Herman Melville

Le 20 novembre 2019, j’avais déjà fait figurer dans mon blog l’extraordinaire incipit de Moby Dick:

http://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/11/20/herman-melville-moby-dick/

Je n’avais pas encore sous la main la version d’Armel Guerne (1911-1980), grand résistant, magnifique traducteur et bon écrivain. Elle est bien meilleure que celle que Gallimard a publié en 1941. Jean Giono et Lucien Jacques avaient demandé pour cette traduction un “mot à mot” à Joan Smith, une Anglaise installée comme antiquaire à Saint-Paul de Vence. Une autre oeuvre indispensable d’Armel Guerne, distinguée dès sa parution par André Breton: Les Romantiques allemands, édition établie et présentée par Armel Guerne, Desclée de Brouwer, 1956, 1963 ; Phébus, 2004.

Moby-Dick or The Whale. 1851

«Call me Ishmael. Some years ago–never mind how long precisely –having little or no money in my purse, and nothing particular to interest me on shore, I thought I would sail about a little and see the watery part of the world. It is a way I have of driving off the spleen, and regulating the circulation. Whenever I find myself growing grim about the mouth; whenever it is a damp, drizzly November in my soul; whenever I find myself involuntarily pausing before coffin warehouses, and bringing up the rear of every funeral I meet; and especially whenever my hypos get such an upper hand of me, that it requires a strong moral principle to prevent me from deliberately stepping into the street, and methodically knocking people’s hats off–then, I account it high time to get to sea as soon as I can.
This is my substitute for pistol and ball. With a philosophical flourish Cato throws himself upon his sword; I quietly take to the ship.»

Moby Dick. Traduction Armel Guerne. Le Sagittaire 1954. Phébus 2005.

« Appelons-moi Ismahel.

Il y a quelque temps – le nombre exact des années n’a aucune importance – , n’ayant que peu ou point d’argent en poche, et rien qui me retînt spécialement à terre, l’idée me vint et l’envie me prit de naviguer quelque peu et de m’en aller visitant les étendues marines de ce monde. C’est un remède à moi ; c’est une. manière que j’ai de me sortir du noir et de redonner du tonus à la circulation de mon sang. Oui, chaque fois que je me sens la lèvre amère et dure ; chaque fois qu’il bruine et vente dans mon âme et qu’il y fait un novembre glacial ; chaque fois que, sans préméditation aucune, je me trouve planté devant la vitrine des marchands de cercueils ou emboîtant le pas aux funèbres convois que je rencontre ; et surtout, oui, surtout, chaque fois que je me sens en moi les mauvaises humeurs l’emporter à ce point qu’il me faille le puissant secours des principes moraux pour me retenir d’aller courir les rues à seule fin de jeter bas, fort méthodiquement, le chapeau des gens -, alors, oui, je considère qu’il est grand temps pour moi de filer en mer au plus vite. C’est ce qui me tient lieu de pistolet et de plomb. Caton se jette sur son glaive, non sans emphase et sans grandiloquence philosophiques ; je gagne moi, bien plus discrètement, le bord de quelque voilier. Et il n’y a rien là qui soit fait pour surprendre : tous les hommes, ou presque, à un moment ou a un autre de leur existence, nourrissent ou ont nourri, à un degré quelconque des sentiments fort voisins des miens à l’égard de la mer.”

Armel Guerne.

Fernando Pessoa

Álvaro de Campos et Fernando Pessoa.

Fernando Pessoa est né le 13 juin 1888 à Lisbonne. Il est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935 des suites de violentes crises hépatiques dues à son alcoolisme. Á 20 heures, il avait réclamé ses lunettes pour y voir plus clair. Á 20 heures 30, il était mort. En 1985, cinquante ans après sa mort, sa dépouille mortelle est transférée dans le cloître du monastère des Hiéronymites (Mosteiro dos Jerónimos) à quelques mètres des cénotaphes de Camões et de Vasco de Gama.

Il a créé une œuvre poétique sous différents hétéronymes en plus de son propre nom.
Les plus importants sont Alberto Caeiro (qui incarne la nature et la sagesse païenne); Ricardo Reis, (l’épicurisme à la manière d’Horace); Alvaro de Campos, (le «modernisme» et la désillusion); Bernardo Soares, modeste employé de bureau à la vie insignifiante (auteur du Livre de l’intranquillité). Il a utilisé au moins soixante-douze alias en incluant les simples pseudonymes et semi-hétéronymes.

Insomnie

Je ne dors pas, je n’ai aucun espoir de dormir.
Même dans la mort je n’ai aucun espoir de dormir.

Une insomnie m’attend, de la largeur des astres,
Et un bâillement vain de la taille du monde.

Je ne dors pas; je ne peux pas lire quand je me réveille la nuit,
Je ne peux pas écrire quand je me réveille la nuit,
Je ne peux pas penser quand je me réveille la nuit –
Mon Dieu, je ne peux même pas rêver quand je me réveille la nuit!

Ah, l’opium d’être n’importe quelle autre personne!

Je ne dors pas, je gis, cadavre réveillé, tous sens dehors,
Alors mon sentiment est une pensée vide.
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui me sont arrivées
– Toutes celles dont je me repens et m’accuse – ;
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui ne me sont pas arrivées
– Toutes celles dont je me repens et m’accuse – ;
Passent en me frôlant, défigurées, des choses qui ne sont rien,
Et même de celles-là je me repens, je m’accuse, et je ne dors pas.

Je n’ai pas la force d’avoir l’énergie nécessaire pour allumer une cigarette.
Je fixe dans ma chambre le mur d’en face comme s’il était l’univers.
Au-dehors il y a le silence de ces choses amassées.
Un grand silence effrayant dans n’importe quelle autre occasion,
Dans n’importe quelle autre occasion qu’il me serait donné de sentir.

Je suis en train d’écrire des vers réellement sympathiques –
Des vers qui disent que je n’ai rien à dire,
Des vers qui s’entêtent à dire ça,
Des vers, des vers, des vers, des vers, des vers…
Tant de vers…
Et la vérité tout entière, et la vie tout entière, au-dehors d’eux, au-dehors de moi!

J’ai sommeil, je ne dors pas, je sens et je ne sais pas quoi sentir.
Je suis une sensation sans personne afférente,
Une abstraction d’autoconscience sans objet,
Sauf ce qui est nécessaire pour sentir la conscience,
Sauf – sauf je ne sais pas quoi…

Je ne dors pas. Je ne dors pas. Je ne dors pas.
Quel immense sommeil dans toute la tête et sur les yeux et dans l’âme!
Quel immense sommeil en tout sauf dans le pouvoir de dormir!

Ô toi aurore, tu tardes tant… Viens, viens…
Viens, inutilement,
M’apporter un autre jour identique à ce jour, suivi par une autre nuit identique à cette nuit…
Viens m’apporter la joie de l’espérance triste,
Car tu es joyeuse toujours, et apportes toujours de l’espérance,
Selon la vieille littérature des sensations…

Viens, apporte l’espoir, viens, apporte l’espoir.
Ma fatigue pénètre le lit profondément.
J’ai mal au dos de n’être pas couché sur le côté.
Si j’étais couché sur le côté, j’aurais mal au dos d’être couché sur le côté.
Viens, aurore, approche-toi!

Quelle heure est-il? Je ne sais pas.
Je n’ai pas l’énergie de tendre la main jusqu’à la montre,
Je n’ai pas de l’énergie pour rien, ni même pour rien d’autre…
Seulement pour ces vers, écrits le jour suivant.
Eh oui, écrits le jour suivant.
Tous les vers sont toujours écrits le jour suivant.

Nuit absolue, calme absolu, là-bas dehors.
Paix de tous les côtés dans la Nature entière.
L’humanité se repose et oublie ses peines.
Exactement.
L’humanité oublie ses joies et ses peines.
Il est d’usage de dire ça.
L’humanité oublie, oh oui, l’humanité oublie.
Exactement. Mais je ne dors pas.

Poèmes d’Álvaro de Campos.
Traduction de Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel.
NRF Gallimard. Éditions de la Pléiade. 2001.

INSÓNIA
Não durmo, nem espero dormir.
Nem na morte espero dormir.

Espera-me uma insónia da largura dos astros,
E um bocejo inútil do comprimento do mundo.

Não durmo; não posso ler quando acordo de noite,
Não posso escrever quando acordo de noite,
Não posso pensar quando acordo de noite —
Meu Deus, nem posso sonhar quando acordo de noite!

Ah, o ópio de ser outra pessoa qualquer!

Não durmo, jazo, cadáver acordado, sentindo,
E o meu sentimento é um pensamento vazio.
Passam por mim, transtornadas, coisas que me sucederam —
Todas aquelas de que me arrependo e me culpo —;
Passam por mim, transtornadas, coisas que me não sucederam —
Todas aquelas de que me arrependo e me culpo —;
Passam por mim, transtornadas, coisas que não são nada,
E até dessas me arrependo, me culpo, e não durmo.

Não tenho força para ter energia para acender um cigarro.
Fito a parede fronteira do quarto como se fosse o universo.
Lá fora há o silêncio dessa coisa toda.
Um grande silêncio apavorante noutra ocasião qualquer,
Noutra ocasião qualquer em que eu pudesse sentir.

Estou escrevendo versos realmente simpáticos —
Versos a dizer que não tenho nada que dizer,
Versos a teimar em dizer isso,
Versos, versos, versos, versos, versos…
Tantos versos…
E a verdade toda, e a vida toda fora deles e de mim!

Tenho sono, não durmo, sinto e não sei em que sentir
Sou uma sensação sem pessoa correspondente,
Uma abstracção de autoconsciência sem de quê,
Salvo o necessário para sentir consciência,
Salvo — sei lá salvo o quê…

Não durmo. Não durmo. Não durmo.
Que grande sono em toda a cabeça e em cima dos olhos e na alma!
Que grande sono em tudo excepto no poder dormir!

Ó madrugada, tardas tanto… Vem…
Vem, inutilmente,
Trazer-me outro dia igual a este, a ser seguido por outra noite igual a esta…
Vem trazer-me a alegria dessa esperança triste,
Porque sempre és alegre, e sempre trazes esperanças,
Segundo a velha literatura das sensações.

Vem, traz a esperança, vem, traz a esperança.
O meu cansaço entra pelo colchão dentro.
Doem-me as costas de não estar deitado de lado.
Se estivesse deitado de lado doíam-me as costas de estar deitado de lado.
Vem, madrugada, chega!

Que horas são? Não sei.
Não tenho energia para estender uma mão para o relógio,
Não tenho energia para nada, para mais nada…
Só para estes versos, escritos no dia seguinte.
Sim, escritos no dia seguinte.
Todos os versos são sempre escritos no dia seguinte.

Noite absoluta, sossego absoluto, lá fora.
Paz em toda a Natureza.
A Humanidade repousa e esquece as suas amarguras.
Exactamente.
A Humanidade esquece as suas alegrias e amarguras,
Costuma dizer-se isto.
A Humanidade esquece, sim, a Humanidade esquece,
Mas mesmo acordada a Humanidade esquece.
Exactamente. Mas não durmo.

27-3-1929
Poesias de Álvaro de Campos. Lisboa: Ática, 1944.

(Merci à Colette W.)

Fidelité ou lois du marché

Louise Glück.

La Wylie Agency, fondée en 1980, est une des plus puissantes agences du monde puisqu’elle représente plus de 1 100 artistes (entre autres Albert Camus, Salman Rushdie, Martin Amis, Saul Bellow, Philip Roth, Roberto Bolaño, Jorge Luis Borges, Vladimir Nabokov, John Cheever, Raymond Carver).

Le fondateur de cette maison, Andrew Wylie, est surnommé Le Chacal.

Elle représente maintenant aussi Louise Glück, Prix Nobel 2020.

La maison d’édition espagnole indépendante de Valence Pre-Textos, dirigée par Manuel Borras, a publié depuis 2006 sept des onze recueils de poèmes de Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020, en édition bilingue.

El iris salvaje 2006 (The Wild Iris 1992)
Ararat 2008. (Ararat 1990)
Las siete edades 2011 (The Seven Ages. 2001)
Averno 2011 (Averno 2006)
Vita nova 2014 (Vita Nova 1999)
Praderas 2017 (Meadowlands 1997)
Una vida de pueblo 2020 (A village life 2009)

Traducteurs: Abraham Gragera López, Eduardo Chirinos Arrieta, Mirta Rosenberg, Andrés Catalán, Adalber Salas Hernández, Mariano Peyrou.

La Wylie Agency a informé Pre-Textos qu’elle devait arrêter la commercialisation des livres publiés, détruire les stocks et éliminer ces titres de son catalogue.

La revue et maison d’édition Buenos Aires Poetry a publié le 16 novembre une lettre-pétition pour soutenir Pre-Textos: “Carta Abierta: Apoyo de escritores, traductores, editores & periodistas a Editorial Pre-Textos”. http://clubdetraductoresliterariosdebaires.blogspot.com/2020/11/carta-abierta-louise-gluck-y-andrew.html?m=1

Marcos Díez. El Diario Montañés.
Andrew Wylie (Eva Becerra). Foire internationale du livre de Guadalajara (Mexique). 2016.

Louise Glück

Louise Glück (Katherine Wolkoff).

La maison d’édition espagnole indépendante de Valence Pre-Textos, dirigée par Manuel Borras, a publié sept recueils de poèmes de Louise Glück, Prix Nobel de Littérature 2020, en édition bilingue.

El iris salvaje 2006 (The Wild Iris 1992)
Ararat 2008. (Ararat 1990)
Las siete edades 2011 (The Seven Ages. 2001)
Averno 2011 (Averno 2006)
Vita nova 2014 (Vita Nova 1999)
Praderas 2017 (Meadowlands 1997)
Una vida de pueblo 2020 (A village life 2009)

“En français, la traduction de cette poétesse est restée jusqu’ici confidentielle, faute de parution en volume. Elle se limite à des revues spécialisées.” (Le Monde, 8/10/2020)

Poèmes (tirés de Descending Figure), traduction de Linda Orr et Claude Mouchard, Po&sie n° 34, 1985.
Huit poèmes (tirés du recueil Vita Nova), traduction de Raymond Farina, Po&sie, n° 90, Paris, 1999.
L’iris sauvage (quatre poèmes tirés de The Wild Iris), traduction de Nathalie De Biasi, Europe, n° 1009, mai 2013.
L’iris sauvage (The Wild Iris), traduction de Marie Olivier, Po&sie, n° 149-150, 2014
Jeanne d’Arc, Traduction de Marie Clerget pour les éditions Marcomir
Le Passé (The Past, tiré de Faithful and Virtuous Night, 2014)
Migrations nocturnes (The Night Migrations , tiré de Arverno, 2006)

Louise Glück Proofs and Theories 1994 Educación del poeta.

«La experiencia fundamental del escritor es la impotencia. Con esto no pretendo distinguir entre escribir y estar vivo: tan sólo corregir la fantasía de que el trabajo creativo es un registro continuo del triunfo de la voluntad, de que el escritor es alguien que tiene la buena suerte de hacer aquello que es capaz o desea hacer: imprimir, de forma segura y regular, su ser en una hoja de papel. Pero la escritura no es una decantación de la personalidad. Y la mayor parte de los escritores emplean buena parte de su tiempo en diversos tipos de tormento: queriendo escribir, siendo incapaces de hacerlo; queriendo escribir de un modo distinto, siendo incapaces de hacerlo. En el tiempo de una vida son muchos los años perdidos esperando la llegada de una sola idea. El único ejercicio real de voluntad es negativo: tenemos, hacia aquello que escribimos, derecho de veto».

«Los poemas no perduran como objetos, sino como presencias. Cuando lees algo que merece recordarse, liberas una voz humana: devuelves al mundo un espíritu compañero.
Yo leo poemas para escuchar esa voz. Escribo para hablar a aquellos a quienes he escuchado.»

Le coquelicot rouge

Le grand avantage
est de ne pas avoir
d’esprit. Des sentiments?
Oh, ça, j’en ai; ce sont eux
qui me gouvernent. J’ai
un seigneur au paradis
appelé le soleil, et je m’ouvre
à lui, lui montrant
le feu de mon propre cœur, feu
semblable à sa présence.
Que pourrait être une telle gloire
si ce n’est un cœur? Oh, mes frères et sœurs,
avez-vous un jour été comme moi, il y a longtemps,
avant que vous ne soyez humains? Vous êtes-
vous permis
de vous ouvrir une fois seulement, vous qui ne
vous ouvrirez jamais plus? Car en vérité,
je parle là
de la même façon que vous. C’est parce que
je suis détruit que
je parle.

L’iris sauvage. Traduction: Marie Olivier. 2014.

The Red Poppy

The great thing
is not having
a mind. Feelings:
oh, I have those; they
govern me. I have
a lord in heaven
called the sun, and open
for him, showing him
the fire of my own heart, fire
like his presence.
What could such glory be
if not a heart? Oh my brothers and sisters,
were you like me once, long ago,
before you were human? Did you
permit yourselves
to open once, who would never
open again? Because in truth
I am speaking now
the way you do. I speak
because I am shattered.

The Wild Iris, 1992.

La amapola roja

Gran cosa
carecer
de mente. Sentimientos:
oh sí; ellos
me gobiernan. Tengo
un señor en el cielo
llamado sol, y me abro
para él, le muestro
el fuego de mi propio corazón, fuego
igual que su presencia.
¿Qué podría ser tal gloria
sino un corazón? Oh hermanos y hermanas,
¿fueron como yo alguna vez, hace tiempo,
antes de ser humanos? ¿Se permitieron
abrirse una sola vez, ustedes
que nunca volverían a hacerlo? Porque en verdad
estoy hablando ahora
como lo hacen ustedes. Hablo
porque estoy destrozada.

El Iris Salvaje. Traduction de Eduardo Chirinos. Editorial Pre-Textos. 2006.

Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer (Angilbert Göbel) 1859. Kassel. Collection d’art d’État.

J’ai un peu de mal à suivre complètement ceux qui critiquent la rentrée littéraire. Cela fait longtemps pourtant que les nouveautés de l’édition française en septembre-octobre ne m’intéressent plus du tout, mais ce texte de Schopenhauer qui s’en prend à “l’écrivaillerie”, les “philosophastres” et les “poétastres” de son époque me paraît tout à fait réjouissant.

«Les journaux littéraires devraient être la digue opposée au gribouillage sans conscience de notre temps et au déluge de plus en plus envahissant des livres inutiles et mauvais. Grâce à un jugement incorruptible, juste et sévère, ils flagelleraient sans pitié chaque bousillage d’un intrus, chaque griffonnage à l’aide duquel le cerveau vide veut venir au secours de la bourse vide, c’est-à-dire au moins les neuf dixièmes des livres, et se mettraient ainsi en travers de l’écrivaillerie et de la filouterie, au lieu de les favoriser par leur infâme tolérance, qui pactise avec l’auteur et l’éditeur, pour voler au public son temps et son argent. En règle générale, les écrivains sont des professeurs ou des littérateurs qui, gagnant peu et étant mal payés, écrivent par besoin d’argent. Or, poursuivant un but commun, ils ont un intérêt commun à s’unir, à se soutenir réciproquement, et chacun chante à l’autre la même chanson. C’est la source de tous les comptes rendus élogieux de mauvais livres qui remplissent les journaux littéraires. Ceux-ci devraient donc porter comme épigraphe: «Vivre et laisser vivre!» (Et le public est assez simple pour lire le nouveau plutôt que le bon). En est-il un seul parmi eux qui puisse se vanter de n’avoir jamais loué l’écrivaillerie la plus nulle, jamais blâmé et ravalé l’excellent, ou, pour en détourner les regards, jamais présenté d’une manière astucieuse celui-ci comme insignifiant? En est-il un seul qui ait toujours fait le choix des extraits consciencieusement d’après l’importance des livres, et non d’après des recommandations de compères, des égards envers confrères, ou même sans que les éditeurs lui aient graissé la patte? Tous ceux qui ne sont pas novices, dès qu’ils voient un livre fortement loué ou blâmé, ne se reportent-ils pas aussitôt presque machinalement au nom de l’éditeur? S’il existait, au contraire, un journal littéraire comme celui que je réclame, la menace du pilori, qui attend infailliblement leur bousillage, paralyserait les doigts, qui lui démangent, de chaque mauvais écrivain, de chaque compilateur sans esprit, de chaque plagiaire des livres d’autrui, de chaque philosophastre creux, incapable et famélique, de chaque poétastre enflé de vanité; et ce serait vraiment pour le salut de la littérature, où le mauvais n’est pas seulement inutile, mais est positivement pernicieux. Or, la majeure partie des livres est mauvaise, et on n’aurait pas dû les écrire; en conséquence, l’éloge devrait être aussi rare que l’est actuellement le blâme, sous l’influence d’égards personnels et de la maxime: Accedas socius, laudes lauderis ut absens. On a absolument tort de vouloir transporter également à la littérature la tolérance qu’on doit nécessairement exercer dans la société, où partout ils grouillent, à l’égard des êtres stupides et sans cervelle. En littérature, ils sont d’éhontés intrus, et y rabaisser le mauvais, c’est un devoir envers le bon; car celui qui ne trouve rien mauvais, ne trouve non plus rien bon. D’une façon générale, la politesse, qui est la conséquence des rapports sociaux, est, en littérature, un élément étranger, souvent très nuisible; car elle exige qu’on fasse bon accueil au mauvais, en allant ainsi juste à l’encontre des fins de la science comme de celles de l’art. Il est vrai qu’un journal littéraire tel que je le réclame ne pourrait être rédigé que par des gens associant une honnêteté incorruptible à des connaissances rares et à une force de jugement plus rare encore. Aussi, l’Allemagne entière pourrait-elle au plus créer un seul journal pareil, qui constituerait alors un juste aréopage, et dont chaque membre serait choisi par tous les autres; tandis que, à présent, les journaux littéraires sont aux mains de corps universitaires, de coteries littéraires, en réalité peut-être même de libraires, qui les exploitent dans l’intérêt de leur commerce, et qu’ils rassemblent quelques mauvaises têtes coalisées contre le succès de ce qui est bon. Il n’y a nulle part plus d’improbité qu’en littérature, Gœthe l’a déjà dit.»

Parerga et Paralipomena. Écrivains et style. 1851.

Vicent Andrés Estellés

Statue de Vicent Andrés Estellés (Teresa Cháfer) . Burjassot (Communauté de Valence). Plaza Emilio Castelar.

Vicent Andrés Estellés est né le 4 septembre 1924 à Burjassot (Communauté de Valence). Il est issu d’un milieu modeste, ses parents sont boulangers. Son père, analphabète, veut que son fils étudie. Vicent Andrés Estellés fera des études de journalisme dans le Madrid de l’après-guerre.  Á partir de 1948, il collabore au journal Las Provincias, dont il deviendra le rédacteur en chef. Il est mort à Valence à 68 ans le 27 mars 1993. Ce poète espagnol, d’expression valencienne,  a été chanté par Ovidi Montllor, Maria del Mar Bonet, Raimon entre autres. D’après Joan Fuster, c’est « le meilleur poète valencien des trois derniers siècles, un nouvel Ausiàs March du XXe siècle ».

Els amants

La carn vol carn (Ausiàs March)

No hi havia a València dos amants com nosaltres.

Feroçment ens amàvem des del matí a la nit.
Tot ho recorde mentre vas estenent la roba.
Han passat anys, molts anys; han passat moltes coses.
De sobta encara em pren aquell vent o l’amor
i rodolem per terra entre abraços i besos.
No comprenem l’amor com un costum amable,
com un costum pacífic de compliment i teles.
Es desperta, de sobta, com un vell huracà,
i ens tomba en terra els dos, ens ajunta, ens empeny.
Jo desitjava, a voltes, un amor educat
i en marxa el tocadiscos, negligentment besant-te,
ara un muscle i després el peçó d’una orella.
El nostre amor és un amor brusc i salvatge,
i tenim l’enyorança amarga de la terra,
d’anar a rebolcons entre besos i arraps.
Què voleu que hi faça! Elemental, ja ho sé.
Ignorem el Petrarca i ignorem moltes coses.
Les Estances de Riba i les “Rimas” de Bécquer.
Després, tombats en terra de qualsevol manera,
comprenem que som bàrbars, i que això no deu ser,
que no estem en l’edat, i tot això i allò.

No hi havia a València dos amants com nosaltres,
car d’amants com nosaltres en són parits ben pocs

Llibre de les meravelles, 1956-58, publié en 1971.

Les amants

La chair convoite la chair (Ausiàs March)

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous.

Nous nous aimions férocement du matin au soir.
Je me souviens de tout cela pendant que tu étends le linge.
Des années ont passé, beaucoup d’années; il s’est passé beaucoup de choses.
Soudain aujourd’hui encore le vent de jadis ou l’amour m’envahissent
et nous roulons par terre dans l’étreinte et les baisers.
Nous n’entendons pas l’amour comme une coutume aimable,
comme une habitude pacifique faite d’obligations et de beau linge
( et que le chaste M. López-Picó nous en excuse ).
Il s’eveille en nous, soudain, comme un vieil ouragan,
et il nous fait tomber tous deux par terre, nous rapproche, nous pousse.
Je souhaitais, parfois, un amour bien poli
et le tourne-disques en marche, et moi qui t’embrasse négligemment,
d’abord l’épaule et ensuite le lobe d’une oreille.
Notre amour est un amour brusque et sauvage,
et nous avons la nostalgie amère de la terre,
de nous rouler dans les baisers et les coups d’ongles.
Que voulez-vous que j’y fasse. Elémentaire, je sais.
Nous ignorons Petrarque et nous ignorons beaucoup de choses.
Les Estances de Riba et les Rimas de Becquer.
Après affalés par terre n’importe comment,
rous comprenons que nous sommes des barbares, et que ce ne sont pas des manières,
que nous n’avons plus l’âge, et ceci et cela.

Il n’y avait pas à Valence deux amants comme nous,
Car des amants comme nous on n’en fait pas tous les jours.

Livres des merveilles. Beuvry. Maison de la Poésie Nord. Pas-de-Calais, 2004.

Poème publié aussi sur ce blog le 27 mars 2018.

Susette Gontard – Hölderlin

Susette Gontard (1768-1802) (Marguerite Soemmering).

Présentation par les Éditions Verdier:

Susette Gontard, la Diotima de Hölderlin.

Der Doppelgänger. Verdier.
Lettres, documents et poèmes
édités par Adolf Beck, traduits de l’allemand par Thomas Buffet. 192 p. 18,00 €. Parution : juin 2020.
Le 28 décembre 1795, le jeune poète Friedrich Hölderlin devient le précepteur des enfants de Jacob Friedrich Gontard, un riche banquier de Francfort. Très vite, Hölderlin tombe amoureux de l’épouse de son employeur, Susette Gontard. Friedrich a 25 ans, Susette 26.

L’idylle naissante entre le poète et la jeune femme sera favorisée par des circonstances exceptionnelles : à l’été 1796, les Français assiègent Francfort. Le banquier envoie sa femme, ses enfants et ses serviteurs près de Kassel pour les mettre à l’abri. Dès lors, Hölderlin et Susette Gontard nouent des liens d’une intensité exceptionnelle. Dans le roman qu’il est en train d’écrire, Hypérion, elle devient Diotima, du nom de la prêtresse de Mantinée dont Socrate rapporte l’enseignement sur l’amour dans Le Banquet de Platon.

En septembre 1798, une dispute éclate entre Hölderlin et Jacob Gontard, qui ne supporte plus les assiduités du jeune précepteur auprès de sa femme. Le poète quitte son emploi, mais reste secrètement en relation avec Diotima. Lorsqu’il apprendra sa mort, en 1802, son deuil insurmontable lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes avant de contribuer au déclin de ses facultés mentales, jusqu’à la crise de folie qui le conduit en clinique psychiatrique en 1806, avant son installation chez le menuisier Zimmer à Tübingen. Les lettres, poèmes et témoignages contenus dans ce livre ont fait sortir la Diotima de Hölderlin de l’ombre où l’avait maintenue l’histoire littéraire. Elle se révèle une figure éminemment attachante, pleinement digne de l’amour que lui portait le poète, et tout à fait consciente du génie de celui-ci.

«Le recueil que proposent les éditions Verdier est la traduction de l’ouvrage publié par Adolf Beck en 1980 chez lnsel Verlag, intitulé Hölderlins Diotima Susette Gontard, aujourd’hui épuisé. Il rassemble la correspondance du poète et de cette femme, Susette Gontard, dont il fut l’amant et qui lui inspira le personnage de Diotima, nom emprunté à la prêtresse de l’amour du Banquet platonicien. Il contient les lettres des deux amants, plus particulièrement celles de Susette, quelques poèmes et textes en prose d’Hölderlin. Certaines lettres avaient déjà été publiées en français (1) ; c’est une nouvelle traduction qui nous en est proposée. S’y a joutent des témoignages de première main sur la personnalité de Susette, sur sa relation avec le poète et le milieu social auquel elle appartenait.» (Jasques Henric, art press 479, juillet-août 2020.)

(1) Oeuvres. Lettres de Susette Gontard à Hölderlin en appendice à la Correspondance complète. Traduction de Denise Naville, Paris, Gallimard, 1948 (d’après l’édition des Hölderlins sämtliche Werke, Berlin 1943)

Hölderlin

Friedrich Hölderlin (Franz Karl Hiemer). 1792.

Friedrich Hölderlin (1770-1843) arrive à Bordeaux le 28 janvier 1802 au matin, après un voyage difficile (par Lyon, l’Auvergne, le Périgord). Il demande son chemin pour arriver jusqu’au domicile du consul de la république de Hambourg (37 allées de Tourny), Daniel Christophe Meyer, négociant en vins installé depuis vingt-sept ans à Bordeaux, marié à une française et propriétaire de vignobles à Blanquefort, dans le Médoc. Il doit servir de précepteur aux enfants du couple. Fatigué par de longues journées de marche, il traverse le pont sur la Garonne. Il aime ce fleuve et sa courbe, le port rempli de bateaux. Le vent sent le sel, la mer qu’il n’a jamais vue. Il est bien reçu par le consul en personne. On lui montre sa chambre. Le soir même, il écrit à sa mère: « Je suis presque trop magnifiquement logé.». L’instruction des cinq fillettes ne lui donne aucun mal, mais son caractère taciturne frappe les Meyer. Il se promène souvent sur les quais de la Garonne et accompagne les enfants au bord de l’océan. Il quitte de façon précipité la ville en mai 1802. Il aura passé cent deux jours en Aquitaine. On sait peu de choses de ce séjour, mais il a laissé un beau poème, Souvenir, et quelques allusions dans des esquisses.
Il décrit ainsi son état: «L’élément violent, le feu du ciel et le silence des hommes […] cela m’a saisi et, comme on le dit des héros, je peux dire de moi aussi qu’Apollon m’a frappé.» Il a probablement effectué à pied le voyage de retour à travers la France post-révolutionnaire. Il passe par la Vendée et Paris où il visite les Antiquités au Louvre. Un mois après son départ, il reparaît à Stuttgart, «blanc comme un mort, amaigri, avec de grands yeux creux et le regard égaré, la barbe et le cheveu longs, vêtu comme un mendiant». En passant par Francfort, il y a appris la mort le 22 juin 1802 de sa muse Susette Gontard (1769-1802), épouse d’un banquier d’origine grenobloise et huguenote, Jacob Gontard. Hölderlin l’a célébrée sous le nom de Diotima dans le roman épistolaire Hypérion ou l’Ermite de Grèce (1797-99). «C’est un terrible mystère qu’un être pareil soit destiné à mourir».
Les critiques datent l’éclosion de la «folie» du poète du retour de Bordeaux. Son état de santé se dégrade de plus en plus. Il est interné le 11 septembre 1806 de force en clinique à Tübingen. Il échappe à cet enfer le 3 mai 1807, et devient pendant trente-six ans le pensionnaire du menuisier Ernst Zimmer, grand lecteur d’Hypérion, au premier étage d’une tour de Tübingen qui domine le Neckar. Hölderlin rédige encore des poèmes portant principalement sur le cycle naturel des saisons. Il meurt à 73 ans le 7 juin 1843 vers onze heures du soir. Il est enterré au cimetière de Tübingen.

Souvenir

Le vent du Nord-Est se lève,
De tous les vents mon préféré
Parce qu’il promet aux marins
Haleine ardente et traversée heureuse.
Pars donc et porte mon salut
A la belle Garonne
Et aux jardins de Bordeaux, là-bas
Où le sentier sur la rive abrupte
S’allonge, où le ruisseau profondément
Choit dans le fleuve, mais au-dessus
Regarde au loin un noble couple
De chênes et de trembles d’argent.

Je m’en souviens encore, et je revois
Ces larges cimes que penche
Sur le moulin la forêt d’ormes,
Mais dans la cour, c’est un figuier qui croît.
Là vont aux jours de fête
Les femmes brunes
Sur le sol doux comme une soie,
Au temps de Mars,
Quand la nuit et le jour sont de même longueur,
Quand sur les lents sentiers
Avec son faix léger de rêves,
Brillants, glisse le bercement des brises.

Ah! qu’on me tende,
Gorgée de sa sombre lumière,
La coupe odorante
Qui me donnera le repos! Oh, la douceur
D’un assoupissement parmi les ombres!
Il n’est pas bon
De n’avoir dans l’âme nulle périssable
Pensée, et cependant
Un entretien, c’est chose bonne, et de dire
Ce que pense le cœur, d’entendre longuement parler
Des journées de l’amour
Et des grands faits qui s’accomplissent.

Mais où sont-ils ceux que j’aimai? Bellarmin
Avec son compagnon? Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. Eux,
Pareils à des peintres, assemblent
Les beautés de la terre, et ne dédaignent
Point la Guerre ailée, ni
Pour des ans, de vivre solitaires
Sous le mât sans feuillage, aux lieux où ne trouent point
La nuit
De leurs éclats les fêtes de la ville,
Les musiques et les danses du pays.

Mais vers les Indes à cette heure
Ils sont partis, ayant quitté
Là-bas, livrée aux vents, la pointe extrême
Des montagnes de raisin d’où la Dordogne
Descend, où débouchent le fleuve et la royale
Garonne, larges comme la mer, leurs eaux unies.
La mer enlève et rend la mémoire, l’amour
De ses yeux jamais las fixe et contemple,
Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure.

Que mille rivières bercent tes gestes.

Oeuvres. Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade. Édition sous la direction de Philippe Jaccottet. 1967. Traduction: Gustave Roud.

Tübingen, La tour de Hölderlin sur les bords du Neckar.

Fernando Pessoa – Mário de Sá-Carneiro

Fernando Pessoa (Júlio Pomar), 1985.

Cette lettre figure en tête du Livre de l’intranquillité (Édition intégrale. Christian Bourgois éditeur. 1999). Mário Sá-Carneiro, poète et écrivain portugais, a vécu à Paris de 1912 à 1916. Ce grand ami de Fernando Pessoa s’est suicidé le 26 avril, à l’âge de 26 ans dans un hôtel du IX ème arrondissement, 29 rue Victor-Massé. C’est de là qu’il communiquait à ses amis les nouveautés produites par les mouvements artistiques de l’avant-garde européenne. Il s’est donné la mort près d’un mois après avoir annoncé son suicide dans une lettre à Fernando Pessoa.

Lettre à Mário de Sá-Carneiro

« 14 mars 1916
Je vous écris aujourd’hui poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci- que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’est pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
En ces jours de l’âme comme celui que je vis aujourd’hui, je sens, avec toute la conscience de mon corps, combien je suis l’enfant douloureux malmené par la vie. On m’a mis dans un coin, d’où j’entends les autres jouer. Je sens dans mes mains le jouet cassé qu’on m’a donné, ironiquement, un jouet de fer-blanc. Aujourd’hui 14 mars, à neuf heures dix du soir, voilà toute la saveur, voilà toute la valeur de ma vie.
Dans le jardin que j’aperçois, par les fenêtres silencieuses de mon incarcération, on a lancé toutes les balançoires par-dessus les branches, d’où elles pendent maintenant ; elles sont enroulées tout là-haut; ainsi l’idée d’une fuite imaginaire ne peut même pas s’aider des balançoires, pour me faire passer le temps.
Tel est plus ou moins, mais sans style, mon état d’âme en ce moment. Je suis comme la Veilleuse du Marin, les yeux me brûlent d’avoir pensé à pleurer. La vie me fait mal à petit bruit, à petites gorgées, par les interstices. Tout cela est imprimé en caractères tout petits, dans un livre dont la brochure se défait déjà.
Si ce n’était à vous, mon ami, que j’écris en ce moment, il me faudrait jurer que cette lettre est sincère, et que toutes ces choses, reliées hystériquement entre elles, sont sorties spontanément de ce que je me sens vivre. Mais vous sentirez bien que cette tragédie irreprésentable est d’une réalité à couper au couteau – toute pleine d’ici et de maintenant, et qu’elle se passe dans mon âme comme le vert monte dans les feuilles.
Voilà pourquoi le Prince ne régna point. Cette phrase est totalement absurde. Mais je sens en ce moment que les phrases absurdes donnent une envie de pleurer.
Il se peut fort bien, si je ne mets pas demain cette lettre au courrier, que je la relise et que je m’attarde à la recopier à la machine pour inclure certains de ses traits et de ses expressions dans mon Livre de l’intranquillité. Mais cela n’enlèvera rien à la sincérité avec laquelle je l’écris, ni à la douloureuse inévitabilité avec laquelle je la ressens.
Voilà donc les dernières nouvelles. Il y a aussi l’état de la guerre avec l’Allemagne, mais déjà bien avant cela, la douleur faisait souffrir. De l’autre côté de la vie, ce doit être la légende d’une caricature quelconque.
Cela n’est pas vraiment la folie, mais la folie doit se procurer un abandon à cela même dont on souffre, un plaisir, astucieusement savouré, des cahots de l’âme- peu différents de ceux que j’éprouve maintenant.
Sentir- de quelle couleur cela peut-il être?
Je vous serre contre moi mille et mille fois, vôtre, toujours vôtre.
Fernando Pessoa
PS: J’ai écrit cette lettre d’un seul jet. En la relisant, je vois que, décidément, je la recopierai demain avant de vous l’envoyer. J’ai bien rarement décrit aussi complètement mon psychisme, avec toutes ses facettes affectives et intellectuelles, avec toute son hystéro-neurasthénie fondamentale, avec tous ces carrefours et intersections dans la conscience de soi-même qui sont sa caractéristique si marquante…
Vous trouvez que j’ai raison, n’est-ce pas?»
(Traduction: Françoise Laye).

[Carta a Mário de Sá-Carneiro – 14 Mar. 1916]
Lisboa, 14 de Março de 1916
Meu querido Sá-Carneiro:
Escrevo-lhe hoje por uma necessidade sentimental — uma ânsia aflita de falar consigo. Como de aqui se depreende, eu nada tenho a dizer-lhe. Só isto — que estou hoje no fundo de uma depressão sem fundo. O absurdo da frase falará por mim.
Estou num daqueles dias em que nunca tive futuro. Há só um presente imóvel com um muro de angústia em torno. A margem de lá do rio nunca, enquanto é a de lá, é a de cá, e é esta a razão intima de todo o meu sofrimento. Há barcos para muitos portos, mas nenhum para a vida não doer, nem há desembarque onde se esqueça. Tudo isto aconteceu há muito tempo, mas a minha mágoa é mais antiga.
Em dias da alma como hoje eu sinto bem, em toda a consciência do meu corpo, que sou a criança triste em quem a vida bateu. Puseram-me a um canto de onde se ouve brincar. Sinto nas mãos o brinquedo partido que me deram por uma ironia de lata. Hoje, dia catorze de Marco, às nove horas e dez da noite, a minha vida sabe a valer isto.
No jardim que entrevejo pelas janelas caladas do meu sequestro, atiraram com todos os balouços para cima dos ramos de onde pendem; estão enrolados muito alto, e assim nem a ideia de mim fugido pode, na minha imaginação, ter balouços para esquecer a hora.
Pouco mais ou menos isto, mas sem estilo, é o meu estado de alma neste momento. Como à veladora do «Marinheiro» ardem-me os olhos, de ter pensado em chorar. Dói-me a vida aos poucos, a goles, por interstícios. Tudo isto está impresso em tipo muito pequeno num livro com a brochura a descoser-se.
Se eu não estivesse escrevendo a você, teria que lhe jurar que esta carta é sincera, e que as cousas de nexo histérico que aí vão saíram espontâneas do que sinto. Mas você sentirá bem que esta tragédia irrepresentável é de uma realidade de cabide ou de chávena — cheia de aqui e de agora, e passando-se na minha alma como o verde nas folhas.
Foi por isto que o Príncipe não reinou. Esta frase é inteiramente absurda. Mas neste momento sinto que as frases absurdas dão uma grande vontade de chorar. Pode ser que se não deitar hoje esta carta no correio amanhã, relendo-a, me demore a copiá-la à máquina, para inserir frases e esgares dela no «Livro do Desassossego». Mas isso nada roubará à sinceridade com que a escrevo, nem à dolorosa inevitabilidade com que a sinto.
As últimas notícias são estas. Há também o estado de guerra com a Alemanha, mas já antes disso a dor fazia sofrer. Do outro lado da Vida, isto deve ser a legenda duma caricatura casual.
Isto não é bem a loucura, mas a loucura deve dar um abandono ao com que se sofre, um gozo astucioso dos solavancos da alma, não muito diferentes destes.
De que cor será sentir?
Milhares de abraços do seu, sempre muito seu
Fernando Pessoa
P. S. — Escrevi esta carta de um jacto. Relendo-a, vejo que, decididamente, a copiarei amanhã, antes de lha mandar. Poucas vezes tenho tão completamente escrito o meu psiquismo, com todas as suas atitudes sentimentais e intelectuais, com toda a sua histeroneurastenia fundamental, com todas aquelas intersecções e esquinas na consciência de si próprio que dele são tão características…
Você acha-me razão, não é verdade?
14-3-1916
Escritos Íntimos, Cartas e Páginas Autobiográficas.

Emily Dickinson

Dans La Planche de vivre, recueil publié en édition bilingue chez Gallimard en 1981, René Char et Tina Jolas ont choisi et traduit des poèmes de la littérature de temps et de pays divers. On y trouve trois poèmes d’Emily Dickinson: Mien…, On ne brise pas le coeur, Ma barque…

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Mine – by the Right of the White Election!
Mine – by the Royal Seal!
Mine – by the sign in the Scarlet prison –
Bars – cannot conceal!

Mine – here – in Vision – and in Veto!
Mine – by the Grave’s Repeal –
Titled – Confirmed –
Delirious Charter!
Mine – long as Ages steal!

Mien – par le Droit de la Blanche Élection!
Mien – par le Sceau Royal!
Mien – par le signe de la prison Écarlate –
Que les Barreaux – ne peuvent dissimuler!

Mien – ici – par Vision- et par Veto!
Mien – par la Révocation de la Tombe –
Mon Titre – Confirmé –
Mon Statut, du Délire!
Mien – pour les Siècles des Siècles!

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction: Françoise Delphy.

Mien en vertu de la blanche élection!
Mien par sceau royal!
Mien par le signe dans l’écarlate prison
Que les Barreaux ne peuvent dissimuler!

Mien, ici dans la vision et l’interdit!
Mien titré, confirmé
Par la révocation du tombeau, -délirant privilège!
Mien, et vont les ans!

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

33

Whether my bark went down at sea –
Whether she met with gales –
Whether to isles enchanted
She bent her docile sails –

By what mystic mooring
She is held today –
This is the errand of the eye
Out upon the Bay.

Ma barque a-t-elle fait naufrage –
A-t-elle rencontré des tempêtes –
Vers des îles enchantées
A-t-elle dirigé ses voiles dociles –

Quel est le mouillage mystique
Qui la retient aujourd’hui –
C’est la mission de l’oeil
Qui scrute la Baie

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

Ma barque s’est-elle brisée en mer,
Crie-t-elle sa peur sous le vent,
Ou docile a-t-elle hissé sa voile,
Pour des îles enchantées ;

A quel mystique mouillage
Est-elle aujourd’hui retenue, –
Çà c’est affaire de regard
Là-bas au loin sur la baie.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

1349

Not with a club the heart is broken,
Nor with a stone;
A whip, so small you could not see it,
I ’ve known
To lash the magic creature
Till it fell,
Yet that whip’s name too noble
Then to tell.
Magnanimous of bird
By boy descried,
To sing unto the stone
Of which it died.
Shame need not crouch
In such an Earth as Our’s –
Shame -stand erect –
The Universe is your’s.

1874.

Ce n’est pas avec un Gourdin, qu’on nous brise le Coeur
Ni avec une Pierre –
Mais un Fouet si petit qu’il en est invisible
Je l’ai vu

Cingler la Créature magique
Jusqu’à ce qu’elle tombe,
Pourtant, le Nom de ce Fouet
Elle est trop noble pour le dévoiler.

Magnanime comme l’Oiseau
Aperçu par un Garçon –
Qui chantait pour la Pierre
Qui venait de le tuer –

La Honte n’a pas à se tapir
Sur une Terre telle que la Nôtre –
Honte – redresse-toi –
L’Univers t’appartient.

Poésies complètes. Flammarion 2009. Traduction Françoise Delphy.

On ne brise pas le cœur avec un gourdin,
Non plus qu’avec une pierre ;
Un fouet, éclair minime,
Je l’ai vu

Cingler l’être magique
Jusqu’à ce qu’il tombe ;
Trop noble pourtant, pour dire
De ce fouet le nom.

Magnanime est l’oiseau,
Surpris par l’enfant,
Qui chante la pierre
Dont il meurt.

La planche de vivre (Poésie/Gallimard, 1995) Traduit par René Char et Tina Jolas.

Tombe d’Emily Dickinson. Amherst (Massachusetts). Cimetière de l’Ouest.

Notice sur la poétesse américaine dans cette anthologie. Emily Dickinson, 1830-1886. Née à Amherst, petite ville universitaire du Massachusetts, d’un père avocat. Dès sa jeunesse: une solitaire, qui se séquestre au fil des ans, ainsi la décrit l’essayiste Higginson, l’un de ses rares correspondants et visiteurs (il ne l’a rencontrée que deux fois): “Une recluse par tempérament et habitude qui passait littéralement des années sans mettre le pied dehors, et d’autres années sans outrepasser les limites du jardin de son père; elle dissimulait ordinairement son esprit comme sa personne à tous, hors quelques rares amis, et c’est avec la plus grande difficulté qu’elle se laissa persuader de publier de son vivant trois ou quatre poèmes.”