Trois poèmes de Tomas Tranströmer, poète suédois, maître de la métaphore:
Kyrie Parfois, ma vie ouvrait les yeux dans l’obscurité. Comme de voir passer dans les rues des foules aveugles et agitées, en route pour un miracle, alors qu’invisible, je restais à l’arrêt.
Comme l’enfant s’endort, terrifié,
à l’écoute des pas lourds de son coeur.
Longtemps, longtemps, jusqu’à ce que le matin jette
des rayons dans les serrures
et que s’ouvrent les portes de l’obscurité.
Secrets en chemin. 1958. Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Traduction de Jacques Outin, Poésie/Gallimard. Page 66.
En mars – 79
Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots,
mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
L’indomptable n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens!
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Pas des mots mais un langage.
La place sauvage. 1983.
Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Traduction de Jacques Outin, Poésie/Gallimard. Page 244.
Sombres cartes postales
I
L’agenda est rempli, l’avenir incertain.
Le câble fredonne un refrain apatride.
Chutes de neige dans l’océan de plomb. Des ombres
se battent sur le quai.
II
Il arrive au milieu de la vie que la mort vienne
prendre ses mesures. Cette visite
s’oublie et la vie continue. Mais le costume
se coud à notre insu.
La place sauvage. 1983.
Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004. Traduction de Jacques Outin, Poésie/Gallimard. Page 256.
Tomas Tranströmer est né le 15 avril 1931 à Stockholm (Suède).
Élevé seul par sa mère, après le départ précoce de son père, il a été profondément marqué par son grand-père, pilote côtier, auprès duquel il a passé ses vacances dans le vaste Archipel de Stockholm qui a fasciné aussi August Strindberg.
Psychologue de formation, il a travaillé toute sa vie dans des instituts spécialisés. Il s’est occupé d’handicapés, de toxicomanes, de jeunes délinquants et de prisonniers. Son travail accaparant ne lui laisse que peu de temps à consacrer à la poésie. Il a publié moins de 15 recueils en 50 ans. Ses œuvres complètes dépassent à peine les 300 pages.
Á 16 ans, il découvre André Breton et la poésie surréaliste en lisant l’anthologie 19Poètes modernes français d’Erik Lindegren et Ilmar Laaban. La métaphore déconcertante, le rêve seront présents dans toute son œuvre, mais pas l’écriture automatique.
Son œuvre, traduite en cinquante-cinq langues, a reçu de nombreux prix. Il est considéré depuis les années 50 comme l’un des écrivains suédois marquants du siècle.
Il a partagé sa vie entre son appartement de Stockholm et sa résidence d’été sur l’île de Runmarö où il vivait à l’écart du monde et des médias.
En novembre 1990, une attaque cérébrale le laisse en partie aphasique et hémiplégique. Il ne parle plus qu’avec difficulté, mais, pianiste amateur, continue de jouer du piano chaque jour de la main gauche.
Le 6 octobre 2011, lorsqu’il apprend que le Prix Nobel de littérature lui est attribué, il n’a pu prononcer qu’un seul mot: «Merveilleux». Il est décédé le 26 mars 2015.
Les poètes Robert Bly, Philippe Jaccottet, Bei Dao, Adonis sont de grands lecteurs de Tranströmer. Joseph Brodsky fut aussi l’un de ses admirateurs: il l’a qualifié de « poète de première importance, d’une grande intelligence» et a ajouté «Je lui ai volé plus d’une métaphore».
En France, il est publié depuis 1989 par les Éditions du Castor Astral et traduit par Jacques Outin.
1989 Baltiques et autres poèmes. Anthologie. 1996 Oeuvres complètes (1954-1996). 2002 Poèmes courts. 2004 La Grande Énigme. (Haikus) Les souvenirs m’observent.
Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004 (Traduction de Jacques Outin) est le 397 ème volume de la collection Poésie/Gallimard.
«Une langue est un lieu d’où l’on voit le Monde et d’où l’on trace les limites de notre pensée et de notre sensation. De ma langue, on voit la mer. De ma langue, on entend la rumeur, comme de celle des autres, on entendra celle de la forêt ou celle du silence du désert. C’est pourquoi la voix de la mer a été celle de notre inquiétude.»
«Uma língua é o lugar donde se vê o mundo e de ser nela pensamento e sensibilidade. Da minha língua vê-se o mar. Na minha língua ouve-se o seu rumor como na de outros se ouvirá o da floresta ou o silêncio do deserto. Por isso a voz do mar foi em nós a da nossa inquietação.»
A Voz do Mar in Espaço do Invisível, Lisboa, Bertrand, 1999.
Vergílio Ferreira est né le 28 janvier 1916 à Melo (Gouveia) au Portugal.
Ses parents émigrent aux États-Unis en 1920 et laissent Vergílio et ses frères sous la responsabilité de leurs tantes maternelles. Il passe son enfance et son adolescence dans la région de la Serra da Estrela. De 10 à 16 ans, il étudie au séminaire de Fundão. Il poursuit ses études au Lycée de Guarda puis à l’Université de Coïmbra où il obtient une licence en Philologie Classique à la Faculté des Lettres en 1940. Il devient professeur de lycée. Il écrit des romans, des contes, des essais et des poèmes, jamais publiés. Le Prix Camões lui est attribué en 1992. Treize ans durant (1981-1994), Vergílio Ferreira a publié neuf volumes de son journal, sous le titre Conta-Corrente. Les textes contenus dans ces volumes commencent en février 1969 et se terminent en décembre 1992.
Il est mort le 1 mars 1996 à Lisbonne et est enterré dans sa ville natale.
Oeuvres traduites en français:
1954 Matin perdu, traduit par Parcidio Gonçalves, Paris, La Différence, 1990 Prix Fémina étranger; réédition, 10/18 n°2686, 1995. 1959 Apparition, traduit par Geneviève Leibrich, Paris, Métailié, «Bibliothèque portugaise», 1990. 1965 Alegria breve, traduit par Roberto Quemserat, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 1969. 1974 Rêve d’ombre, traduit par Anne Viennot, Nantes, Le Passeur – CECOFOP, «Bibliothèque de l’arc atlantique», 1995. 1983 Pour toujours, traduit par Anne Viennot et Marie José Leriche, Paris, La Différence, 1988; réédition, 10/18 n°2334, 1993. 1987 Jusqu’à la fin, traduit par Anne Viennot et Marie José Leriche, Paris, La Différence, 1991; réédition, 10/18 n°2484, 1994. 1990 Au nom de la terre, traduit par Geneviève Leibrich, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 1992. 1993 Ton visage, traduit par Marie-Hélène Piwnik, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 1996. 1996 Lettres à Sandra, traduit par Marie-Hélène Piwnik, Paris, Gallimard, «Du monde entier», 2000.
Pessoa et le vent: deux poèmes relus ces jours-ci face à l’océan dans la Baie d’Audierne.
Comme un vent dans la forêt
Comme un vent dans la forêt Mon émotion n’a pas de fin. Je ne suis rien, il ne me reste rien. Je ne sais qui je suis à mes yeux. Et comme il y a parmi les arbres De longs bruissements de feuillage, Ainsi je remue des secrets Tout au fond de l’image que j’ai de moi. Recouvert par le son des feuilles, Le bruit, l’immense bruit du vent Me dépouille de ma pensée: Je ne suis personne, je crains d’être bon.
Oeuvres poétiques. Bibliothèque de la Pléiade, 2001. Traduit du portugais par Michel Chandeigne et Patrick Quillier
Como um vento na floresta
Como um vento na floresta,
Minha emoção não tem fim.
Nada sou, nada me resta.
Não sei quem sou para mim.
E como entre os arvoredos
Há grandes sons de folhagem,
Também agito segredos
No fundo da minha imagem.
E o grande ruído do vento
Que as folhas cobrem de som
Despe-me do pensamento:
Sou ninguém, temo ser bom.
30-9-1930
Poesias Inéditas (1919-1930).,Lisboa: Ática, 1956
La confondante réalité des choses Est ma découverte de tous les jours. Chaque chose est ce qu’elle est Et il est difficile d’expliquer à quiconque à quel point cela me réjouit, Et à quel point cela me suffit.
Il suffit d’exister pour être complet. J’ai écrit pas mal de poèmes. J’en écrirai plus encore, naturellement. Chacun de mes poèmes dit ça,
Et tous mes poèmes sont différents, Puisque chaque chose qui existe est une manière de dire ça. Quelquefois je me mets à regarder une pierre. Je ne mets pas à penser si elle sent. Je ne me fourvoie pas à l’appeler ma sœur. Mais je l’aime parce qu’elle est une pierre, Je l’aime parce qu’elle ne ressent rien, Je l’aime parce qu’elle n’ a aucune parenté avec moi.
D’autres fois j’entends passer le vent, Et je trouve que rien que pour entendre passer le vent, ça vaut la peine d’être né.
Je ne sais pas ce que les autres penseront en lisant ceci; Mais je trouve que ça doit être bien puisque je le pense sans anicroche, Sans la moindre idée de témoins attentifs à m’écouter penser; Puisque je le pense sans pensée, Puisque je le dis comme le disent mes mots.
Une fois on m’a appelé poète matérialiste, Et j’en ai été fort surpris, car j’étais à cent lieues de penser Qu’on pût m’affubler du moindre nom. Moi je ne suis même pas poète: je vois. Si ce que j’écris a quelque valeur, ce n’est pas moi qui l’ai; La valeur se trouve ici, dans mes vers. Tout ça est indépendant de ma volonté.
7-11-1915
Alberto Caeiro,Poèmes non assemblés. Traduction de Maria Antónia Câmara Manuel, Michel Chandeigne et Patrick Quillier. Christian Bourgois Editeur 1989. Reprise dans La Pléiade de Fernando Pessoa, Oeuvres poétiques, 2001.
A espantosa realidade das coisas É a minha descoberta de todos os dias. Cada coisa é o que é, E é difícil explicar a alguém quanto isso me alegra, E quanto isso me basta.
Basta existir para se ser completo. Tenho escrito bastantes poemas. Hei-de escrever muitos mais, naturalmente. Cada poema meu diz isto, E todos os meus poemas são diferentes, Porque cada coisa que há é uma maneira de dizer isto.
Às vezes ponho-me a olhar para uma pedra. Não me ponho a pensar se ela sente. Não me perco a chamar-lhe minha irmã. Mas gosto dela por ela ser uma pedra, Gosto dela porque ela não sente nada, Gosto dela porque ela não tem parentesco nenhum comigo.
Outras vezes oiço passar o vento, E acho que só para ouvir passar o vento vale a pena ter nascido.
Eu não sei o que é que os outros pensarão lendo isto; Mas acho que isto deve estar bem porque o penso sem esforço, Nem ideia de outras pessoas a ouvir-me pensar; Porque o penso sem pensamentos, Porque o digo como as minhas palavras o dizem.
Uma vez chamaram-me poeta materialista, E eu admirei-me, porque não julgava Que se me pudesse chamar qualquer coisa. Eu nem sequer sou poeta: vejo. Se o que escrevo tem valor, não sou eu que o tenho: O valor está ali, nos meus versos. Tudo isso é absolutamente independente da minha vontade.
“A l’origine de mes hétéronymes il y a la trace profonde d’hystérie qui subsiste en moi. Je ne sais pas si je suis simplement hystérique ou si je suis plus exactement hystérico-neurasthénique. (…) Quoi qu’il en soit l’origine mentale de mes hétéronymes réside dans ma tendance, organique et constante chez moi à la dépersonnalisation et à la simulation.” (Fernando Pessoa)
Lettre à son ami et critique littéraire, Adolfo Casais Monteiro (13 janvier 1935)
“A origem dos meus heterônimos é o fundo traço de histeria que existe em mim. Não sei se sou simplesmente histérico, se sou, mais propriamente, um histero-neurastênico. (…) Seja como for, a origem mental dos meus heterônimos está na minha tendência orgânica e constante para a despersonalização e para a simulação.
“Un bon rêveur ne se réveille pas…” (Fernando Pessoa)
J’ai vu d’abord le film Lord Jim de Richard Brooks avec Peter O’Toole. Il date de 1965. Je n’ai lu le roman que bien plus tard. Richard Brooks se demandait pourquoi il avait passé plus de trois ans à réaliser son adaptation du roman de Joseph Conrad.
«Parmi les différents thèmes utilisés dans Lord Jim, expliquait-il, un en particulier demeure présent en ma mémoire depuis que j’ai lu pour la première fois le livre au lycée : c’est le thème de l’homme qui cherche et trouve une seconde chance. C’est un thème commun à la plupart des hommes. (…) C’est l’épine dorsale du film.»
Film intéressant de 154 minutes. Richard Brooks a peut-être eu du mal à maîtriser la grosse machine hollywoodienne: une équipe de techniciens britanniques, une bonne distribution, plus de 4 tonnes d’équipement transportées dans les ports et les jungles d’Asie du Sud-Est. Le livre, lui, est, passionnant
Joseph Conrad. Lord Jim. Traduction: Philippe Neel. Édition de la nouvelle revue française. 1924. Incipit.
I
“Il avait six pieds, moins un ou deux pouces, peut-être; solidement bâti, il s’avançait droit sur vous, les épaules légèrement voûtées et la tête en avant, avec un regard fixe venu d’en dessous, comme un taureau qui va charger. Sa voix était profonde et forte, et son attitude trahissait une sorte de hauteur morose, qui n’avait pourtant rien d’agressif. On aurait dit d’une réserve qu’il s’imposait à lui-même autant qu’il l’opposait aux autres. D’une impeccable netteté, et toujours vêtu, des souliers au chapeau, de blanc immaculé, il était très populaire dans les divers ports d’Orient, où il exerçait son métier de commis maritime chez les fournisseurs de navires.”
CHAPTER 1
“He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. His voice was deep, loud, and his manner displayed a kind of dogged self-assertion which had nothing aggressive in it. It seemed a necessity, and it was directed apparently as much at himself as at anybody else. He was spotlessly neat, apparelled in immaculate white from shoes to hat, and in the various Eastern ports where he got his living as ship-chandler’s water-clerk he was very popular.»
Par l’East River et le Bronx les garçons chantaient, montrant leur ceinture avec la roue, l’huile, le cuir et le marteau. Quatre-vingt dix mille mineurs tiraient l’argent des rochers et les enfants dessinaient des escaliers et des perspectives.
Mais aucun ne s’endormait,
aucun ne voulait être rivière,
aucun n’aimait les larges feuilles
ni la langue bleue de la plage.
Par l’East River et le Queensboro
les garçons luttaient avec l’industrie
les Juifs vendaient au faune du fleuve
la rose de la circoncision,
et le ciel lâchait sur les ponts et les toits
des troupeaux de bisons poussés par le vent.
Mais aucun ne s’arrêtait,
aucun ne voulait être nuage,
aucun ne cherchait les fougères
ni la roue jaune du tambourin.
Au lever de la lune
les poulies tourneront pour brouiller le ciel ;
une frontière d’aiguilles cernera la mémoire
et les cercueils emporteront ceux qui ne travaillent pas.
New York de fange,
New York de fil de fer et de mort,
Quel ange portes-tu caché dans ta joue?
Quelle voix parfaite dira la vérité des blés?
Qui dira le sommeil terrible de tes anémones souillées?
Pas un seul instant, beau Walt Whitman,
Je n’ai cessé de voir ta barbe pleine de papillons,
ni tes épaules de panne usées par la lune,
ni tes cuisses d’Apollon virginal,
ni ta voix comme une colonne de cendres,
vieillard beau comme le brouillard
qui gémissait à l’égal d’un oiseau
sexe transpercé d’une aiguille.
Ennemi du satyre,
ennemi de la vigne,
et amant des corps sous la toile grossière.
Pas un seul instant, beauté virile,
qui, parmi les montagnes de charbon, les réclames et les chemins de fer,
rêvait d’être un fleuve et de dormir comme un fleuve
avec ce camarade qui aurait mis dans ta poitrine
cette petite douleur d’innocent léopard.
Pas un seul instant, Adam de sang, mâle,
homme seul sur la mer, beau vieillard Walt Whitman,
parce que sur les terrasses,
groupés dans les bars,
sortant en grappes des égouts,
tremblant entre les jambes des chauffeurs,
ou tournant sur les plates-formes de l’absinthe,
les efféminés, Walt Whitman te suivaient.
Lui aussi! Lui aussi ! et ils se précipitent
sur ta barbe lumineuse et chaste,
Blonds du nord, Noirs du désert,
multitude de cris et de gestes,
comme les chats et comme les serpents,
les efféminés, Walt Whitman, les efféminés,
brouillés de larmes, chair pour le fouet,
la botte ou la morsure du dompteur.
Lui aussi! Lui aussi ! Leurs doigts teints
tintent à l’orée de ton rêve
quand l’ami mange ta pomme
au léger goût de pétrole
et le soleil chante sur le nombril
des garçons qui jouent sous les ponts.
Mais tu ne cherchais pas les yeux égratignés,
ni le sombre marais où dorment les enfants,
ni la salive glacée,
ni les blessures courbes comme des panses de crapaud
que portent les efféminés dans les voitures et aux terrasses
quand la lune les fouette au coin de la terreur.
Tu cherchais un nu qui fût comme un fleuve.
Taureau et songe qui joignît l’algue à la roue,
père de ton agonie, camélia de ta mort,
qui gémirait dans les flammes de ton équateur secret.
Parce qu’il est juste que l’homme ne cherche pas sa jouissance
dans la forêt de sang du proche lendemain.
Le ciel a des plages où éviter la vie
et il y a des corps qui ne doivent pas se répéter dans l’aurore.
Agonie, l’agonie, rêve, ferment et rêve.
Voici le monde ami, agonie, agonie.
Les morts se décomposent sous l’horloge des villes
la guerre passe en pleurant, avec un million de rats gris,
les riches offrent à leurs bien-aimées
de petits moribonds illuminés,
et la vie n’est ni noble, ni bonne, ni sacrée.
L’homme peut s’il le veut conduire son désir
par une veine de corail ou un nu céleste.
Demain, les amours seront des rochers, et le temps
une brise qui vient dormante sous les branches.
C’est pourquoi je n’élève pas la voix, vieux Walt Whitman,
contre l’enfant qui écrit
un nom de fille sur son oreiller
ni contre l’adolescent qui s’habille en mariée
dans l’obscurité de sa chambre,
ni contre les solitaires des casinos
qui boivent avec dégoût l’eau de la prostitution,
ni contre les hommes au regard vert
qui aiment l’homme et brûlent leurs lèvres en silence.
Mais bien contre vous, efféminés des villes
à la chair tuméfiée et aux pensées immondes,
mères de la fange, harpies, ennemies sans trêve
de l’Amour qui partage des couronnes de joie.
Contre vous toujours, qui donnez aux garçons
des gouttes de mort sale et du venin amer.
Contre vous toujours,
Faeries de l’Amérique
Pajaros de La Havane,
Jotos de Mexico,
Sarasas de Cadix,
Apios de Séville,
Cancos de Madrid,
Floras d’Alicante,
Adelaidas du Portugal..
Efféminés du monde entier, assassins de colombes !
Esclaves de la femme, chiens de leurs boudoirs,
ouverts sur les places avec des fièvres d’éventail
ou embusqués dans des paysages desséchés de ciguë.
Pas de quartier ! La mort
sourd de vos yeux
et rassemble ses fleurs grises aux frontières de la fange.
Pas de quartier ! Alerte !
Que les confondus, les purs,
les classiques, les insignes, les suppliants
vous ferment les portes de l’orgie.
Et toi, beau Walt Whitman, dors au rivage de l’Hudson,
la barbe vers le pôle, et les mains ouvertes.
Argile tendre ou neige, ta langue appelle
tes camarades qui veillent ta gazelle sans corps.
Dors, rien ne subsiste. Une danse de murs agite les prairies et l’Amérique est submergée de machines et de larmes. Je veux que l’air violent de la nuit la plus profonde arrache fleurs et lettres à l’arche où tu dors et qu’un enfant noir annonce aux blanc de l’or la venue du règne de l’épi.
Poète à New York suivi de Chant funèbre pour Ignacio Sanchez Mejías et de Divan du Tamarit. Traduit de l’espagnol par André Belamich. Nouvelle édition en 2016 de Poésies, III. Collection Poésie/Gallimard n° 30, Gallimard. 1968.
Federico García Lorca a écrit une magnifique ode au grand Walt Whitman, poète américain qui a eu une influence certaine sur sa vie et son œuvre. Le manuscrit indique comme date de rédaction le 15 juin 1930. Le poète n’a jamais publié l’ode entière en Espagne. Une version a été tirée à trente exemplaires au Mexique en 1933. Une partie de l’ode (les 52 premiers vers) figure dans la seconde édition de la célèbre Poesía española. Antología (Contemporáneos) de Gerardo Diego. (Editorial Signo 1934). L’ode figure bien sûr dans Poeta en Nueva York, recueil publié dans deux éditions différentes en 1940, une bilingue préparée par Rolfe Humphries chez Norton, et une espagnole préparée par José Bergamín chez Séneca.
On sait que le voyage de García Lorca à New York et à Cuba en 1929 et 1930 fut pour lui une libération sexuelle et littéraire. Il a lu ou relu Walt Whitman à New York. Il a rencontré là-bas le poète León Felipe (1884-1968) qui y vivait depuis 6 ans. Ce dernier connaissait bien l’anglais et traduisait alors le poète américain qu’il a publié en 1941: Canto a mí mismo (Song of myself). Editorial Losada, Buenos Aires.
Selon le biographe de León Felipe, une bonne relation s’établit entre aux deux, malgré leurs différences (Luis Rius, León Felipe, poeta de barro, México, Colección Málaga, 1974.) León Felipe lui a dit : « Él no quería estar dentro del grupo de maricas, de gentes…Él sabía que había otra…y que él tenía otra actitud, porque era de una gran simpatía, lo quería todo el mundo ; hombres, mujeres, niños, y él se sentía querido por todos, y debía de tener la tragedia de que un hombre tan afectuoso como él, y a quien le querían todos, no poder expresar de una manera…, de alguna manera…Luego…de eso sí quisiera…, si habría que hablar con cuidado. »
L’évocation de Walt Whitman est magnifique, mais on a reproché parfois à cette ode d’être homophobe, d’être une croisade contre les « tantes ». Elle reprend, en effet, les préjugés homophobes de l’époque dont Federico García Lorca avait lui-même souffert. Le poète de Grenade craignait qu’on le prenne pour un homme efféminé. On trouve le même type de processus contradictoire et autodestructeur chez Marcel Proust, qui parlait de “race maudite”. Walt Whitman, en revanche, est présenté par García Lorca comme un “bon” homosexuel, viril et non pervers. Luis Cernuda, dans un texte de 1957 Federico García Lorca (1898-1936), recueilli dans Prosa I, Obra completa (Madrid, Siruela. 1994), affirme: « Por eso puede lamentarse que dicho poema sea tan confuso, a pesar de su fuerza expresiva ; pero el autor no quiso advertir que, asumiendo ahí una actitud contradictoria consigo mismo y con sus propias emociones, el poema resultaría contraproducente. Para quien conociese bien a Lorca, el efecto de la Oda a Walt Whitman es de ciertas esculturas inacabadas porque el bloque de mármol encerraba una grieta.»
Oda a Walt Whitman
Por el East River y el Bronx los muchachos cantaban enseñando sus cinturas, con la rueda, el aceite, el cuero y el martillo. Noventa mil mineros sacaban la plata de las rocas y los niños dibujaban escaleras y perspectivas.
Pero ninguno se dormía, ninguno quería ser el río, ninguno amaba las hojas grandes, ninguno la lengua azul de la playa.
Por el East River y el Queensborough los muchachos luchaban con la industria, y los judíos vendían al fauno del río la rosa de la circuncisión y el cielo desembocaba por los puentes y los tejados manadas de bisontes empujadas por el viento.
Pero ninguno se detenía, ninguno quería ser nube, ninguno buscaba los helechos ni la rueda amarilla del tamboril.
Cuando la luna salga las poleas rodarán para tumbar el cielo; un límite de agujas cercará la memoria y los ataúdes se llevarán a los que no trabajan.
Nueva York de cieno, Nueva York de alambre y de muerte. ¿Qué ángel llevas oculto en la mejilla? ¿Qué voz perfecta dirá las verdades del trigo? ¿Quién el sueño terrible de sus anémonas manchadas?
Ni un solo momento, viejo hermoso Walt Whitman, he dejado de ver tu barba llena de mariposas, ni tus hombros de pana gastados por la luna, ni tus muslos de Apolo virginal, ni tu voz como una columna de ceniza; anciano hermoso como la niebla, que gemías igual que un pájaro con el sexo atravesado por una aguja, enemigo del sátiro, enemigo de la vid, y amante de los cuerpos bajo la burda tela.
Ni un solo momento, hermosura viril que en montes de carbón, anuncios y ferrocarriles, soñabas ser un río y dormir como un río con aquel camarada que pondría en tu pecho un pequeño dolor de ignorante leopardo. Ni un sólo momento, Adán de sangre, macho, hombre solo en el mar, viejo hermoso Walt Whitman, porque por las azoteas, agrupados en los bares, saliendo en racimos de las alcantarillas, temblando entre las piernas de los chauffeurs o girando en las plataformas del ajenjo, los maricas, Walt Whitman, te señalan.
¡También ése! ¡También! Y se despeñan sobre tu barba luminosa y casta, rubios del norte, negros de la arena, muchedumbres de gritos y ademanes, como los gatos y como las serpientes, los maricas, Walt Whitman, los maricas turbios de lágrimas, carne para fusta, bota o mordisco de los domadores.
¡También ése! ¡También! Dedos teñidos apuntan a la orilla de tu sueño cuando el amigo come tu manzana con un leve sabor de gasolina y el sol canta por los ombligos de los muchachos que juegan bajo los puentes.
Pero tú no buscabas los ojos arañados, ni el pantano oscurísimo donde sumergen a los niños, ni la saliva helada, ni las curvas heridas como panza de sapo que llevan los maricas en coches y terrazas mientras la luna los azota por las esquinas del terror.
Tú buscabas un desnudo que fuera como un río, toro y sueño que junte la rueda con el alga, padre de tu agonía, camelia de tu muerte, y gimiera en las llamas de tu ecuador oculto.
Porque es justo que el hombre no busque su deleite en la selva de sangre de la mañana próxima. El cielo tiene playas donde evitar la vida y hay cuerpos que no deben repetirse en la aurora.
Agonía, agonía, sueño, fermento y sueño. Éste es el mundo, amigo, agonía, agonía. Los muertos se descomponen bajo el reloj de las ciudades, la guerra pasa llorando con un millón de ratas grises, los ricos dan a sus queridas pequeños moribundos iluminados, y la vida no es noble, ni buena, ni sagrada.
Puede el hombre, si quiere, conducir su deseo por vena de coral o celeste desnudo. Mañana los amores serán rocas y el Tiempo una brisa que viene dormida por las ramas. Por eso no levanto mi voz, viejo Walt Whítman, contra el niño que escribe nombre de niña en su almohada, ni contra el muchacho que se viste de novia en la oscuridad del ropero, ni contra los solitarios de los casinos que beben con asco el agua de la prostitución, ni contra los hombres de mirada verde que aman al hombre y queman sus labios en silencio. Pero sí contra vosotros, maricas de las ciudades, de carne tumefacta y pensamiento inmundo. Madres de lodo, Arpías, Enemigos sin sueño del Amor que reparte coronas de alegría.
Contra vosotros siempre, que dais a los muchachos gotas de sucia muerte con amargo veneno. Contra vosotros siempre, Faeries de Norteamérica, Pájaros de la Habana, Jotos de Méjico, Sarasas de Cádiz, Ápios de Sevilla, Cancos de Madrid, Floras de Alicante, Adelaidas de Portugal.
¡Maricas de todo el mundo, asesinos de palomas! Esclavos de la mujer. Perras de sus tocadores. Abiertos en las plazas con fiebre de abanico o emboscadas en yertos paisajes de cicuta.
¡No haya cuartel! La muerte mana de vuestros ojos y agrupa flores grises en la orilla del cieno. ¡No haya cuartel! ¡¡Alerta!! Que los confundidos, los puros, los clásicos, los señalados, los suplicantes os cierren las puertas de la bacanal.
Y tú, bello Walt Whitman, duerme a orillas del Hudson con la barba hacia el polo y las manos abiertas. Arcilla blanda o nieve, tu lengua está llamando camaradas que velen tu gacela sin cuerpo.
Duerme: no queda nada. Una danza de muros agita las praderas y América se anega de máquinas y llanto. Quiero que el aire fuerte de la noche más honda quite flores y letras del arco donde duermes y un niño negro anuncie a los blancos del oro la llegada del reino de la espiga.
Dibujo de Federico García Lorca para la Oda a Walt Whitman.
Walt Whitman est né le 31 mai 1819 à West Hills, New York (Long Island). Il est mort le 26 mars 1892 à Camden. L’influence du grand poète lyrique américain a été grande sur la littérature en langue espagnole, d’abord à travers Rubén Darío, fondateur du mouvement littéraire moderniste.
Walt Whitman
En su país de hierro vive el gran viejo,
bello como un patriarca, sereno y santo.
Tiene en la arruga olímpica de su entrecejo
algo que impera y vence con noble encanto.
Su alma del infinito parece espejo;
son sus cansados hombros dignos del manto;
y con arpa labrada de un roble añejo,
como un profeta nuevo canta su canto.
Sacerdote que alienta soplo divino,
anuncia en el futuro tiempo mejor.
Dice al águila: «¡Vuela!»; «¡Boga!», al marino,
y «¡Trabaja!», al robusto trabajador.
¡Así va ese poeta por su camino,
con su soberbio rostro de emperador!
Medallones, III, in Azul [1888]
Walt Whitman
Dans son pays de fer vit le grand vieillard,
beau comme un patriarche, saint et serein.
Il y a dans la ride olympique de sa gabelle
quelque chose de noble, de conquérant et d’enchanteur.
Son âme est comme le miroir de l’infini ;
ses épaules éreintées sont dignes de la mante ;
et d’une harpe ouvrée dans du chêne vieilli
tel un nouveau prophète il chante son chant.
Aruspice soufflant un souffle divin,
il annonce pour l’avenir un temps meilleur.
Il dit à l’aigle ; «Vole!»; «Vogue!» au marin,
et «travaille!», au robuste travailleur.
Ainsi va ce poète sur son chemin
avec son visage superbe d’empereur !
Médaillons, III, in Azul, suivi d’un choix de textes, Éditions José Corti, 2012, pp. 117-118. Traduit de l’espagnol (Nicaragua) par Jean-Luc Lacarrière.
L’influence de William Faulkner sur la plupart des grands écrivains latinoaméricains du XXème siècle (Juan Rulfo, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez, Guillermo Cabrera Infante, Ernesto Sabato) est indéniable. Ainsi, Jorge Luis Borges a traduit en 1941 Les palmiers sauvages de Faulkner et Un Barbare en Asie d’Henri Michaux pour compléter ses revenus. Le grand argentin avait une conception personnelle de la traduction, mais ce livre, publié aux États-Unis en 1939, a paru en Argentine (Editorial Sudamericana), plus tôt qu’en France.
Incipit :
LES PALMIERS SAUVAGES « Le coup retentit de nouveau, à la fois discret et impérieux, tandis que le docteur descendait, précédé par le cône de lumière de sa lampe de poche découpant devant lui l’escalier teinté en brun puis le vestibule de la même couleur fait de planches assemblées à tenons et mortaises. C’était un modeste bungalow au bord de la mer, avec un étage cependant, éclairé par des lampes à huile, ou plutôt par une lampe à huile que sa femme avait montée au premier après le dîner. Et avec cela le docteur portait une chemise de nuit, et non un pyjama, pour la même raison qu’il fumait une pipe à laquelle il ne s’était jamais habitué et savait fort bien qu’il ne s’habituerait jamais, alternant celle-ci avec le cigare que ses clients lui offraient parfois entre deux dimanches, où il fumait alors les trois cigares qu’il pensait pouvoir s’offrir, bien qu’il fût propriétaire du bungalow, de celui d’à côté et d’un autre, avec électricité et murs plâtrés, dans la petite ville à quatre milles de là. Car il avait maintenant quarante-huit ans et il avait eu seize, puis dix-huit, puis vingt ans en un temps où son père lui disait (et il le croyait) que les cigarettes et les pyjamas, c’était fait pour les gandins et les femmes. »
William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (Les palmiers sauvages) traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau (1952), révisée par François Pitavy. Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 2000; réédition Collection « L’Imaginaire », 2001.
Wild Palms
« The knocking sounded again, at once discreet and peremptory, while the doctor was descending the stairs, the flashlight’s beam lancing on before him down the brown-stained stairwell and into the brown-stained tongue-and-groove box of the lower hall. Itwas a beach cottage, even though of two stories, and lighted by oil lamps—or an oil lamp, which his wife had carried up stairs with them after supper. And the doctor wore a nightshirt too, not pajamas, for the same reason that he smoked the pipe which he had never learned and knew that he would never learn to like, between the occasional cigar which clients gave him in the intervals of Sundays on which he smoked the three cigars which he felt he could buy for himself even though he owned the beach cottage as well as the one next door to it and the one, the residence with electricity and plastered walls, in the village four miles away. Because he was now forty-eight years old and he had been sixteen and eighteen and twenty at the time when his father could tell him (and he believe it) that cigarettes and pajamas were for dudes and women. »
William Faulkner, If I Forget Thee, Jerusalem (The Wild Palms). 1939.
C’est le roman de Faulkner où la souffrance morale et physique atteint sa plus grande intensité. ” On ne se suicide pas pour un chagrin d’amour: on écrit un roman. “, disait l’auteur. ” Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin. ” “ Between grief and nothing, I will take grief. ” (Cette citation du roman est reprise par Jean-Luc Godard dans Á bout de souffle. 1960)
Borges n’aimait pas beaucoup ce roman, ou plutôt cette œuvre qui mêle deux nouvelles. Le texte ne fut pas très bien reçu aux États-Unis, mais eut beaucoup de succès en Amérique Latine et une grande influence. Borges avait traduit Virginia Woolf, Herman Melville, Henri Michaux et André Gide. S’il n’était pas encore très connu internationalement, il avait déjà un grand prestige dans les milieux qui entouraient Victoria Ocampo et la revue Sur. Sa traduction prend comme point de départ la version britannique de la maison d’édition Chatto & Winduet, bien censurée (exit les gros mots, les jurons, les scènes de sexe), et non le texte original édité par Random House. Borges privilégie la trame de l’histoire, fait peu de cas du contexte culturel, ne respecte pas non plus beaucoup la lettre du texte. Certains lecteurs ont loué la qualité de son style, d’autres ont pointé ses nombreuses erreurs (place du narrateur, utilisation des temps). Jorge Luis Borges dans son Introduction à La invención de Morel (1940) de son ami Adolfo Bioy Casares dit : « La novela característica, « psicológica », propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible: suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia, personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad… Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela « psicológica » quiere ser también novela « realista »: prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo toque verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones: a los que, sin saberlo, nos resignamos como a lo insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad: es un objeto artificial que no sufre ninguna parte injustificada. El temor de incurrir en la mera variedad sucesiva del Asno de Oro, de los siete viajes de Simbad o del Quijote, le impone un riguroso argumento. »
Je rappelle la fin du roman : “- Les femmes, font chier “, fit le grand forçat. ” (“ Women, shit, ” the tall convict said.) Le lecteur de Faulkner chez Random House était alors Saxe Commins. Il avait obligé l’auteur à changer le titre de son roman et à supprimer le dernier mot du forçat à la fin du livre. De la première à la huitième édition, le mot shit avait été supprimé et remplacé par un tiret (” Women – “) Le violent rejet des femmes par le forçat n’était donc pas explicite. Maurice Edgar Coindreau avait traduit par le bien français : ” Ah ! Les femmes ! ” dit le grand forçat. “. Á partir de l’édition Vintage de 1962, on trouve : ” Women —-t ” C’est seulement avec l’édition de 1990 que le mot est rétabli et en français avec la traduction de la Pléiade revue par François Pitavy en 2000 : ” — Les femmes. Font chier ! ” fit le grand forçat. “
« Le Livre de l’intranquillité est le journal intime que Pessoa attribue à son double, l’employé de bureau Bernardo Soares ; mais les paysages urbains de Lisbonne y sont si présents qu’on peut le lire aussi comme le roman géo-poétique de la ville avec laquelle il entretient un rapport singulier, un peu comme Baudelaire avec Paris ou Joyce avec Dublin. » (Robert Bréchon) En 2018 paraît, chez Christian Bourgois éditeur, la réorganisation proposée trois ans plus tôt par Teresa Rita Lopes, dans une nouvelle traduction de Marie-Hélène Piwnik. Le titre devient Livre(s) de l’inquiétude, et l’ouvrage est divisé en trois parties correspondant aux livres de trois hétéronymes distincts, classés chronologiquement. Incipit. Ce texte est une présentation de l’hétéronyme Bernardo Soares par Fernando Pessoa. Autobiographie sans événements.
Le Livre de l’intranquillité, Christian Bourgois. 1999.
« Il existe à Lisbonne un certain nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au dessus d’une salle d’allure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et familial des restaurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie.
Le désir de tranquillité et la modicité des prix m’amenèrent, à une certaine période de ma vie, à fréquenter l’un de ces entresols. Lorsque j’y dînais, vers les sept heures, j’y rencontrais presque toujours un homme dont l’aspect, que je jugeai au début sans intérêt, éveilla peu à peu mon attention.
C’était un homme d’environ trente ans, assez grand, exagérément voûté en position assise, mais un peu moins une fois debout, et vêtu avec une certaine négligence qui n’était pas, cependant, entièrement négligée. Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là – il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l’indifférence, qui naît elle-même d’un excès de souffrance.»
Livro do Desassossego, Assírio & Alvim, 1998.
« Há em Lisboa um pequeno número de restaurantes ou casas de pasto em que, sobre uma loja com feitio de taberna decente, se ergue uma sobreloja com uma feição pesada e caseira de restaurante de vila sem comboios. Nessas sobrelojas, salvo ao domingo pouco frequentadas, é frequente encontrarem-se tipos curiosos, caras sem interesse, uma série de apartes na vida. O desejo de sossego e a conveniência de preços levaram-me, num período da minha vida, a ser frequente num a sobreloja dessas. Sucedia que, quando calhava jantar pelas sete horas, quase sempre encontrava um indivíduo cujo aspeto, não me interessando a princípio, pouco a pouco passou a interessarme. Era um homem que aparentava trinta anos, magro, mais alto que baixo, curvado exageradamente quando sentado, mas menos quando de pé, vestido com um certo desleixo não inteiramente desleixado. Na face pálida e sem interesse de feições um ar de sofrimento não acrescentava interesse, e era difícil definir que espécie de sofrimento esse ar indicava — parecia indicar vários, privações, angústias, e aquele sofrimento que nasce da indiferença que provém de ter sofrido muito.»