Je choisis un autre poème tiré de l’anthologie des poètes européens du XX ème siècle, un poème de Giuseppe Ungaretti.
Philippe Jaccottet. D’autres astres, plus loin, épars. Poètes européens du XX ème siècle. Domaine étranger. La Dogana, Genève, octobre 2005.
Philippe Jaccottet et Giuseppe Ungaretti se rencontrent pour la première fois en septembre 1946 à Rome. ils ont 37 ans de différence d’âge. Leur correspondance sera pourtant abondante. (Philippe Jaccottet, Giuseppe Ungaretti, Correspondance 1946-1970. Gallimard, « Les Cahiers de la NRF », 2008). Philippe Jaccottet sera un des traducteurs du poète italien. Avant la Première Guerre mondiale, Giuseppe Ungaretti a étudié deux ans à la Sorbonne, et, y étant retourné, a connu Jeanne Dupoix, qui est devenue sa femme en 1920. Il parle le français presque sans accent et l’écrit couramment. Les deux poètes qui sont de générations différentes sont deux ” passeurs “. Ungaretti est traducteur de Shakespeare, Góngora, Racine, Blake, Mallarmé, Saint-John Perse, notamment.
Nostalgia
Quando la notte è a svanire poco prima di primavera e di rado qualcuno passa
Su Parigi s’addensa un oscuro colore di pianto
In un canto di ponte contemplo l’illimitato silenzio di una ragazza tenue
Le nostre malattie si fondono
E come portati via si rimane.
Locvizza il 28 settembre 1916.
Vita di un uomo, Tutte e poesie.
Nostalgie
Quand la nuit est au point de finir au temps que le printemps est proche et que rarement quelqu’un passe
Sur Paris se condense une obscure couleur de larme
Au coin d’un pont je contemple le silence sans limite d’une fille ténue
Nos deux maladies se confondent
Et comme emportés on demeure
Locvizza, 28 septembre 1916.
Vie d’un homme. Poésie, 1914-1970. NRF Poésie / Éditions de Minuit – Gallimard, 1973. Traduction Jean Lescure. Poésie/Gallimard n°147, 1981.
Plaque 5 rue des Carmes (Paris, V) où a vécu Giuseppe Ungaretti.
Portrait de Cesare Pavese (1908-1950) (Alessandro Lonati).
L’étoile du matin
La mer est encore sombre, les étoiles vacillent quand l’homme seul se lève. Une tiédeur d’haleine s’élève de la rive, où la mer a son lit, et apaise le souffle. C’est l’heure maintenant où rien ne peut arriver. La pipe elle-même pend entre les dents, éteinte. L’eau murmure tranquille, nocturne. L’homme seul a déjà allumé un grand feu de branchages et regarde le sol qui rougeoie. Bientôt la mer sera elle aussi comme le feu, flamboyante.
Il n’est chose plus amère que l’aube d’un jour où rien n’arrivera. Il n’est chose plus amère que l’inutilité. Lasse dans le ciel, pend une étoile verdâtre que l’aube a surprise. Elle voit la mer sombre et la tache de feu et près d’elle, pour faire quelque chose, l’homme qui se réchauffe ; elle voit, puis tombe de sommeil entre les monts obscurs où est un lit de neige. L’heure qui passe lente est sans pitié pour ceux qui n’attendent plus rien.
Est-ce la peine que le soleil surgisse de la mer et que commence la longue journée ? Demain reviendront l’aube tiède, la lumière diaphane, et ce sera comme hier, jamais rien n’arrivera. L’homme seul ne voudrait que dormir. Quand la dernière étoile s’est éteinte dans le ciel, lentement l’homme bourre sa pipe et l’allume.
Poésies (Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes yeux). 1969. NRF Poésie/Gallimard n°128. Traduction : Gilles de Van. 1979.
Lo stedazzu
L’uomo solo si leva che il mare e ancor buio e le stelle vacillano. Un tepore di fiato sale su dalla riva, dov’è il letto del mare, e addolcisce il respiro. Quest’è l’ora in cui nulla può accadere. Perfino la pipa tra i denti pende spenta. Notturno è il sommesso sciacquio. L’uomo solo ha già acceso un gran fuoco di rami e lo guarda arrossare il terreno. Anche il mare tra non molto sarà come il fuoco, avvampante.
Non c’è cosa più amara che l’alba di un giorno in cui nulla accadrà. Non c’è cosa più amara che l’inutilità. Pende stanca nel cielo una stella verdognola, sorpresa dall’alba. Vede il mare ancor buio e la macchia di fuoco a cui l’uomo, per fare qualcosa, si scalda; vede, e cade dal sonno tra le fosche montagne dov’è un letto di neve. La lentezza dell’ora è spietata, per chi non aspetta più nulla.
Val la pena che il sole si levi dal mare e la lunga giornata cominci? Domani tornerà l’alba tiepida con la diafana luce e sarà come ieri e mai nulla accadrà. L’uomo solo vorrebbe soltanto dormire. Quando l’ultima stella si spegne nel cielo, l’uomo adagio prepara la pipa e l’accende.
Lavorare stanca. Florence, Solaria, 1936.
Poème écrit au cours de l’hiver 1935. Cesare Pavese est arrêté le 15 mai 1935 pour activités antifascistes. Il est exclu du parti national fasciste et relégué en Calabre à Brancaleone, petit village au bord de la mer Ionenne du 4 août 1935 au 15 mars 1936. Italo Calvino, dans son introduction à l’œuvre ( Introduzione, Poesie edite e inedite. Einaudi, Torino, 1962) dit que pour comprendre le titre du recueil il faut avoir lu I Sansôssí d’Augusto Monti : « I sansôssí (graphie piémontaise pour « sans-soucì ») est le titre d’un roman d’Augusto Monti ( professeur de lycée de Pavese et son premier maître en littérature et ami ). Monti oppose ( sentant le charme de l’une et de l’autre ) la vertu du piémontais sansossì ( faite d’insouciance et d’inconscience juvénile ) à la vertu du piémontais ferme, stoïque, travailleur et taciturne. Le premier Pavese ( ou peut-être tout Pavese ) se situe lui aussi entre ces deux bornes : il ne faut pas oublier que l’un de ses premiers auteurs est Walt Whitman, exaltateur et du travail et de la vie vagabonde. Le titre Travailler fatigue sera précisément la version pavésienne de l’antithèse d’Augusto Monti (et de Whitman), mais sans gaieté, avec les tourments de celui qui ne s’intègre pas : jeune garçon dans le monde des adultes, sans métier dans le monde de ceux qui travaillent, sans femme dans le monde de l’amour et des familles, sans armes dans le monde des luttes politiques et des devoirs civils ».
On célèbre en Espagne le centenaire de la naissance du grand poète valencien
Vicent Andrés Estellés est né le 4 septembre 1924 à Burjassot (Communauté de Valence). Il est issu d’un milieu modeste. Ses parents sont boulangers. Son père, analphabète, veut que son fils étudie. Vicent Andrés Estellés fera des études de journalisme dans le Madrid de l’après-guerre. Á partir de 1948, il collabore au journal Las Provincias, dont il deviendra le rédacteur en chef. Il est mort à Valence à 68 ans le 27 mars 1993 après une longue maladie dégénérative. Ce poète espagnol, d’expression valencienne, a été chanté par Ovidi Montllor, Maria del Mar Bonet, Raimon entre autres. D’après Joan Fuster, c’est « le meilleur poète valencien des trois derniers siècles, un nouvel Ausiàs March du XXe siècle ».
Cant de Vicent (Vicent Andrés Estellés)
…a unes tres milles de la mar, a la banda occidental del riu Guadalaviar, sobre el qual hi ha cinc ponts…
Sir John Talbot Dillon
Pense que ha arribat l’hora del teu cant a València. Temies el moment. Confessa-t’ho: temies. Temies el moment del teu cant a València. La volies cantar sense solemnitat, sense Mediterrani, sense grecs ni llatins, sense picapedrers i sense obra de moro. Lavolies cantar d’una manera humil, amb castedat diríem. Veies el cant: creixia. Lentament el miraves créixer com un crepuscle. Arribava la nit , no escrivies el cant. Més avant, altre dia, potser quan m’haja mort. Potser en el moment de la Ressurecció de la Carn. Tot pot ser. Més avant, si de cas. I el tema de València tornava, i se n’anava entre les teues coses, entre les teues síl·labes, aquells moments d’amor i aquells moments de pena, tota la teua vida — sinó tota la vida, allò que tu saps de fonamental en ella — anava per València, pels carrers de València. Modestaments diries el nom d’algun carrer, Pelayo, Gil i Morte…Amb quina intensitat els dius, els anomenes, els escrius! Un poc més, i ja tindries tota València. Per a tu, València és molt poc més. Tan íntima i calenta, tan crescuda i dolguda, i estimada també! Els carrers que creuava una lenta parella, els llargs itineraris d’aquells duies sense un cèntim a la butxaca, algun antic café, aquella lleteria de Sant Vicent de fora… La casa que estrenàveu en estrenar la vida definitivament, l’alegre veïnat. l metge que buscàveu una nit a deshora, la farmàcia de guàrdia. Ah, València, València! El naixement d’un fill, el poal ple de sang. aquell sol matiner, les Torres dels Serrans amb aquell breu color inicial de geranis. Veus, des del menjador, per la finestra oberta, Benimaclet ací, enllà veus Alboraia, escoltes des del llit les sirenes del port. De bon matí arribaven els lents carros de l’horta. Els xiquets van a l’escola. S’escolta la campana veïna de l’església. El treball, el tenaç amor a les paraules que ara escrius i has dit sempre, des que et varen parir un dia a Burjassot: com mamares la llet vares mamar l’idioma, dit siga castament i amb perdó de la taula. Ah, València, València! Podria dir ben bé: Ah, tu, Val`ncia meua! Perquè evoque la meua València. O evoque la València de tots, de tots els vius i els morts, de tots els valenciants? Deixa-ho anar. No et poses solemne. Deixa l’èmfasi. L’èmfasi ens ha perdut freqüentment els indígines. Més avant escriuràs el teu cant a València.
Franz Kafka (Andy Warhol). 1980. New York, Whitney Museum of American Art.
” Ein Buch muss die Axt sein für das gefrorene Meer in uns. “
” Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. “
Phrase célèbre que l’on trouve dans la correspondance de Franz Kafka. L’ordre des mots est important : c’est en nous que la mer est gelée.
Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition de Claude David. 1984.
” Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que les livres qui nous mordent et nous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livres, et des livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur en écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, condamnés à vivre dans les forêts loin de tous les hommes, comme un suicide – un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. “
Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022. Traduction : Laure Bernardi.
« Je pense que l’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent ou qui vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, pourquoi le lisons-nous donc ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris? Mon Dieu, heureux, nous le serions aussi bien si nous n’avions pas de livres, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions s’il le fallait les écrire nous-mêmes. Mais nous avons besoin de livres qui ont sur nous l’effet d’un malheur qui nous fait beaucoup souffrir, comme la mort de quelqu’un que nous aimions davantage que nous, comme si nous étions rejetés dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide, un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Voilà ce que je crois. »
Répertoire des correspondants de Franz Kafka. Œuvres complètes. Tome III. NRF. Bibliothèque de La Pléiade. Édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre. 2022.
Oskar Pollak (Prague, 5 septembre 1883 – bataille de l’Isonzo, dans le Frioul, 11 juin 1915) fut un camarade de classe de Kafka au lycée. Après avoir commencé des études de chimie, comme Kafka, il opta pour la philosophie et l’archéologie, et enfin pour l’histoire de l’art à l’université de Prague. Une amitié très forte liait les deux hommes, qui entretinrent une correspondance importante entre 1902 et 1904. il fut nommé pour l’année 1903-1904, rapporteur pour l’art de la section littéraire de la Lese- und Redehalle der deutschen in Prag (Salle de lecture des étudiants allemands de Prague, mais à l’automne de 1903, il prit le poste de précepteur privé du château Oberstudenetz, près de Zdiretz. Kafka assura alors sa succession à la Lee- und Redehalle. En 1907, il soutint une thèse de doctorat sur les sculpteurs baroques Johann et Ferdinand Maximilian Brockhoff, et se maria à Prague avec hedwig eisner. Il est l’auteur de nombreux articles sur l’art de la renaissance et de l’âge baroque, et obtint très tôt un poste d’assistant puis de maître de conférences (Privatdocent) à l’université de Vienne. Nommé à l’Institut historique autrichien de Rome, il s’installa avec son épouse en italie. Au déclenchement de la Première Guerre mondiale, il se porta volontaire pour combattre au front.
Nous avons vu hier un film soporifique de Víctor Iriarte : Dos madres (titre original : Sobre todo la noche). 2023. 1h50. Scénario : Isa Campo, Andrea Queralt, Víctor Iriarte. Interprètes : Lola Dueñas, Ana Torrent, Manuel Egozkue.
Résumé : Véra (Lola Dueñas) a été séparée de son bébé le jour de l’accouchement. Elle pense qu’il est vivant et a tout essayé pour le retrouver. Son dossier a disparu. Elle se heurte au silence de l’administration. Elle bascule alors dans l’illégalité pour obtenir les informations qu’elle recherche. Elle retrouve la trace de son fils, Egoz (Manuel Egozkue), désormais jeune adulte, adopté par Cora (Ana Torrent), elle aussi victime du système.
Le premier long métrage de Víctor Iriarte (né en 1976) a une grande ambition, politique et esthétique. Il rate son coup. Il veut mêler le thriller d’espionnage, le roman épistolaire et le carnet de voyage. Ses maniérismes occultent le propos politique annoncé d’emblée.
L’Espagne a retrouvé la démocratie, mais n’a pas soldé l’ héritage de la dictature. Sous le régime franquiste, près de 300 000 nourrissons, déclarés mort-nés, ont été subtilisés aux mères espagnoles pour faire l’objet d’un commerce (chiffres avancés par les associations). Ces pratiques étaient justifiées alors par les théories délirantes du psychiatre Antonio Vallejo-Nájera (1889-1960), un proche du dictateur. Avec la complicité des institutions médicale et religieuse, ce trafic d’enfants a perduré après la mort de Franco, jusque dans les années 1980, pour des raisons lucratives. « Nous avions déjà exposé dans d’autres travaux l’idée des relations intimes entre le marxisme et l’infériorité mentale… La vérification de nos hypothèses à une transcendance politico-sociale énorme, car, si comme nous le pensons, les militants marxistes sont de préférence des psychopathes antisociaux, la ségrégation totale de ces sujets dès l’enfance pourrait libérer la société d’une plaie si terrible. » (Antonio Vallejo-Nájera).
On peut voir le documentaire Els nens perduts del franquisme (Los niños perdidos del franquismo) (2002) de Montserrat Armengou y Ricard Belis.
L’« association nationale des victimes d’adoptions illégales » — Anadir — , fondée par Juan Luis Moreno et Antonio Barroso, défend les intérêts des victimes.
D’autre part, selon la Asociación para la Recuperación de la Memoria Histórica (ARMH), 114 000 personnes, victimes de la répression franquiste, sont encore portées disparues.
Je retiens de ce film un fado et le titre original qui fait référence à un beau poème de Álvaro de Campos, un des 70 hétéronymes créés par Fernado Pessoa.
Portrait de Fernando Pessoa (Julio Pomar). 1983. Centro de Arte Moderna de Brito.
Sim, é claro, O Universo é negro, sobretudo de noite. Mas eu sou como toda a gente, Não tenha eu dores de dentes nem calos e as outras dores passam. Com as outras dores fazem-se versos. Com as que doem, grita-se.
A constituição íntima da poesia Ajuda muito… (Como analgésico serve para as dores da alma, que são fracas…) Deixem-me dormir.
3 juillet 1930
Álvaro de Campos – Livro de Versos. Fernando Pessoa. (Edição crítica. Introdução, transcrição, organização e notas de Teresa Rita Lopes.) Lisboa: Estampa, 1993.
(Fernando Pessoa)
Oui, c’est évident, L’Univers est noir, surtout la nuit. Mais moi je suis comme tout le monde. Pourvu que je n’aie ni mal aux dents ni cor aux pieds, les autres douleurs passent. Avec les autres douleurs on fait des vers. Avec celles qui font mal, on crie.
L’intime constitution de la poésie Est une aide énorme… (Elle sert d’analgésique pour les douleurs de l’âme, qui sont faibles…) laissez-moi dormir.
Álvaro de Campos, Derniers poèmes. Traduction Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Câmara Manuel. Christian Bourgois Éditeur, 2001.
Walt Whitman est né le 31 mai 1819. L’influence du grand poète lyrique américain sur la poésie en langue espagnole a été très grande, d’abord à travers Rubén Darío, le fondateur du mouvement littéraire moderniste. On la retrouve aussi chez Miguel de Unamuno, Jorge Luis Borges, Federico García Lorca, Luis Cernuda, Miguel Hernández. Walt Whitman a été traduit en espagnol dès 1926 par le poète León Felipe (1884-1968) et publié dans la Revista de Occidente, la revue de José Ortega y Gasset. León Felipe avait découvert Whitman vers 1923-1924 alors qu’il vivait à New York. Canto a mí mismo (la traduction de León Felipe de Song of myself de Walt Whitman) a été publié par Losada à Buenos Aires en 1941.
Monument à León Felipe (Hipólito Pérez Calvo 1936-2009) à Tábara (Province de Zamora, Castilla y León), son village natal. 2000.
Jorge Luis Borges a traduit en 1969 Leaves of Grass de Walt Whitman (1855 – Hojas de hierba. Publication : Editorial Lumen, Barcelona, 1972– Feuilles d’herbe). Il a écrit aussi un poème à la mémoire du poète américain : Camden 1892. Le titre fait référence à la ville du New Jersey où est mort Whitman ainsi qu’à l’année de son décès.
Camden, 1892
El olor del café y de los periódicos. El domingo y su tedio. La mañana y en la entrevista página esa vana publicación de versos alegóricos
de un colega feliz. El hombre viejo está postrado y blanco en su decente habitación de pobre. Ociosamente mira su cara en el cansado espejo.
Piensa, ya sin asombro, que esa cara es él. La distraída mano toca la turbia barba y la saqueada boca.
No está lejos el fin. Su voz declara: Casi no soy, pero mis versos ritman la vida y su esplendor. Yo fui Walt Whitman.
El otro, el mismo. Emecé, 1964.
Camden, 1892
Cette odeur des journaux et du café. Le dimanche, son ennui. Le matin Et la page entrevue avec les vains Poèmes allégoriques publiés
Par ce collègue en vue. Blanchi par l’âge L’homme est là prostré dans son logement Décent et pauvre. Avec désoeuvrement, Sur le miroir, il fixe son visage.
Il pense sans surprise que c’est lui Ce visage. Sa main distraite touche, En vrac sa barbe et, dévastée, sa bouche.
Sa fin n’est pas très loin. Et sa voix dit : Je ne suis presque plus, mais mes vers trament La vie et sa splendeur. Moi, Walt Whitman.
Je lis et relis les poèmes de Primo Levi, publiés dans le recueil À une heure incertaine. (Traduction Louis Bonalumi. Préface de Jorge Semprún. Gallimard, Collection Arcades n° 53, 1997.) Ils sont directs, anti-hermétiques et anti-lyriques. « Écrire, c’est transmettre ; que dire, si le message est codé et si personne n’en connaît la clef ? », affirmait Primo Levi. J’en ai choisi trois pour ce blog.
Si c’est un homme (Shemà)
Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui pour un non. Considérez si c’est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu’à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N’oubliez pas que cela fut, Non, ne l’oubliez pas: Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant; Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s’écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous.
10 janvier 1946.
Poème liminaire de Si c’est un homme. Julliard, 1987. Traduction Martine Schruoffeneger.
Se questo è un uomo (Shemà)
Voi che vivete sicuri nelle vostre tiepide case, voi che trovate tornando a sera il cibo caldo e visi amici: Considerate se questo è un uomo che lavora nel fango che non conosce pace che lotta per mezzo pane che muore per un si o per un no. Considerate se questa è una donna, senza capelli e senza nome senza più forza di ricordare vuoti gli occhi e freddo il grembo come una rana d’inverno. Meditate che questo è stato: vi comando queste parole. Scolpitele nel vostro cuore stando in casa andando per via, coricandovi, alzandovi. Ripetetele ai vostri figli. O vi si sfaccia la casa, la malattia vi impedisca, i vostri nati torcano il viso da voi.
10 gennaio 1946
Se questo è un uomo, 1947.
Shemà signifie « écoute ! » en hébreu. C’est le premier mot de la prière fondamentale de l’hébraïsme dans laquelle se trouve affirmée l’unité de Dieu. Certains vers de ce poème en sont une paraphrase.
Primo Levi dans son bureau à Turin, 1981 (Sergio Del Grande).
Buna
Pieds en sang, terre maudite, La cohorte est longue dans les matins gris. Fume la Buna aux mille cheminées, Tel que les autres jours, un jour nous attend. La sirène est terrible à l’aube : « Vous multitude aux visages éteints Sur la monotonie atroce de la boue Un nouveau jour de souffrance est né. »
Camarade épuisé, je peux voir dans ton cœur, Et je lis dans tes yeux, camarade souffrant, Dans ta poitrine, il y a le froid, la peur, le rien, Tu as brisé en toi la dernière valeur. Camarade gris tu fus un homme fort, Près de toi une femme marchait. Camarade vide qui n’as plus de nom, Homme désert qui n’as plus de larmes, Si pauvre que tu n’as plus mal, Si fatigué que tu n’as plus peur, Homme éteint qui fus un homme fort : Si jamais nous nous retrouvions face à face Là-haut dans la tendresse ensoleillée du monde, Quel visage aurions-nous l’un pour l’autre, lequel ?
28 novembre 1945.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Buna est le nom de l’usine de caoutchouc dans laquelle Primo Levi a travaillé durant sa captivité.
Buna Lager
Piedi piagati e terra maledetta, Lunga la schiera nei grigi mattini, Fuma la Buna dai mille camini, Un giorno come ogni giorno ci aspetta. Terribili nell’alba le sirene : “Voi moltitudine dei visi spenti, Sull’orrore monotono del fango E’ nato un altro giorno di dolore”.
Compagno stanco ti vedo nel cuore Ti vedo negli occhi compagno dolente Hai dentro il petto freddo fame niente, Hai rotto dentro l’ultimo valore. Compagno grigio fosti un uomo forte, Una donna ti camminava accanto, Compagno vuoto che non hai più nome, Uomo deserto che non hai più pianto, Così povero che non hai più male, Così stanco che non hai più spavento, Uomo spento che fosti un uomo forte : Se ancora ci trovassimo davanti Lassù nel dolce mondo sotto il sole, Con quale viso ci staremmo a fronte ?
Paru en revue le 22 juin 1946. Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
Procuration
Ne sois pas effrayé par l’ampleur de la tâche, On a besoin de toi, qui es moins fatigué. Et puis, tu as l’ouïe fine, alors, écoute Combien le sol sonne creux sous tes pieds. Réfléchis à nos erreurs : Il en fut parmi nous, Qui cherchèrent à l’aveuglette Comme un homme aux yeux bandés Reconstituerait un profil ; D’autres ont joué les corsaires; D’autres encore s’en sont remis à la bonne volonté. Apporte ton aide, sans être sûr de toi. Tente, même si tu n’es pas sûr de toi. Parce que, justement, tu n’es pas sûr de toi. Vois s’il t’est possible de réprimer le dégoût et l’ennui De nos doutes, de nos certitudes. Nous n’avons jamais été aussi riches, pourtant, Nous vivons au milieu de monstres embaumés Et de monstres obscènes tellement ils sont en vie. Que les ruines ne t’effraient point, Ni la puanteur des décharges : Nous en déblayâmes plus d’une à mains nues, Alors que nous avions ton âge. Relève le défi autant que tu le peux. Nous avons peigné la chevelure des comètes. Déchiffré les secrets de la genèse, Foulé les sables de la lune, Construit Auschwitz, détruit Hiroshima. Tu vois : nous ne sommes pas demeurés inactifs, Donc, tout perplexe que tu sois, assume ; Et abstiens-toi de nous appeler maîtres.
24 juin 1986.
Á une heure incertaine. Traduction L. Bonalumi. Gallimard. Collection Arcades. 1997.
Delega
Non spaventarti se il lavoro è molto: C’è bisogno di te che sei meno stanco. Poiché hai sensi fini, senti Come sotto i tuoi piedi suona cavo. Rimedita i nostri errori: C’è stato pure chi, fra noi, S’è messo in cerca alla cieca Come un bendato ripeterebbe un profilo, E chi ha salpato come fanno i corsari, E chi ha tentato con volontà buona. Aiuta, insicuro. Tenta, benché insicuro, Perché insicuro. Vedi Se puoi reprimere il ribrezzo e la noia Dei nostri dubbi e delle nostre certezze. Mai siamo stati così ricchi, eppure Viviamo in mezzo a mostri imbalsamati, Ad altri oscenamente vivi. Non sgomentarti delle macerie Né del lezzo delle discariche: noi Ne abbiamo sgomberate a mani nude Negli anni in cui avevamo i tuoi anni. Reggi la corsa, del tuo meglio. Abbiamo Pettinato la chioma alle comete, Decifrato la sabbia della luna, Costruito Auschwitz e distrutto Hiroshima. Vedi: non siamo rimasti inerti. Sobbarcati, perplesso; Non chiamarci maestri.
24 giugno 1986
Ad ora incerta. Garzanti Editore. 1984. 1990.
J’avais déjà publié ici-même Aux amis le 6 mai 2021.
Je viens de terminer le livre de l’historien italien, CarloGreppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
J’avais lu l’article du Monde Magazine du 31 mars 2024 : Carlo Greppi, l’écrivain turinois qui redonne vie au sauveur de Primo Levi. Dans Un homme sans mots , en librairie le 3 avril, l’historien italien Carlo Greppi raconte le parcours de Lorenzo Perrone, un maçon qui aida l’auteur de Si c’est un homme à survivre au camp d’Auschwitz.
Le 7 juin 1998, Le mémorial de Yad Vashem (Institut international pour la mémoire de la Shoah) a reconnu Lorenzo Perrone comme Juste para les nations. On comptait en tout, au 1er janvier 2022, 28 217 justes dont 766 Italiens.
Primo Levi, Si c’est un homme. Julliard, 1987. Pocket, 1990. Traduction Martine Schruoffeneger.
« …Tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apportait un morceau de pain et le reste de sa ration quotidienne ; il me donna un de ses chandails rapiécés ; il écrivit pour moi une carte postale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
Á supposer qu’il y ait une sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d’autres êtres équivalents, qui pus résister à l’épreuve, je crois que c’est justement à Lorenzo que je dois d’être encore vivant aujourd’hui ; non pas tant pour son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.
… Mais Lorenzo était un homme ; son humanité était pure et intacte, ce monde de négation lui était étranger. C’est à Lorenzo que je dois de ne pas avoir oublié que j’étais un homme moi aussi. »
Lorenzo Perrone est né le 11 septembre 1904 à Fossano (province de Coni). Primo Levi vivait à Turin et travaillait comme chimiste. En septembre 1943, dès les premiers temps de l’occupation de l’Italie par les Allemands, il rejoignit un groupe de partisans dans son Piémont natal. Arrêté au cours d’une rafle de la milice fasciste républicaine le 13 décembre 1943, il fut emprisonné à Aoste jusqu’au 20 janvier 1944, puis transféré au camp de Fossoli et déporté le 22 février 1944 (matricule 174 517). Après son arrivée à Auschwitz, il fut envoyé dans le camp de Buna-Monowitz dans l’usine d’I.G. Farben.
En tant que chimiste, il se vit attribuer un poste dans l’usine de caoutchouc synthétique. Affecté à un groupe chargé de la construction d’un mur, Levi fit la connaissance de celui qui deviendra son sauveur, Lorenzo Perrone. Ce dernier, originaire aussi du Piémont, appartenait à un groupe de maçons qualifiés, employés là comme ouvriers civils depuis avril 1942, par la société italienne Beotti . La rencontre entre les deux Italiens eut lieu entre le 16 et le 21 juin 1944. Levi entendit Perrone s’adresser en piémontais à un autre ouvrier. Á compter de ce jour et jusqu’à la fin du mois de décembre 1944, Perrone apporta de la nourriture à Levi chaque jour, pendant six mois. Le front se rapprochant, les ouvriers étrangers s’enfuirent ou furent renvoyés chez eux. Ce supplément de nourriture, prélevé sur la ration alimentaire de Perrone, sauva la vie de Levi. Perrone offrit aussi à Levi un chandail rapiécé qu’il porta sous son uniforme de détenu et lui permit de supporter le terrible hiver 1944-1945. Il accepta également d’envoyer des cartes postales à une amie non juive de Levi, Bianca Guidetti Serra, par l’intermédiaire duquel la mère de Levi, Esther, et sa sœur Anna Maria apprirent qu’il était encore en vie. Les deux femmes vivaient cachées en Italie et réussirent, par le biais d’une chaîne d’amis dont Perrone était le dernier maillon, à lui faire parvenir un colis alimentaire comprenant du chocolat, des biscuits, du lait en poudre ainsi que des vêtements. Perrone risqua sa vie pour sauver celle de Levi, sans rien attendre en retour, acceptant seulement que Levi fasse réparer ses chaussures abîmées dans l’atelier de cordonnerie du camp.
La dernière rencontre à Auschwitz entre les deux hommes eut lieu de nuit après un violent bombardement allié, probablement le 26 décembre 1944. La déflagration avait perforé un des tympans de Perrone et, sous le coup de l’explosion, du sable et de la terre avaient été projetés dans la soupe qu’il apportait à Levi. Perrone s’excusa que la soupe soit souillée, mais ne dit pas à Levi ce qui lui était arrivé. Il ne voulait pas que son ami se sente redevable envers lui. La conduite de Perrone rappelait à Levi qu’il existait encore, hors d’Auschwitz, un monde juste et des êtres humains généreux et intègres.
Dans un entretien posthume publié dans The Paris Review en 1995, Primo Levi disait : ” Nous ne parlions quasiment jamais. C’était un homme silencieux. Il refusait mes remerciements. Il me répondait à peine. Il haussait seulement les épaules : Prends le pain, prends le sucre. Garde le silence, tu n’as pas besoin de parler. ” Il ajoutait que Perrone avait été marqué par ce qu’il avait vu à Auschwitz et qu’après la guerre, il s’était mis à boire, avait cessé de travailler et n’avait plus envie de vivre.
Entre 1945 et 1952, Perrone était manifestement détruit. Après la Libération, Primo Levi resta en contact avec lui. Il lui rendait visite à Fossano. C’était désormais Levi qui essayait de sauver Perrone. L’écrivain rappellait : « Instinctivement, il avait tenté de sauver des gens, non par orgueil, ni pour la gloire, mais parce qu’il avait bon cœur et de l’empathie. Il me demanda un jour, laconiquement : Pourquoi sommes-nous en ce bas monde si ce n’est pour nous aider les uns les autres ? » Perrone lui dit aussi un jour : « On est au monde pour faire le bien, pas pour s’en vanter. »
Perrone, tuberculeux et alcoolique, mourut le 30 avril 1952 à l’hôpital de Savigliano. Il avait 47 ans. En hommage à son sauveur, Levi donna à sa fille, née le 31 octobre 1948, le nom de Lisa Lorenza et à son fils, né en juillet 1957, celui de Renzo. Lorenzo Perrone apparaît dans les récits autobiographiques de Primo Levi : Si c’est un homme et Lilith, ainsi que dans les nouvelles Les Evénements de l’été et Le Retour de Lorenzo.
Si c’est un homme fut publié le 11 octobre 1947 chez Francesco De Silva, tiré à 2500 exemplaires. Il avait été refusé par Einaudi. Cette maison d’édition reprit pourtant le titre en 1958. Le premier tirage fut de 2000 exemplaires. Dans les années 70 et 80, Si c’est un homme fut réimprimé sans interruption et devint un des livres les plus lus de l’après-guerre. Les traductions en anglais, allemand et français en ont fait dans le monde entier un témoignage essentiel de l’horreur des camps d’extermination nazis.
Le 11 avril 1987, Primo Levi se suicida en se jetant dans la cage d’escalier de l’immeuble de Turin où il avait toujours vécu et où il était né soixante-huit ans plus tôt (corso Re Umberto n° 75) . Lorenzo Perrone et Primo Levi ne sont jamais vraiment sortis d’Auschwitz.
Une plaque a été inaugurée le 25 avril 2004 à Fassone, viale delle Alpi :
Á Lorenzo Perone (1904-1952) Le long de cette avenue, tu as souvent marché Lorenzo Perone de Fassano Tu étais l’enfant du Borgo Vecchio, un muradur de peu de mots. En 1944, dans l’usine de Buna-Werke, aux abords du camp d’extermination d’Auschwitz, tu as sauvé l’âme et le corps de Primo Levi en risquant ta vie pour lui donner ton pain et avec lui l’espoir. Pour cela tu as été distingué en Israël par le titre de « Juste parmi les nations ». Tu as été un humble et généreux enfant de Fossano.
Sources : Carlo Greppi : Un homme sans mots. L’histoire enfin révélée du sauveur de Primo Levi. Éditions Jean-Claude Lattès, 2024.
Site Yad Vashem. Institut international pour la mémoire de la Shoah.
Roda de Ter (Barcelone). Fondation Miquel Martí i Pol.
Coup de blues. En catalan.
Em declaro vençut
Em declaro vençut. Els anys que em resten els malviuré en somort. Cada matí esfullaré una rosa, la mateixa, i amb tinta evanescent escriuré un vers decadent i enyorós a cada pètal. Us llego la meva ombra en testament: és el que tinc més perdurable i sòlid, i els quatre pams de món sense neguit que invento cada dia amb la mirada. Quan em mori, caveu un clot profund i enterreu-m’hi dempeus, cara a migdia, que el sol, quan surt, m’encengui el fons dels ulls. Així la gent que em vegi exclamarà: Mireu, un mort amb la mirada viva.
La pell del violí, 1972-1973.
Coup de blues. En espagnol.
Me declaro vencido
Me declaro vencido. Los años que me quedan los malviviré en penumbra. Cada mañana deshojaré una rosa, la misma, y con tinta evanescente escribiré un verso débil y nostálgico en cada pétalo. Os lego mi sombra en testamento: es lo más perdurable y sólido que tengo, y los cuatro palmos de mundo tranquilo que creo cada día con la mirada. Cuando muera, cavad un profundo hoyo y enterradme en él de pie, frente al mediodía, que el sol, al salir, me ciegue el fondo de los ojos. Así la gente que me vea exclamará: Mirad, un muerto con la mirada viva.
La piel del violín. 1972-1973. in Un día cualquiera Ed. Nórdica Libros 2013
Coup de blues. En français.
Je me déclare vaincu
Je me déclare vaincu. Les années qu’il me reste Je les vivrai dans un sourd malaise. Chaque matin J’effeuillerai une rose – la même – Et avec une encre évanescente, j’écrirai un vers Décadent et nostalgique à chaque pétale. Je vous lègue mon ombre pour testament : C’est ce que j’ai de plus durable et solide, Et les quatre bouts de monde sans angoisse Que j’invente chaque jour avec le regard. Quand je mourrai, creusez un trou profond Et enterrez-moi debout, face au midi, Que le soleil, en sortant, allume le fond de mes yeux. Ainsi les gens en me voyant exclameront : – Regardez, un mort au regard vivant.
Traduction : Ricard Ripoll.
Miquel Martí i Pol est un poète catalan. Il est né le 19 mars 1929 à Roda de Ter. Il est mort le 11 novembre 2003 à Vic .
Il commence à travailler à l’âge de 14 ans dans une usine textile de sa ville. A 19 ans, il est atteint d’une tuberculose pulmonaire, ce qui le maintient alité. Il lit beaucoup. Sa poésie des années 50 est simple. Elle exprime le sentiment amoureux.
Dans les années 1960, il commence à être connu pour ses poèmes engagés et réalistes. Il milite alors au PSUC clandestin (Partit Socialista Unificat de Catalunya). Atteint de sclérose multiple, il est obligé de cesser de travailler en 1973. Sa poésie devient plus intérieure et intimiste. Elle exprime aussi sa lutte contre la maladie. Il devient un des poètes catalans les plus lus et les plus populaires. Ses poèmes sont chantés par des interprètes tels que Lluís Llach, María del Mar Bonet, Teresa Rebull, Arianna Savall.
Ses œuvres complètes sont publiées en quatre volumes de 1989 à 2004.
Les Carnets de Siegfried ( Kate Phillips et Jack Lowden)
Nous avons vu samedi 13 avril au Cinéma Nouvel Odéon (6 Rue de l’Ecole de Médecine, 75006 Paris) le beau film de Terence Davies Les carnets de Siegfried (2022) qui retrace la vie du poète anglais Siegfried Sassoon. 2 h 17. Directeur de la photographie : Nicola Daley. Interprètes : Jack Lowden, Géraldine James, Peter Capaldi, Kate Phillips, Gemma Jones, Richard Goulding, Simon Russell Beale, Matthew Tennyson, Jeremy Irvine, Calam Lynch, Anton Lesser.
Terence Davies est né le 10 novembre 1945 dans un quartier défavorisé de Liverpool (Angleterre). Ses parents étaient ouvriers et catholiques. Il est le dernier d’une famille de dix enfants. Sept ont survécu. Il quitte l’école à seize ans et a travaillé pendant dix ans dans un bureau d’affaires maritimes comme employé, puis aide-comptable. Il quitte Liverpool pour Coventry, où il entre à l’école d’art dramatique. Son talent de cinéaste est reconnu à partir de Distant Voices, Still Lives ( 1988. Grand Prix de l’Union de la critique de cinéma à Cannes, où il a été présenté à la Quinzaine des réalisateurs ). Terence Davies a entretenu une relation difficile avec l’industrie britannique du cinéma. Il est mort à 77 ans le 7 octobre 2023 à Mistley, dans l’Essex (Angleterre).
Filmographie :
1976 : Children (moyen métrage) 1980 : Madonna and Child (moyen métrage) 1983 : Death and Transfiguration (moyen métrage) 1988 : Distant Voices, Still Lives 1991 : Une longue journée qui s’achève (The Long Day Closes) 1996 : La Bible de néon (The Neon Bible) d’après le roman de John Kennedy Toole. 2000 : Chez les heureux du monde (The House of Mirth) d’après le roman d’Edith Wharton. 2008 : Of Time and the City (documentaire) 2011 : The Deep Blue Sea d’après une pièce de Terence Rattigan. 2015 : Sunset Song d’après le roman de Lewis Grassic Gibbon. 2016 : Emily Dickinson, a Quiet Passion (A Quiet Passion) 2021 : But Why? (court métrage) 2021 : Les Carnets de Siegfried (Benediction) 2023 : Passing Time (court métrage)
Du 1 au 17 mars 2024 a eu lieu au centre Pompidou la rétrospective de toutes ses oeuvres (Terence Davies Le temps retrouvé).
Home! Home! | Où en êtes-vous Terence Davies ? ( 2024, 16 min, inédit ). « Où en êtes-vous ? » est une collection initiée par le Centre Pompidou qui passe commande à chaque cinéaste invité(e), d’un film fait maison, de forme libre, avec lequel il répond à cette question rétrospective, introspective, et tournée vers l’avenir. Terence Davies avait commencé à concevoir ce film à partir de ses poèmes. Il a été réalisé selon ses instructions par son assistant artistique.
J’ai recherché des textes de Siegfried Sassoon (1886 – 1967), poète que je ne connaissais pas du tout et ceux Wilfred Owen (1893 – 1918) que je connaissais un peu. Je retranscris ici deux des poèmes récités dans le film.
Siegfried Sassoon (George Charles Beresford) 1915.
Attack (Siegfried Sassoon)
At dawn the ridge emerges massed and dun In the wild purple of the glow’ring sun, Smouldering through spouts of drifting smoke that shroud The menacing scarred slope; and, one by one, Tanks creep and topple forward to the wire. The barrage roars and lifts. Then, clumsily bowed With bombs and guns and shovels and battle-gear, Men jostle and climb to, meet the bristling fire. Lines of grey, muttering faces, masked with fear, They leave their trenches, going over the top, While time ticks blank and busy on their wrists, And hope, with furtive eyes and grappling fists, Flounders in mud. O Jesus, make it stop!
Counter-Attack and other poems, 1918.
Á l’assaut
Au petit jour la crête émerge, ramassée, gris brun, Dans la lueur violacée et sauvage d’un soleil menaçant, Feu qui couve à travers les volutes de fumée qui dérivent et enveloppent Le versant labouré, inquiétant ; et un à un, Les blindés bringuebalants rampent jusqu’au barbelé. Le barrage gronde et monte. Alors, pliés et gauches Sous les grenades, le fusil , la pelle, l’équipement, Les hommes au coude à coude grimpent à la rencontre des épines de feu. Rangées de faces grises qui marmonnent, masquées de peur, Ils quittent leurs tranchées, passent par-dessus le bord, Pendant que, indifférent, le temps tictaque à leur poignet, Et que l’espoir aux yeux furtifs et aux poings accrocheurs s’empêtre dans la boue. Ô Seigneur, faites que ça s’arrête.
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.
Wilfred Owen.
Disabled (Wilfred Owen)
He sat in a wheeled chair, waiting for dark, And shivered in his ghastly suit of grey, Legless, sewn short at elbow. Through the park Voices of boys rang saddening like a hymn, Voices of play and pleasure after day, Till gathering sleep had mothered them from him.
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About this time Town used to swing so gay When glow-lamps budded in the light-blue trees, And girls glanced lovelier as the air grew dim,— In the old times, before he threw away his knees. Now he will never feel again how slim Girls’ waists are, or how warm their subtle hands, All of them touch him like some queer disease.
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There was an artist silly for his face, For it was younger than his youth, last year. Now, he is old; his back will never brace; He’s lost his colour very far from here, Poured it down shell-holes till the veins ran dry, And half his lifetime lapsed in the hot race And leap of purple spurted from his thigh.
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One time he liked a blood-smear down his leg, After the matches carried shoulder-high. It was after football, when he’d drunk a peg, He thought he’d better join. He wonders why. Someone had said he’d look a god in kilts. That’s why; and maybe, too, to please his Meg, Aye, that was it, to please the giddy jilts, He asked to join. He didn’t have to beg; Smiling they wrote his lie: aged nineteen years. Germans he scarcely thought of, all their guilt, And Austria’s, did not move him. And no fears Of Fear came yet. He thought of jewelled hilts For daggers in plaid socks; of smart salutes; And care of arms; and leave; and pay arrears; Esprit de corps; and hints for young recruits. And soon, he was drafted out with drums and cheers.
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Some cheered him home, but not as crowds cheer Goal. Only a solemn man who brought him fruits Thanked him; and then inquired about his soul.
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Now, he will spend a few sick years in institutes, And do what things the rules consider wise, And take whatever pity they may dole. Tonight he noticed how the women’s eyes Passed from him to the strong men that were whole. How cold and late it is! Why don’t they come And put him into bed? Why don’t they come?
Collected poems, 1920.
L’invalide
Assis dans une chaise roulante, il attendait la nuit Et frissonnant dans son affreux costume gris, Cul de jatte et scié net au coude. Á travers le parc, il entendait Des voix de jeunes femmes, qui l’attristaient comme un cantique, Voix de jeux et de plaisir en fin de journée, En attendant que monte le sommeil, le dorlote et les lui enlève.
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Vers cette heure, la Ville avait la gambille gaie, L’incandescence des lampes allumait des bourgeons dans les arbres bleu clair, Et les filles guignaient, plus belles, dans l’air qui pâlissait – Naguère, avant qu’il fiche ses genoux en l’air. Jamais plus il ne sentira la finesse Des tailles féminines, ou la chaleur de leurs mains habiles Toutes, elles le touchent comme une maladie singulière.
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Il y avait un peintre qui raffolait de ses propres traits, Plus jeunes que sa jeunesse, l’an passé. Á présent, il est vieux ; son dos plus jamais ne se tendra ; Il a perdu couleur à cent lieues d’ici, L’a toute répandue dans des trous d’obus jusqu’à ce que les veines s’assèchent Et que la moitié de sa vie passe dans une brûlante course Et que le jet écarlate jaillisse de sa cuisse.
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Fut un temps où il ne détestait pas une tache de sang sur la jambe : En fin de match, porté en triomphe sur des épaules… C’est après le football – et un petit verre Qu’il décida de s’engager. – Il se demande pourquoi. Quelqu’un avait dit qu’il serait divin en kilt : C’est pour ça, et peut-être aussi pour faire plaisir à sa Margot. Oui, c’est ça : pour plaire à ces coquettes sans cervelle, Il s’enrôla. Ils ne se firent pas prier Pour noter son mensonge en souriant : « dix-neuf ans ! ». Les Allemands, il ne s’en souciait guère ; leur grande culpabilité Et celle de l’Autriche ne l’émouvaient pas. Et l’heure n’était pas Encore à la peur de la Peur. Il pensait au manche gemmé D’un poignard sous la chaussette écossaise ; saluts qui claquent ; Entretien des armes, permissions, et arrérages de solde ; Esprit de corps, et conseils aux jeunes recrues Et le voilà enrôlé au sein des tambours et des hourras.
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D’aucuns l’acclamèrent à son retour, mais pas comme les foules qui crient « But ! » Seul un homme solennel lui apporta des fruits, Le remercia, puis s’enquit de l’état de son âme.
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Maintenant il va passer quelques années, convalescent, dans des institutions Et faire ce que le règlement juge sage, Et recueillir le peu de pitié qu’on lui concédera. Ce soir, il a remarqué comment les yeux des femmes Allaient de lui aux hommes forts encore entiers. Qu’il fait froid ! Qu’il est tard ! Qu’attend-on Pour le coucher ? Mais qu’attendent-ils donc ?
Anthologie bilingue de la poésie anglaise. Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 519), Gallimard. 2005. Traduction Philippe Mikriamos.