, je ne vous en fais aucune, parce que je ne suis pas sûr de les penser moi-même dans un quart d’heure. J’ai, en un mot, peur de dire des inepties dont j’aurais un remords immédiat. Quand je vous reverrai, cet hiver, à Paris, je vous poserai seulement, sous forme dubitative et modeste, quelques questions.
En résumé, ce qui me plaît avant tout dans votre livre, c’est que l’art y prédomine. Et puis vous chantez la chair sans l’aimer, d’une façon triste et détachée qui m’est sympathique. Vous êtes résistant comme le marbre et pénétrant comme un brouillard d’Angleterre.
Encore une fois, mille remerciements du cadeau. Je vous serre la main très fort.
À vous.
Gustave Flaubert

Une semaine plus tard, Sainte-Beuve écrit à Baudelaire : « J’aime plus d’une pièce de
votre volume, ces Tristesses de la Lune, par exemple, joli sonnet qui semble de quelque
poète anglais contemporain de Shakespeare. »

Gustave Flaubert. 1867.

Arthur Rimbaud

Arthur Rimbaud mourant, dessiné par sa sœur Isabelle. 1891.

Phrases regroupe huit petits paragraphes tirés des Illuminations. Leur composition minutieuse montre bien qu’il ne s’agit pas là de notes éparses ou d’ébauches, mais d’une expérience nouvelle de forme brève en poésie. Le passage le plus connu est, bien sûr, le cinquième: portrait du poète en équilibriste… Rimbaud avait un frère et surtout deux soeurs : Vitalie (1858-1875), morte de tuberculose, et Isabelle (1860-1917). Arthur Rimbaud a assisté à l’enterrement de la première le crâne rasé, en signe de deuil. La seconde a été sa légataire universelle et a assisté à son agonie pendant la nuit du 9 au 10 novembre 1891 à l’hospice de la Conception de Marseille .

Phrases

Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.
Qu’il n’y ait ici-bas qu’un vieillard seul, calme et beau, entouré d’un “luxe inouï”, — et je suis à vos genoux.
Que j’aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.

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Quand nous somme très forts, — qui recule? très gais, – qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, – que ferait-on de nous?
Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l’Amour par la fenêtre.

                           ---------------------

– Ma camarade, mendiante, enfant monstre! comme ça t’est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix! unique flatteur de ce vil désespoir.

[Phrases II]

Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l’air; — une odeur de bois suant dans l’âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l’encens ?

                                  x x x

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse.

                                  x x x

Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?

                                  x x x

Pendant que les fonds publics s’écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.

                                   x x x

Avivant un agréable goût d’encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l’ombre je vous vois, mes filles ! mes reines !
x x x

Illuminations, 1872-1875. Publication en 1886.

Isabelle Rimbaud (1860-1917) vers 1900.
Jeanne Rosalie Vitalie Rimbaud (1858-1875).

Pedro Salinas

Pedro Salinas. 1927. (Gregorio Prieto 1897-1992).

Pedro Salinas est un des principaux poètes de la Génération de 1927.

Il est né à Madrid le 27 novembre 1891 où il fait des études de lettres. De 1914 à 1917, il est lecteur à la Sorbonne.

Professeur d’université à Séville jusqu’en 1929, poète, traducteur de Marcel Proust, critique, créateur de l’Université Internationale d’été de Santander, il est contraint comme beaucoup d’intellectuels espagnols à l’exil à cause de la guerre civile (1936-1939). Il part s’installer aux États-Unis, où il enseigne au Wellesley College, à l’Université Johns-Hopkins de Baltimore et à l’Université de Porto Rico.

Il écrit pour Katherine R. Whitmore (1897-1982) sa trilogie poétique La voz a ti debida (1933), Razón de amor (1936) et Largo lamento (1936-1939).

Dans un monde chaotique, la poésie doit apporter ordre et clarté. Dans cette quête, le thème amoureux est privilégié.

Il est mort à Boston le 4 décembre 1951, mais repose dans le cimetière de San Juan de Puerto Rico.

¿Por qué tienes nombre tú,
Día, miércoles?
¿Por qué tienes nombre tú,
Tiempo, otoño?
Alegría, pena, siempre
¿Por qué tenéis nombre: amor?

Si tú no tuvieras nombre,
Yo no sabría qué era,
Ni cómo, ni cuándo. Nada.

¿Sabe el mar cómo se llama,
Que es el mar? ¿Saben los vientos
Sus apellidos, del Sur
Y del Norte, por encima
Del puro soplo que son?

Si tú no tuvieras nombre,
Todo sería primero,
Inicial, todo inventado
Por mí,
Intacto hasta el beso mío.
Gozo, amor: delicia lenta
De gozar, de amar, sin nombre.

Nombre: ¡qué puñal clavado
En medio de un pecho cándido
Que sería nuestro siempre
Si no fuese por su nombre!

La voz a ti debida, 1933.

Pourquoi as-tu un nom, toi,
Jour, mercredi?
Pourquoi as-tu un nom, toi,
Temps, automne?
Joie, peine, toujours
Pourquoi avez-vous un nom: amour?

Si toi tu n’avais pas de nom,
Je ne saurais ce que cela était,
Ni comment, ni quand. Rien.

La mer sait-elle comme on l’appelle,
Qu’elle est la mer? Savent les vents
Leurs noms, du Sud
Et du Nord, par-delà
Le pur souffle qu’ils sont?

Si toi tu n’avais pas de nom,
Tout serait premier,
Initial, tout inventé
Par moi,
Intact jusqu’à mon baiser.
Jouissance, amour: délice lent
De jouir, d’aimer, sans nom.

Nom, quel poignard cloué
Dans un coeur candide
Qui serait nôtre pour toujours
S’il n’y avait ce nom!

La voix qui t’est due. Traduction Bernard Sesé. Le Calligraphe. 1982.

Merci au professeur Bernard Sesé, disparu récemment.

Paul Éluard – Luis Cernuda

Portrait de Paul Éluard (Man Ray). 1936.

Luis Cernuda (1902-1963) a traduit 6 poèmes de L’amour la poésie de Paul Éluard (Éditions Gallimard, 1929) alors qu’il se trouvait à Toulouse comme lecteur d’Espagnol de l’École Normale.
Il s’agissait d’une commande de José María Hinojosa pour la revue de Málaga Litoral, créée en 1926 par Manuel Altolaguirre et Emilio Prados. Ces traductions seront publiées dans le numéro du 9 juillet 1929. Cette revue fut essentielle pour le rayonnement des poètes de la Génération de 1927.

Premièrement (Paul Eluard)

VIII.
Mon amour pour avoir figuré mes désirs
Mis tes lèvres au ciel de tes mots comme un astre
Tes baisers dans la nuit vivante
Et le sillage des tes bras autour de moi
Comme une flamme en signe de conquête
Mes rêves sont au monde
Clairs et perpétuels.

Et quand tu n’es pas là
Je rêve que je dors je rêve que je rêve.

°°°

Para figurar mis deseos mi amor
De tus palabras en el cielo
Puso tus labios como un astro
En la noche vivaz tus besos
Y alrededor de mí la estela de tus brazos
Como una llama en signo de conquista
Mis sueños en el mundo
Son claros y perpetuos

Y cuando allí no estás
Sueño que duermo sueño que sueño.

XV.
Elle se penche sur moi
Le cœur ignorant
Pour voir si je l’aime
Elle a confiance elle oublie
Sous les nuages de ses paupières
Sa tête s’endort dans mes mains
Où sommes-nous
Ensemble inséparables
Vivants vivants
Vivant vivante
Et ma tête roule en ses rêves.

°°°

Sobre mí se inclina
Cozazón ignorante
Por ver si la amo
Confía y olvida
Sus párpados son nubes encima
De su cabeza dormida en mis manos
Estamos en dónde
Mezcla inseparable
Vivaces vivaces
Yo vivo ella viva
Mi cabeza rodando en sus sueños

XXII.
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Ciel dont j’ai dépassé la nuit
Plaines toutes petites dans mes mains ouvertes
Dans leur double horizon inerte indifférent
Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin
Je te cherche par delà l’attente
Par delà moi même
Et je ne sais plus tant je t’aime
Lequel de nous deux est absent.

°°°
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Cielo cuya noche transpuse
Llanuras pequeñísimas en mis manos abiertas
Inerte indiferente en su doble horizonte
Como quien vela disgustos la frente al cristal
Más allá de la espera te busco
Más allá de mí mismo
Y no sé ya tanto amor te tengo
Cuál de los dos está ausente

Seconde nature

II.
Toutes les larmes sans raison
Toute la nuit dans ton miroir
La vie du plancher au plafond
Tu doutes de la terre et de ta tête
Dehors tout est mortel
Pourtant tout est dehors
Tu vivras de la vie d’ici
Et de l’espace misérable
Qui répond à tes gestes
Qui placarde tes mots
Sur un mur incompréhensible

Et qui donc pense à ton visage?

°°°
Lágrimas todas sin razón
En tu espejo la noche entera
La vida del suelo en el techo
Dudas de la tierra y tu cabeza
Afuera todo es mortal
Aunque todo se halla fuera
Vivirás la vida de aquí
Y del miserable espacio
A tus gestos ¿quién responde?
Tus palabras ¿quién las guarda
En un muro incomprensible?

¿Y quién piensa en tu semblante?

IX.
Les yeux brûlés du bois
Le masque inconnu papillon d’aventure
Dans les prisons absurdes
Les diamants du cœur
Collier du crime.

Des menaces montrent les dents
Mordent le rire
Arrachent les plumes du vent
Les feuilles mortes de la fuite.

La faim couverte d’immondices
Étreint le fantôme du blé
La peur en loques perce les murs
Des plaines pâles miment le froid.

Seule la douleur prend feu.

°°°
Ojos quemados del bosque
Máscara incógnita mariposa de aventura
En prisiones absurdas
Diamantes del corazón
Collar del crimen

Las amenazas muestran los dientes
Muerden la risa
Arrancan las plumas del viento
Las hojas muertas de la fuga

El hambre cubierta de inmundicias
Abraza el fantasma del trigo
El miedo en girones atraviesa lo muros
Pálidas llanuras representan el frío.

Sólo el dolor se incendia.

XVI.
Ni crime de plomb
Ni justice de plume
Ni vivante d’amour
Ni morte de désir.

Elle est tranquille indifférente
Elle est fière d’être facile
Les grimaces sont dans les yeux
Des autres ceux qui la remuent.

Elle ne peut pas être seule
Elle se couronne d’oubli
Et sa beauté couvre les heures
Qu’il faut pour n’être plus personne.
Elle va partout fredonnant
Chanson monotone inutile
La forme de son visage.

°°°
Ni crimen de plomo
Ni justicia de pluma
Ni de amor viviendo
Ni muerta de deseo.

Es tranquila indiferente
Orgullosa de ser fácil
Los gestos van a los ojos
De aquellos que la conmueven.

Hallarse no puede sola
Y se corona de olvido
Su beldad cubre las horas
Justas para no ser nadie.

Silbando en todo lugar
Canción monótona inútil
La forma de su semblante.

Premier numéro de la revue Litoral. 1926. Dessin de María Ángeles Ortiz.

Guillaume Apollinaire

Portrait (prémonitoire) de Guillaume Apollinaire. Printemps 1914. Paris, Centre Georges Pompidou.

11 novembre 2020. La Première Guerre mondiale (1914-1918) était encore très présente et marquante dans les lectures de ma génération. Premier livre de poche lu vers 1963-1964: À l’Ouest, rien de nouveau (1929) de Erich Maria Remarque . 1968-1969. Année de Terminale: Voyage au bout de la nuit (1932) de Louis-Ferdinand Céline. Surtout la première partie. L’auteur qualifie la guerre d’« abattoir international en folie ». Comme Serge Lasvignes, président du Centre Pompidou, le poème d’Apollinaire peut nous réconforter dans cette période de confinement.

La Jolie rousse

Me voici devant tous un homme plein de sens
Connaissant la vie et de la mort ce qu’un vivant peut connaître
Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l’amour
Ayant su quelquefois imposer ses idées
Connaissant plusieurs langages
Ayant pas mal voyagé
Ayant vu la guerre dans l’Artillerie et l’Infanterie
Blessé à la tête trépané sous le chloroforme
Ayant perdu ses meilleurs amis dans l’effroyable lutte
Je sais d’ancien et de nouveau autant qu’un homme seul pourrait des deux savoir
Et sans m’inquiéter aujourd’hui de cette guerre
Entre nous et pour nous mes amis
Je juge cette longue querelle de la tradition et de l’invention
De l’Ordre et de l’Aventure

Vous dont la bouche est faite à l’image de celle de Dieu
Bouche qui est l’ordre même
Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Nous ne sommes pas vos ennemis
Nous voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines
Où le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir
Il y a là des feux nouveaux des couleurs jamais vues
Mille phantasmes impondérables
Auxquels il faut donner de la réalité

Nous voulons explorer la bonté contrée énorme où tout se tait
Il y a aussi le temps qu’on peut chasser ou faire revenir
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés
Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
Ô Soleil c’est le temps de la Raison ardente
Et j’attends
Pour la suivre toujours la forme noble et douce
Qu’elle prend afin que je l’aime seulement
Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant
Elle a l’aspect charmant
D’une adorable rousse

Ses cheveux sont d’or on dirait
Un bel éclair qui durerait
Ou ces flammes qui se pavanent
Dans les roses-thé qui se fanent

Mais riez riez de moi
Hommes de partout surtout gens d’ici
Car il y a tant de choses que je n’ose vous dire
Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire
Ayez pitié de moi.

Calligrammes, Poèmes de la paix et de la guerre 1913-1916. Mercure de France, 15 avril 1918.

Paul Éluard – Pablo Picasso III

Pablo Picasso (Robert Capa).

Deux autres poèmes d’Éluard pour saluer son grand ami, Pablo Picasso:

À PABLO PICASSO (Paul Éluard)
I
Les uns ont inventé l’ennui d’autres le rire
Certains taillent à la vie un manteau d’orage
Ils assomment les papillons font tourner les oiseaux en eau
Et s’en vont mourir dans le noir
Toi tu as ouvert des yeux qui vont leur voie
Parmi les choses naturelles à tous les âges
Tu as fait la moisson des choses naturelles
Et tu sèmes pour tous les temps
On te prêchait l’âme et le corps
Tu as remis la tête sur le corps
Tu as percé la langue d l’homme rassasié
Tu as brûlé le pain bénit de la beauté
Un seul cœur anima l’idole et les esclaves
Et parmi tes victimes tu continues à travailler
Innocemment
C’en est fini des joies greffées sur le chagrin.

                         II

Un bol d’air bouclier de lumière
Derrière ton regard aux trois épées croisées
Tes cheveux nattent le vent rebelle
Sous ton teint renversé la coupole et la hache de ton front
Délivrent la bouche tendue à nu
Ton nez est rond et calme
Les sourcils sont légers l’oreille est transparente
À ta vue je sais que rien n’est perdu.

                         III

Fini d’errer tout est possible
Puisque la table est droite comme un chêne
Couleur de bure couleur d’espoir
Puisque dans notre champ petit comme un diamant
Tient le reflet de toutes les étoiles
Tout est possible on est ami avec l’homme et la bête
A la façon de l’arc-en-ciel
Tour à tour brûlante et glaciale
Notre volonté est de nacre
Elle change de bourgeons et de fleurs non selon l’heure mais selon
La main et l’œil que nous nous ignorions
Nous toucherons tout ce que nous voyons
Aussi bien le ciel que la femme
Nous joignons nos mains à nos yeux
La fête est nouvelle.

                                 IV

L’oreille du taureau à la fenêtre
De la maison sauvage où le soleil blessé
Un soleil d’intérieur se terre
Tentures du réveil les parois de la chambre
Ont vaincu le sommeil.

                                 V

Est-il argile plus aride que tous ces journaux déchirés
Avec lesquels tu te lanças à la conquête de l’aurore
De l’aurore d’un simple objet
Tu dessines avec amour ce qui attendait d’exister
Tu dessines dans le vide
Comme on ne dessine pas
Généreusement tu découpas la forme d’un poulet
Tes mains jouèrent avec ton paquet de tabac
Avec un verre avec un litre qui gagnèrent
Le monde enfant sortit d’un songe
Bon vent pour la guitare et pour l’oiseau
Une seule passion pour le lit et la barque
Pour la verdure morte et pour le vin nouveau
Les jambes des baigneuses dénudent vague et plage
Matin tes volets bleus se ferment sur la nuit
Dans les sillons la caille a l’odeur de noisette
Des vieux mois d’Août et des jeudis
Récoltes bariolées paysannes sonores
Écailles des marais sécheresse des nids
Visage aux hirondelles amères au couchant rauque
Le matin allume un fruit vert
Dore les blés les joues les cœurs
Tu tiens la flamme entre tes doigts
Et tu peins comme un incendie
Enfin la flamme unit enfin la flamme sauve.

                           VI

Je reconnais l’image variable de la femme
Astre double miroir mouvant
La négatrice du désert et de l’oubli
Source aux seins de bruyère étincelle confiance
Donnant le jour au jour et son sang au sang
Je t’entends chanter sa chanson
Ses mille formes imaginaires
Ses couleurs qui préparent le lit de la campagne
Puis qui s’en vont teinter des mirages nocturnes
Et quand la caresse s’enfuit
Reste l’immense violence
Reste l’injure aux ailes lasses
Sombre métamorphose un peuple solitaire
Que le malheur dévore
Drame de voir où il n’y a rien à voir
Que soi et ce qui est semblable à soi
Tu ne peux pas t’anéantir
Tout renaît sous tes yeux justes
Et sur les fondations des souvenirs présents
Sans ordre ni désordre avec simplicité
S’élève le prestige de donner à voir.

Cahiers d’Art n°3-10, automne 1938.

Galerie Cahiers D’art, 14 rue du Dragon. Paris, VI.

Pablo Picasso (Paul Éluard)

Les armes du sommeil ont creusé dans la nuit
Les sillons merveilleux qui séparent nos têtes.
À travers le diamant, toute médaille est fausse,
Sous le ciel éclatant, la terre est invisible.

Le visage du cœur a perdu ses couleurs
Et le soleil nous cherche et la neige est aveugle.
Si nous l’abandonnons, l’horizon a des ailes
Et nos regards au loin dissipent les erreurs.

Nouveaux Poèmes.

Portrait de Paul Éluard (Salvador Dalí). 1929. Collection privée.