Henri Calet – Francis Ponge

Henri Calet et Francis Ponge. Alger, décembre 1947.

Je viens de lire Henri Calet & Francis Ponge. Une amitié singulière. Correspondance 1944-1956. Presses universitaires de Lyon, 2025.
Ce recueil rassemble une correspondance inédite entre deux figures importantes de la vie littéraire française d’après-guerre. Une amitié singulière liait ces deux hommes dont les œuvres et le style nous paraissent si différents.
Ils ont échangé des lettres et des cartes postales jusqu’à la mort d’Henri Calet à Vence le 14 juillet 1956, vers 3 heures du matin.
Les échanges épistolaires se sont poursuivis ensuite entre Francis Ponge et la dernière compagne de Calet, Christiane Martin du Gard (1907-1973).
Francis Ponge a rédigé rapidement une courte oraison funèbre. Elle a été publiée le 19 juillet 1956 dans Le Figaro littéraire. Il nous présente un Calet désespéré, angoissé. Il fait preuve de lucidité et de fidélité amicale.

On peut retrouver ce texte de Francis Ponge dans Lyres, Œuvres complètes. Bibliothèques de la Pléiade, tome I, p.473.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2020/04/14/francis-ponge/

Le Figaro littéraire, 19 juillet 1956

Francis Ponge « Cher Calet »

Si, malgré mon amitié pour Calet, j’accepte de parler de lui dès aujourd’hui, c’est-à-dire dans les conditions les pires qui soient (pour moi comme pour lui), c’est seulement afin de couper court, aussitôt que possible, aux éloges impropres qu’il est aisé de lui prévoir.
Certes, étranglé de façon inadmissible, comme je suis, mes expressions ne pourront qu’être qu’impropres. Déjà, je les regrette. Du moins feront-elles sans doute en quelque mesure compensation : ou protestation.
Pour faire comme tout le monde, Calet sucrait son café (et d’abord pour pouvoir l’avaler).
Mais je n’en connais pas de plus noir que celui qu’il se préparait et nous faisait boire avec lui.
De plus dangereux pour le coeur. De plus éloigné de la tisane.
Nous en connaissons, d’autres que lui, qui nous préparent une boisson pour la nausée. Il en est de fort utiles, de merveilleusement écoeurantes.
Lui, ce n’était pas son genre.
Rien qu’une tasse de café. Brève. Possible. Mais qui fait battre le coeur et ouvre les yeux, beaucoup trop ; beaucoup trop bien.
Il est mort de ce café, d’une qualité incomparable.
On vous dira qu’il était mélancolique et tendre. Humain. Sensible. D’une ironie discrète. Je ne sais quoi encore.
Non.
Par exemple, il était farouchement, sainement égoïste.
Par exemple encore, il était très partial, préférait les pauvres aux riches, dieu sait pourquoi.
Par exemple encore, il n’avait ce qu’on appelle préjugés, ni principes.
Ainsi, beaucoup de ces faiblesses, qui vous obligent, pour continuer à vivre, par correction, à quelque force.
Farouche, lugubre, profondément ruiné de l’intérieur, je ne connais pas d’écrivain plus noir que lui ; d’une noirceur à la Lautréamont, à la Lucrèce.
Il a parlé de tout autres choses que ceux-là. Et d’un tout autre ton. Mais qu’on ne s’y trompe. Il s’agit de la même anxiété.
Il avait la pâleur de Raymond-la-Science. Celle aussi de Buster Keaton.
Il savait où il allait. Où nous allons. Sans réaction. Aboulique.
Debout néanmoins.
Tout cela en bon français. Sans se débattre. Sobre. Correct. Possible.

Henri Calet s’appelait en réalité Raymond-Théodore Barthelmess. Il était né à Paris le 3 mars 1904.

https ://www.lesvraisvoyageurs.com/2024/06/26/henri-calet/

Bibliographie sélective :
1935 La Belle Lurette, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°44, 1979.
1945 Le Bouquet, Gallimard. Folio n°1464, 1983. Gallimard, L’Imaginaire n°428, 2001.
1948 Le Tout sur le tout, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°64, 1980.
1950 Monsieur Paul, Gallimard. Gallimard, L’Imaginaire n°349, 1996.
1951 Les Grandes largeurs, Éditions Vineta. Gallimard, L’Imaginaire n°133, 1984.
1958 Peau d’ours, Gallimard. Gallimard L’Imaginaire, n°154, 1985 .

Arthur Rimbaud – Anna Akhmatova

De gauche à droite : Georges Révoil, Henri Lucereau, Maurice Riès, Georges Bidault de Glatigné, Jules Suel, Arthur Rimbaud, Emilie Bidault de Glatigné. Aden, août 1880, sur le perron de l’hôtel de l’Univers.

Rimbaud aux siens

Aden, 25 mai 1881

Chers amis,
Chère maman, je reçois ta lettre du 5 mai, je suis heureux de savoir que ta santé s’est remise et que tu peux rester en repos. A ton âge, il serait malheureux d’être obligé de travailler. Hélas ! Moi, je ne tiens pas du tout à la vie ; et si je vis, je suis habitué à vivre de fatigue ; mais si je suis forcé de continuer à me fatiguer comme à présent, et à me nourrir de chagrins aussi véhéments qu’absurdes dans des climats atroces, je crains d’abréger mon existence.

Je suis toujours ici aux mêmes conditions, et dans trois mois , pourrais vous envoyer cinq mille francs d’économies ; mais je crois que je les garderai pour commencer quelque petite affaire à mon compte dans ces parages, car je n’ai pas l’intention de passer toute mon existence dans l’esclavage.
Enfin puissions-nous jouir de quelques années de vrai repos dans cette vie, et heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci !
Tout à vous,
Rimbaud

Cette lettre présente de nombreuses difficultés. Elle appartenait à Paul Claudel. Elle se trouve maintenant à la BnF. L’autographe porte Aden alors que Rimbaud semble se trouver à Harar à cette date.

Les éditeurs précisent qu’il est impossible que Rimbaud ait possédé 5 000 francs au mois de mai 1881, ni d’ailleurs 3 000 francs. C’est en juillet, après ses expéditions, qu’il en possédera 3 000.

” … heureusement que cette vie est la seule et que cela est évident, puisqu’on ne peut s’imaginer une autre vie avec un ennui plus grand que celle-ci ! “

Cette phrase est placée en épigraphe de l’essai de Jean Rouaud, La constellation Rimbaud, que je viens de lire (Folio essais n°706, 2024. Première édition, Grasset & Fasquelle, 2021).

Elle est suivie de deux vers d’Anna Akhmatova :

” Mais je vous préviens

Que je vis pour la dernière fois “

” Mais, je vous préviens,
Je vis pour la dernière fois.
Ni hirondelle ni érable,
Ni roseau ni étoile,
Ni eau de source,
Ni son de cloche,
Je ne troublerai plus les hommes,
Et je ne visiterai plus leurs rêves
Avec ma plainte inapaisée.”

1940, in La guerre. Traduction Christian Mouze, éditions Harpo &, 2010.

Portrait d’Anna Akhmatova (Nathan Altman) 1914. Musée d’État russe de Saint-Pétersbourg

Friedrich Nietzsche – Gustave Flaubert – Arthur Rimbaud

Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les “culs-de-plomb”. « On ne peut penser et écrire qu’assis » (Gustave Flaubert). Je te tiens nihiliste. Être cul de plomb, voilà par excellence le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose. » (Crépuscule des idoles ou Comment on philosophe avec un marteau. Maximes et flèches 34. 1888)

Les assis (Arthur Rimbaud)

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Et les Sièges leur ont des bontés : culottée
De brun, la paille cède aux angles de leurs reins ;
L’âme des vieux soleils s’allume, emmaillotée
Dans ces tresses d’épis où fermentaient les grains.

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour,
S’écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d’amour.

– Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage…
Ils surgissent, grondant comme des chats giflés,
Ouvrant lentement leurs omoplates, ô rage !
Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,
Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,
Et leurs boutons d’habit sont des prunelles fauves
Qui vous accrochent l’oeil du fond des corridors !

Puis ils ont une main invisible qui tue :
Au retour, leur regard filtre ce venin noir
Qui charge l’oeil souffrant de la chienne battue,
Et vous suez, pris dans un atroce entonnoir.

Rassis, les poings noyés dans des manchettes sales,
Ils songent à ceux-là qui les ont fait lever
Et, de l’aurore au soir, des grappes d’amygdales
Sous leurs mentons chétifs s’agitent à crever.

Quand l’austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Des fleurs d’encre crachant des pollens en virgule
Les bercent, le long des calices accroupis
Tels qu’au fil des glaïeuls le vol des libellules
– Et leur membre s’agace à des barbes d’épis.

Poésies.

Enregistré du 25 au 28 mai 1964 aux Studios Barclay, Paris (France). Publié en décembre 1964 par Barclay.

https://www.youtube.com/watch?v=brgEiX5HfGM

Jean Jacques Lefrère. Arthur Rimbaud. Biographie. Fayard, 2001.

” La fréquentation de la bibliothèque municipale de Charleville a en revanche inspiré à Rimbaud une des pièces majeures de sa production rimée de 1871 : Les Assis. Un passage des Poètes maudits dévoile l’origine de ” ce poème savamment et froidement outré ” qui flétrit la passivité des êtres :

” Les Assis ont une petite histoire qu’il faudrait peut-être rapporter pour
qu’on les comprit bien.

M. Arthur Rimbaud, qui faisait alors sa seconde (sic) en qualité d’externe au
lycée de ***, se livrait aux écoles buissonnières les plus énormes et quand
il se sentait — enfin ! fatigué d’arpenter monts, bois et plaines nuits et
jours, car quel marcheur ! il venait à la bibliothèque de ladite ville et y de-
mandait des ouvrages malsonnants aux oreilles du bibliothécaire en chef
dont le nom, peu fait pour la postérité danse au bout de notre plume, mais
qu’importe ce nom d’un bonhomme en ce travail malédictin ? L’excellent
bureaucrate, que ses fonctions mêmes obligeaient à délivrer à M. Arthur Rimbaud,
sur la requête de ce dernier, force Contes Orientaux et libretti de Favart,
le tout entremêlé de vagues bouquins scientifiques très anciens et très
rares, maugréait de se lever pour ce gamin et le renvoyait volontiers, de
bouche, à ses peu chères études, à Cicéron, à Horace, et à nous ne savons
plus quels Grecs aussi. Le gamin, qui, d’ailleurs, connaissait et surtout
appréciait infiniment mieux ses classiques que ne le faisait le birbe lui-
même, finit par « s’irriter », d’où le chef-d’œuvre en question. “

Le nom peu fait pour la postérité de ce bibliothécaire qui jugeait les requêtes de Rimbaud aussi irritantes que déplacées était Jean Hubert. Cet Ardennais d’adoption, ancien professeur de rhétorique et de logique au collège de Charleville, avait été nommé sous-bibliothécaire en 1840 et bibliothécaire en titre en 1847. Pour lui avoir demandé un jour les Contes de La Fontaine, Louis Pierquin se verra également envoyé au diable par le terrible Hubert. Au demeurant, qui d’autre que le diable aurait pu inspirer à Rimbaud les alexandrins vengeurs de ces Assis où sont figés pour l’éternité, en onze impeccables quatrains, les habitués de la bibliothèque municipale de Charleville en 1871 ? “

(Les Poètes maudits est un ouvrage de Paul Verlaine, publié une première fois en 1884 puis dans une édition augmentée et illustrée en 1888.)

Andrés Sánchez Robayna

Andrés Sánchez Robayna.

Le poète canarien Andrés Sánchez Robayna vient de mourir à Tenerife le 11 mars 2025. Né le 17 décembre 1952 à Santa Brígida (Grande Canarie), ce professeur de littérature espagnole à l’Université de La Laguna (Tenerife) (de 1995 à 2020) était un spécialiste de la littérature du Siècle d’Or espagnol. Il avait publié aussi des essais et son journal. Il avait traduit des poètes de langue anglaise (Wallace Stevens, William Wordsworth) française (Paul Valéry), portugaise (Haroldo de Campos, Oswald de Andrade) et catalane (Joan Brossa, Salvador Espriu, Ramón Xirau, Josep Palau i Fabre).

En la tumba de Stéphane Mallarmé (Andrés Sánchez Robayna)

El bosque se alza bajo el frío,
gobierna altivo nuestros pasos.
Desolación. Tu nombre y, luego,
los de los tuyos, a tu lado.

La losa oscura. Una columna,
Únicamente. Encima, un ánfora.
Anulación de todo signo.
El gris celaje sobre el ánfora.

Tu nombre escrito que el azar
no abolirá. Y un cuervo tardo
sobre la hierba. Pasa un tren
en el silencio conjurado.

¿Somos tan sólo vanas formas
de la materia? Tú, en tu barca,
en el otoño rojo y húmedo,
bogas sereno hacia tu nada.

La Sombra y la apariencia. Tusquets, 2010.

Sur le tombeau de Stéphane Mallarmé

Sous le froid se dresse la forêt,
altière, elle règle nos enjambées.
Désolation. Ton nom et, ensuite,
ceux des tiens, à tes côtés.

La dalle sombre. Une colonne,
seulement. Au-dessus, une amphore.
Annulation de tout signe.
La nuée grise sous l’amphore.

Ton nom écrit que le hasard
ne peut abolir. Et un corbeau sautille
dans l’herbe. Un train passe
dans un silence complice.

Sommes-nous seulement des formes
vaines de la matière? Toi, sur ta barque,
dans l’automne rouge et humide,
calme vers ton néant tu suis la vague.

Traduction Claude Le Bigot.

Il est mort 21 ans jour pour jour après les attentats islamistes de Madrid.

Madrid, para una elegía (Andrés Sánchez Robayna)

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Pasan trenes en marzo atestados de lágrimas,
palabras o susurros bajo un cielo dormido,
mejillas presurosas que de pronto se tornan
amasijo de hierros en el alba.
Claridad de la sangre. En el crepúsculo
se juntaron los rostros silenciosos.
En todos los paraguas del dolor repicaba
la piedad de la lluvia.

Sobre una confidencia del mar griego precedido de Correspondencias. 2005. Signos.

Madrid, pour une élégie

Ogne lingua per certo verria meno… Inferno, XXVIII, 4

Passent des trains en mars plein à craquer de larmes,
des mots, des murmures sous le sommeil du ciel,
des joues précipitées qui brusquement deviennent
un amas de métal à l’aube.
Le sang et sa clarté. Au crépuscule
se sont serrés, silencieux, les visages,
Sur les parapluies de la douleur crépitait
la pitié de la pluie.

Sur une confidence de la mer grecque. Gallimard, 2008. Traduction : Jacques Ancet.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-i/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/08/12/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-ii/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/08/06/andres-sanchez-robayna-jacques-ancet-iii/

Le livre derrière la dune. Éditions du Murmure, 2012. Traduction : Claude Le Bigot.

Federico García Lorca

Au début du mois d’avril 1918, Federico García Lorca publiait à compte d’auteur à Grenade son premier livre, Impresiones y paisajes. Son père, Federico García Rodríguez (1859-1945), riche propriétaire de la Vega de Granada, prit en charge le coût de cette édition après avoir demandé l’avis de certaines personnalités la ville.

Il s’agit d’une œuvre en prose qui devait s’appeler à l’origine Caminatas románticas por la vieja España. Le professeur d’art et de littérature de l’université de Grenade, Martín Domínguez Berrueta (1869-1920), proche de la Institución Libre de Enseñanza, organisait des voyages d’études pour ses étudiants. Celui auquel participa García Lorca eut lieu entre le 15 octobre et le 8 novembre 1916. Le professeur et ses étudiants visitèrent Madrid, El Escorial, Ávila, Medina del Campo, Salamanca (où ils rencontrèrent Miguel de Unamuno), Zamora, Santiago de Compostela, La Coruña, Lugo, León, Segovia.

Lors d’un voyage précédent, à Baeza, en juin 1916, Federico García Lorca avait rencontré Antonio Machado qui y enseignait.

On trouve déjà dans ces textes de jeunesse toute la sensibilité du poète et son sentiment de révolte face aux inégalités sociales.

Impressions et paysages (Impresiones y paisajes). Traduction : Claude Couffon. Gallimard, Collection L’Imaginaire (n°665). Première publication, 1958.

Aube d’été et autres impressions et paysages. Traduction : Claude Couffon. Collection Folio 2 euros (n°7026), 2022. Extrait du recueil Impressions et paysages.

Un hospicio en Galicia (Federico García Lorca)

” Es el otoño gallego, y la lluvia cae silenciosa y lenta sobre el verde dulce de la tierra. A veces entre las nubes vagas y soñolientas se ven los montes llenos de pinares. La ciudad está callada. Frente a una iglesia de piedra negriverdosa, donde los jaramagos quieren prender sus florones, está el hospicio humilde y pobre… Da impresión de abandono el portalón húmedo que tiene… Ya dentro, se huele a comida mal condimentada y pobreza extrema. El patio es románico… En el centro de él juegan los asilados, niños raquíticos y enclenques, de ojos borrosos y pelos tiesos. Muchos son rubitos, pero el tinte de la enfermedad les fue dando tonalidades raras en las cabezas… Pálidos, con los pechos hundidos, con los labios marchitos, con las manos huesudas pasean o juegan unos con otros en medio de la llovizna eterna de Galicia… Algunos, más enfermos, no juegan y sentados en recachas están inmóviles, con los ojos quietos y las cabecitas amagadas. Otro hay cojito, que se empeña en dar saltos sobre unos pedruscos del suelo… Las monjas van y vienen presurosas al son de los rosarios. Hay un rosal mustio en un rincón. 
Todas las caras son dolorosamente tristes…; se diría que tienen presentimientos de muerte cercana… Esta puerta achatada y enorme de la entrada, ha visto pasar interminables procesiones de espectros humanos que pasando con inquietud han dejado allí a los niños abandonados… Me dio gran compasión esta puerta por donde han pasado tantos infelices…, y es preciso que sepa la misión que tiene y quiere morirse de pena, porque está carcomida, sucia, desvencijada… Quizá algún día, teniendo lástima de los niños hambrientos y de las graves injusticias sociales, se derrumbe con fuerza sobre alguna comisión de beneficencia municipal donde abundan tanto los bandidos de levita y aplastándolos haga una hermosa tortilla de las que tanta falta hacen en España… Es horrible un hospicio con aires de deshabitado, y con esta infancia raquítica y dolorosa. Pone en el corazón un deseo inmenso de llorar y un ansia formidable de igualdad… 
Por una galería blanca y seguido de monjas avanza un señor muy bien vestido, mirando a derecha e izquierda con indiferencia… Los niños se descubren respetuosos y llenos de miedo. Es el visitador… Una campana suena… La puerta se abre chillando estrepitosamente, llena de coraje… Al cerrarse, suena lentamente como si llorara… No cesa de llover. »

Santiago de Compostela. Convento de San Domingos de Bonaval. Fin du XVII ème -début du XVIII ème siècle. Ancien Hospice. Aujourd’hui Museo do Pobo Galego.

Un hospice en Galice

” C’est l’automne en Galice, et la pluie tombe, lente et muette, sur la terre d’un vert tendre. Parfois, parmi les nuages errants et somnolents, on aperçoit les montagnes couvertes de pinèdes. La ville est silencieuse. Devant une église, d’un noir verdâtre, où les sisymbres cherchent à accrocher leurs fleurons, s’élève l’hospice humble et pauvre… Son grand portail humide donne l’impression d’abandon… Sitôt entré, c’est une odeur de fade gargote, de dénuement extrême que l’on respire. La cour est romane… Au centre de la cour, jouent les pensionnaires de l’asile, des enfants rachitiques et maladifs, aux regards flous, aux cheveux raides. Beaucoup sont blonds, mais le teint de la maladie a donné à leur visage d’étranges colorations… Pâles, avec leurs poitrines plates, leurs lèvres flétries, leurs mains osseuses, ils se promènent ou s’ébattent sous l’éternelle bruine de Galice… Quelques-uns, plus gravement malades, ne jouent pas, et assis en files, se tiennent immobiles, le regard paisible, la tête maigre et condamnée. Plus loin, un petit boiteux s’efforce de sauter à cloche-pied les pierres du sol… Les religieuses vont et viennent, pressées, au son des rosaires. Dans un coin on voit un rosier fané.

Tous les visages sont douloureusement tristes, comme s’ils pressentaient la mort prochaine… Cette énorme porte basse de l’entrée a vu passer d’interminables processions de spectres humains qui, s’avançant avec inquiétude, ont abandonné ici ces enfants… Cette porte qu’ont franchie tant de malheureux fait naître en moi une immense pitié… car il faut qu’elle sache quelle est sa mission, et qu’elle veuille mourir de chagrin, pour être aussi vermoulue, aussi sale, aussi délabrée… Peut-être un jour, ayant pitié de ces enfants affamés et de ces graves injustices sociales, s’écroulera-t-elle avec force sur quelques commission de bienfaisance municipale où abondent les bandits en habit et, les écrasant, en fera-t-elle une de ces bouillies qui font tant défaut en Espagne… Un hospice est une chose terrible avec son air inhabité, et cette enfance rachitique et douloureuse. Une chose qui bouleverse le coeur et lui communique un puissant air d’égalité…

Dans une galerie blanche un monsieur très bien vêtu, qui regarde à droite et à gauche avec indifférence, s’avance, accompagné de religieuses… Les enfants se découvrent respectueux et terrifiés… C’est l’inspecteur… Une cloche sonne… La porte s’ouvre avec un grincement violent, plein de courage… En se refermant, elle sonne lentement, comme si elle pleurait… La pluie ne cesse de tomber… “

Les étudiants de Martín Domínguez Berrueta visitent l’Alhambra. Federico García Lorca est assis à droite.

Joseph Roth – Stefan Zweig

Stefan Zweig et Joseph Roth à Ostende, 1936.

La correspondance entre Stefan Zweig et Joseph Roth 1927-1938 est parue en 2013 aux éditions Rivages. Elle comprend 194 lettres de Roth à Zweig et 45 de Zweig à Roth, sans compter les cartes, les télégrammes et les échanges entre Roth et Friderike Zweig d’une part, Roth et Lotte Altman d’autre part, soit un ensemble de 268 courriers.

Correspondance 1927-1938 Stefan Zweig / Joseph Roth. Traduction : Pierre Deshusses.

Joseph Roth a vu très vite l’évolution qu’allait prendre l’Allemagne sous un gouvernement national-socialiste.

Joseph Roth à Stefan Zweig

Hôtel Jacob [mi-février 1933]
44 rue Jacob
Paris VI

Cher et honoré ami,
je suis ici depuis deux semaines pour héberger un petit Nègre français.
Entre-temps, vous aurez bien vu que nous allons au-devant de grandes catastrophes. Mises à part les catastrophes privées – notre existence littéraire et matérielle est détruite – tout cela mène à une nouvelle guerre. Je ne donne plus cher de notre peau. On a réussi à laisser gouverner la barbarie. Ne vous faites aucune illusion. C’est l’enfer qui gouverne.
Très cordialement, votre vieux

Joseph Roth

« Tout les réunissait et tout les séparait. Nés sous le règne des Habsbourg, Juifs, écrivains reconnus et célébrés de leur vivant, morts loin de leur patrie, ils furent parmi les premiers à dénoncer la montée du nazisme, alors embryonnaire. L’un est issu de la grande bourgeoisie viennoise, auteur de livres à succès, mondain et cosmopolite ; l’autre, son cadet de treize ans, est fils de petits commerçants de Galicie ; journaliste, impécunieux et mythomane, il sombrera lentement dans l’alcool et la dépression. C’était le monde d’hier. Aucun des deux ne verra la chute du IIIe Reich. » (Thierry Clermont, Zweig et Roth, témoins et victimes d’une Europe à l’agonie. Le Figaro 2 octobre 2013)

Andrea Manga Bell (1902-1985)

Joseph Roth a vécu à Paris de 1931 à 1936 avec Andrea Manga Bell (1902-1985) qu’il avait connu à Berlin en août 1929. Elle y travaillait comme rédactrice au magazine du groupe Ullstein Gebrauchsgraphik. Elle était née à Hambourg, fille d’une huguenote hambourgeoise et d’un Cubain de couleur répondant au nom de Jimenez. Elle était mariée avec le prince Alexandre Ndumbé Duala Manga Bell, prince de Douala et Bonanjo, de l’ancienne colonie allemande du Cameroun, fils du roi douala Rudolf Douala Manga Bell exécuté en 1914 par les Allemands. Élevé en Allemagne, il l’avait quittée et était retourné au Cameroun. Il sera député à l’Assemblée nationale française de 1945 à 1957. C’est lui qui obtint l’abolition des travaux forcés au Cameroun et fit campagne pour son indépendance. Elle eut avec lui un fils, José Manuel, et une fille, Andrea (Tüke). Les rapports entre Roth et les enfants d’Andrea Manga Belle dont il payait l’éducation, ont été bons jusqu’à un certain moment. Joseph Roth et Andrea Manga Belle se séparèrent en 1936. La rupture fut difficile pour l’un comme pour l’autre. Ils se brouillèrent définitivement fin 1938.

Plaque Joseph Roth au 18 rue de Tournon. Paris VI.

Wystan Hugh Auden 1907 – 1973

W.H.Auden.

Refugees Blues 1939

Disons que cette ville a dix millions d’âmes,
Certains vivent dans des demeures, d’autres vivent dans des terriers :
Pourtant il n’y a aucun endroit pour nous, mon amour, pourtant il n’y a aucun endroit pour nous.

Autrefois nous avions un pays que nous pensions être un pays de justice,
Regarde sur l’atlas et tu le trouveras là :
Maintenant, nous ne pouvons pas y aller, mon amour, maintenant nous ne pouvons pas y aller.

Dans le cimetière du village pousse un vieil if,
Chaque printemps il fleurit à nouveau :
Les vieux passeports ne peuvent pas faire cela, mon amour, les vieux passeports ne peuvent pas faire cela.

Le consul a tapé sur la table et a dit :
« Si vous n’avez aucun passeport vous êtes officiellement mort »
Mais nous sommes encore en vie, mon amour, mais nous sommes encore en vie.

Suis allé à un comité ; ils m’ont offert un fauteuil ;
M’ont demandé poliment de revenir l’année prochaine :
Mais aujourd’hui, où irons-nous, mon amour, où irons-nous ?

Me suis rendu à une réunion publique ; le président s’est levé et a dit :
« Si nous les laissons entrer, ils nous voleront notre pain quotidien » ;
Il parlait de toi et moi, mon amour, il parlait de toi et moi.

Ai pensé entendre le tonnerre gronder dans le ciel ;
C’était Hitler recouvrant l’Europe ; il disait : « Ils doivent mourir » ;
Oh ! nous étions dans ses pensées, mon amour, nous étions dans ses pensées.

Ai vu un caniche habillé d’un manteau fermé d’une broche,
Ai vu une porte s’ouvrir et rentrer un chat :
Mais ce n’étaient pas des juifs allemands, mon amour, mais ce n’étaient pas des juifs allemands.

Suis descendu jusqu’au port et me suis tenu sur le quai,
Ai vu nager les poissons comme s’ils étaient libres :
À seulement dix pieds de moi, mon amour, à seulement dix pieds de moi.

Ai traversé un bois et vu les oiseaux dans les arbres ;
Ils n’avaient aucun politicien et chantaient à leur aise :
Ce n’était pas la race humaine, mon amour, ce n’était pas la race humaine.

Ai rêvé que je voyais un immeuble d’un millier d’étages,
D’un millier de fenêtres et d’un millier de portes ;
Aucun d’entre eux n’était à nous, mon amour, aucun d’entre eux n’était à nous.

Me suis tenu dans une grande plaine sous la neige tombante ;
Dix mille soldats allaient et venaient :
Nous cherchant toi et moi, mon amour, nous cherchant toi et moi.

Traduction : Francine Lacoue-Labarthe et Laurence Kahn. Chimères. Revue des schizoanalyses. Année 2003. N° 52. pp. 181-188.

Refugee Blues ne figure pas dans le volume Poésies choisies de W.H. Auden publié dans la collection Du monde entier , Gallimard, 1994. Nouvelle édition : Poésie Gallimard n°401. 2005.

Refugees Blues 1939

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you’ll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can’t do that, my dear, old passports can’t do that.

The consul banged the table and said,
“If you’ve got no passport you’re officially dead”:
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
“If we let them in, they will steal our daily bread”:
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, “They must die”:
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me.

Mars 1939.

Another Time, 1940.

https://www.youtube.com/watch?v=hpkGXgY5tH8

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.

María Zambrano 1904 – 1991

María Zambrano. 1984. (Raúl Cancio).

“María Zambrano no sólo es una estación de tren.”

Une demande de Manuel sur les textes de María Zambrano et l’exil m’a obligé à me replonger dans certains de ses articles. J’ai aimé El saber de experiencia.

Maria Zambrano à son arrivée à l’aéroport de Madrid-Barajas, le 20 novembre 1984, après quarante ans d’exil. A ses côtés, Jaime Salinas, Directeur du Livre, et fils du grand poète Pedro Salinas.

El saber de experiencia, (Notas inconexas)

Lo grave del saber de experiencia es que, si es verdadero, llega después, no sirve y es intransferible. Viendo la pureza de los racimos de uvas, he visto la tersura, la transparencia, la perfección que habría de tener el saber de experiencia y que raramente aparece y que, cuando aparece, sirve tal vez para muchos siglos después, como hace la tierra para dar, con la experiencia y el cultivo, esa perfección de los racimos.

*** 

El hombre es el ser en el cual ser y realidad no coinciden. Y si no coinciden ante él ni para él es porque no coinciden en él, no se da al ser y a la realidad coetáneamente, al mismo tiempo, sino en rarísimos momentos, extraordinarios, creadores, fecundamente inacabables, eso sí. Como realidad, el hombre. al igual que todo ser viviente, necesita alimentarse, como ese ser al que no puede renunciar le es dado, impuesto, el alimentar, o séase, el darse, el darse cuando todavía no es. ¿Cómo, pues, lograrse el ser humano si, de ese saber de experiencia, no logra trasmitir a alguien la experiencia, dejársela a alguien? No hace falta ser padre ni maestro, ni discípulo ni hijo, para querer dejar algo así como la expresión concentrada, como una bebida de la propia vida, de aquello que nos ha sido dado como obligación sagrada a reverenciar y a querer, aquello que nos ha movido, aquello por lo que nos movimos. ¿Cómo puede troncarse este afán, este afán y esta imposición de ser y de realidad coetáneamente sin acortar siquiera un poco la distancia entre las dos caras o aspectos de la vida de una sola criatura cuando se sabe? Y, si no se supiera, ¿qué se seria?. Se sería propiamente un «ser» humano o se dejaría de ser humano. ¿Habrá la posibilidad, Señor, de dejar de ser humano para que coincidan, como en un racimo de uvas, puro, blando, duro, cándido, perfecto, ser y realidad? ¿Cuál es el camino?

*** 

Ha de haber muchos caminos. Ha de haber varios para cada persona, pues que varios son los tiempos, y no me refiero solamente a las circunstancias, sino al modo de vivir el tiempo y al modo de sufrirlo.

*** 

Todo este exordio, un tanto impertinente, precede a algo más impertinente todavía, que es – no tengo más remedio que decirlo – hablar de mí misma, de algo que le ha ocurrido no sé si a mí misma o a quién, quizá a alguien que está en trance de nacer, de renacer, para no volver a nacer más, en un ser ya cumplido o bien en un ser prometido y castigado a tener que seguir.
Quiero referirme a mi llegada a España que fue por Madrid.
Durante el inmenso exilio, al cual yo no veía el fin, cada vez que me asaltaba el pensamiento de volver a España, lo aplazaba. ¿Es que había encontrado mi lugar en el exilio? No. No era mi patria el exilio. Pero, cada vez que pensaba volver, lo difería. No era entonces. No podía ser. Ahora, cuando he vuelto, ha sido casi sin sentirlo. Y cuando he visto las fotografías de los casi siempre calumniados fotógrafos y hasta leído las impresiones de los casi siempre tergiversados periodistas – que están ahí para cargar con todas las culpas ajenas -, he recordado el ayer.
Al salir de España, en 1939, prevaleció en mí la imagen y la realidad, la realidad que después se hizo imagen, pero una imagen real. Tuvimos que pasar la frontera de Francia uno a uno, para enseñar los más la ausencia de pasaporte, que yo sí tenia, por haberlo sacado con mucha anterioridad, cuando tuve que ir a Chile. Y el hombre que me precedia llevaba a la espalda un cordero, un cordero del que me llegaba su aliento y que por un instante, de esos indelebles, de esos que valen para siempre, por toda una eternidad, me miró. Y yo le miré. Nos miramos el cordero y yo. Y el hombre siguió, y se perdió por aquella muchedumbre, por aquella inmensidad que nos esperaba del lado de la libertad.
¿Qué hacer ahora? Yo no volví a ver aquel cordero, pero ese cordero me ha seguido mirando. Y yo me decía y hasta creo que llegué a decírselo a media voz a algún amigo o a algún enemigo, o a nadie, o al Señor, o a los oliyos, que yo no volvería a España sino detrás de aquel cordero.
Y luego he vuelto. Y el cordero no estaba esperándome al pie del avión. Ahora bien, procuré, cuando ya puse el pie en tierra, quedarme completarnente sola y pisar la tierra española sola, sin apoyo. Pero el hombre del cordero no estaba. ¿Cuándo he venido a darme cuenta? Pues ahora, cuando, tal vez por misericordia, tal vez por veracidad, me han dicho algunas personas, que estimo, que he llegado a la hora precisa, que he llegado cuando debía de llegar y como debía de llegar. Y, cuando he visto las imágenes que sacaron los fotógrafos que me aguardaban, tan conmovedoras, tan blancas,tan puras, entonces vi que el cordero era yo. El hombre no aparecía sosteniéndome en su espalda porque yo me había asimilado al cordero.

*** 

El hombre, para ser, tiene que asimilarse, así como para pervivir en la realidad tiene que asimilarla. Al asimilarse, se asimila a alguien. Un cierto temblor me da de recurrir, hablando de mí (pero, Señor, yo soy una criatura humana y no tengo la culpa) al libro más sagrado de nuestra tradición occidental, donde se habla de Aquel asimilado al Verbo por toda la etemidad, superior al Dios de Abraham, Dios no de sacrificio, sino el que ofreció el pan y el vino, la eucaristía. Entonces, esto quiere decir que para que la criatura humana sea tiene que asimilarse, por muy indignamente que esto aparezca si esto se mira desde el punto de vista nada grato y nada fecundo de la jerarquía. Se puede ir en la misma procesión siendo el primero, que en el orden litúrgico el último es el que cuenta. Se puede ser de una filiación, de una filialidad: la del cordero.
Así, los largos años de exilio me han servido, sin que yo me lo propusiera, pues que de habérmelo propuesto sería una alegoría o una caricatura, o una locura de manicomio simplemente, para irme asimilando al cordero y a aquella mirada indecible, a aquella mirada que no intento transcribir en palabras, a aquel silencio del cordero, un aliento que sentí como vida, como vida de alguien que sabe que está destinado a morir y lo acepta. De alguien que transciende la muerte misma y que a veces, eso sí, en los paseos que he dado en los campos del Jura – de donde salió el librito Claros del bosque -, permitía que yo viese a lo lejos un cordero, una criatura que también podía ser una paloma (más adecuada a mi alma femenina, más adecuada a la imagen de la libertad y del amor, más adecuada inclusive a la tercera persona de la Santa Trinidad), pero no, lo que se me aparecía en lontananza era el cordero. Y yo iba hacia el cordero; y claro está que no llegaba nunca, que no podía llegar por mucho que yo anduviese – Y no he sido tan mala andarina -, pues cuando llegaba al lugar no estaba, porque no era ése su lugar, no era sobre la tierra, sino entre cielo y tierra, o quién sabe entre qué cielo y qué tierra prometida.
Pero yo andaba hacia aquello que se llama lontananza. Digo esta palabra porque en una de las huidas del Ejército vencido, el mío, alguien les preguntó: «¿A dónde vais?» «¡A lontananza!», respondieron. Iban huyendo, como fui huyendo yo, a lontananza. Porque en la lontananza ha de estar desde siempre, desde el fondo de las edades, ese cordero que da su aliento al Universo, que, siendo él tan blanco, su aliento es fuego, pero no un fuego abrasador, sino un fuego mesurado, un fuego que se reparte y un aliento que se da para los otros también, un aliento para todos, que puede ser nacido del aliento primero que, según cierta sabiduría venerable, dio nacimiento a todo el Universo.

Artículo publicado en Diario 16, año X, Madrid, 15 de septiembre de 1985 (suplemento Culturas, n°23, págs III).

Las palabras del regreso, Ediciones Cátedra. Letras hispánicas, 2009.

Le savoir d’expérience (notes sans lien).

Ce qu’il y a de grave dans le savoir d’expérience, c’est que, s’il est authentique, il n’arrive qu’après coup, ne sert à rien et s’avère intransférable. En voyant la pureté des grappes de raisins, j’ai vu le poli, la transparence, la perfection que devrait avoir le savoir d’expérience, qui n’apparaît que rarement et qui, lorsqu’il apparaît, ne sert peut-être que des siècles après, ainsi que le fait la terre pour donner, avec l’expérience et la culture, cette perfection des grappes.

                                                                          ***

L’homme est l’être en lequel l’être et la réalité ne coïncident pas. Et s’ils ne coïncident ni pour lui ni à ses yeux, c’est parce qu’ils ne coïncident pas en lui, parce que lui-même ne se donne pas à l’être et à la réalité simultanément, dans le même temps, si ce n’est en de très rares moments, extraordinaires, créateurs, et d’une fécondité réellement inépuisable. En tant que réalité, l’homme, au même titre que tout être vivant, a besoin de s’alimenter, comme est donné, imposé à cet être auquel il ne peut renoncer l’acte d’alimenter, autrement dit de se donner, se donner alors qu’ il n’est pas encore. Comment donc l’être humain s’accomplit-il, si, de ce savoir d’expérience, il ne parvient pas à transmettre à quelqu’un l’expérience, à la laisser à quelqu’un ? Il n’est pas nécessaire d’être père ni maître, ni disciple ni fils, pour désirer transmettre, comme l’expression concentrée, comme une boisson extraite de sa propre vie, de cela qui nous a été donné comme une obligation sacrée à révérer et à aimer, cela qui nous a mis en mouvement, pour quoi nous nous mettons en mouvement. Comment cet effort, cet effort et cette obligation à la fois d’être et de réalité peuvent-ils être interrompus sans réduire un tant soit peu la distance entre ces deux visages ou ces deux aspects de la vie d’une seule créature quand on sait ? Et si l’on ne savait pas, que serait-on ? On deviendrait un être humain à proprement parler ou alors l’on cesserait d’être humain. La possibilité existerait-elle, Seigneur, de cesser d’être humain pour que coïncident, comme dans une grappe de raisins, pure, tendre, dure, candide, parfaite, être et réalité ? Quel est le chemin ?
***
Les chemins doivent être nombreux. Il doit y en avoir de différents pour chaque personne car les temps sont différents ; et je ne pense pas seulement aux circonstances mais aussi à la façon qu’on a de vivre le temps et qu’on a de le supporter.

Tout ce préambule, légèrement impertinent, pour quelque chose qui l’est plus encore : le fait – je ne peux éviter de le dire – de parler de moi-même, de quelque chose qui est arrivé – je ne saurais dire si c’est à moi ou à qui ? ; peut-être à quelqu’un qui est en train de naître, de renaître pour ne plus recommencer à naître, en un être totalement accompli ou bien en un être promis et condamné à devoir continuer à naître.

Je veux parler de mon arrivée en Espagne, laquelle se fit par Madrid.
Pendant l’immense exil, dont je ne voyais pas la fin, chaque fois que m’assaillait la pensée du retour en Espagne, je la remettais à plus tard. Était-ce parce que j’avais trouvé mon lieu dans l’exil ? Non. L’exil n’était pas ma patrie. Mais pourtant, à chaque fois que je pensais à rentrer, je différais. Ce n’était pas le moment. Cela ne pouvait se faire. Cependant, lorsque je suis revenue, cela s’est fait pour moi d’une manière quasi insensible. Et quand j’ai vu les photographies de ces photographes que l’on calomnie presque toujours et même quand j’ai lu les impressions de ces journalistes dont on prend presque toujours en mauvaise part les propos – qui sont là pour qu’ils prennent sur eux toutes les fautes des autres – je me suis souvenue d’hier.

Lorsque j’ai quitté l’Espagne, en 1939, ce qui a prévalu en moi, c’était l’image et la réalité, la réalité qui par la suite s’est faite image, mais une image réelle. Nous avons dû passer la frontière française à la file indienne, pour montrer pour la plupart notre absence de passeport – passeport que moi j’avais pour l’avoir retiré longtemps auparavant au moment où j’ai dû partir pour le Chili. L’homme qui me précédait portait sur ses épaules un agneau, un agneau dont me parvenait l’haleine et qui un instant, l’un de ces instants indélébiles, qui valent pour toujours, l’espace d’une éternité, m’a regardée. Et moi je le regardai. Nous nous sommes regardés l’agneau et moi. Et l’homme a continué sa route et s’est perdu dans toute cette multitude, dans cette immensité qui nous attendait du côté de la liberté.

Que faire dès lors ? Je n’ai pas revu cet agneau, mais cet agneau a continué à me regarder. Je me disais – et je crois même que je suis parvenue à le dire à mi-voix à un ami ou à un ennemi, ou à personne ou au Seigneur, ou aux oliviers, que je ne retournerai en Espagne que derrière cet agneau.
Et puis je suis rentrée. Et l’agneau ne m’attendait pas au pied de l’avion. Néanmoins je me suis efforcée, quand j’ai posé le pied sur le sol, de rester complètement seule et de fouler toute seule la terre d’Espagne, sans aide. Mais l’homme à l’agneau n’était pas là. A quel moment en suis-je venue à m’en rendre compte ? Eh bien lorsque, peut-être par miséricorde, peut-être par véracité, des personnes que j’estime m’ont affirmé que je suis arrivée à l’heure où je devais arriver et de la façon dont je devais arriver. Et lorsque j’ai vu les images qu’avaient prises les photographes qui m’attendaient, si émouvantes, si blanches, si pures, alors j’ai vu que l’agneau, c’était moi. L’homme n’apparaissait pas, qui me soutenait sur ses épaules, parce que je m’étais assimilée à l’agneau.
***
L’homme, pour être, doit s’assimiler, de la même façon que pour survivre dans la réalité il lui faut assimiler celle-ci. En s’assimilant, il s’assimile à quelqu’un. J’éprouve un certain tremblement de devoir recourir, en parlant de moi, (mais, Seigneur, je suis une créature humaine et je n’en suis pas responsable) au livre le plus sacré de notre tradition occidentale, où l’on parle de Celui qui s’est assimilé au Verbe pour toute l’éternité, supérieur au Dieu d’Abraham, Dieu non du sacrifice, mais celui qui a offert le pain et le vin, l’eucharistie. Ce qui veut dire que pour que la créature humaine soit, il faut qu’elle s’assimile, aussi indignement que cela puisse paraître si on le considère de ce point de vue qui n’a rien d’agréable ni de fécond, qui est celui de la hiérarchie. On peut être le premier dans la même procession : dans l’ordre liturgique, c’est le dernier qui compte… On peut être d’une filiation, d’ une « filialité » : celle de l’agneau.

Ainsi, les longues années d’exil m’ont servi sans que je ne me le propose, puisque me le proposer aurait été une allégorie ou une caricature, ou simplement un délire d’un hôpital de fous, à m’assimiler progressivement à l’agneau et à ce regard indicible, à ce regard que je n’essaierai pas de traduire en mots, à cette haleine de l’agneau, une haleine que j’ai ressentie comme la vie, comme la vie de quelqu’un qui sait qu’il est destiné à mourir et qui l’accepte. De quelqu’un qui transcende la mort elle-même et qui, parfois, je l’atteste, dans les promenades que j’ai faites dans les hauteurs du Jura – d’où est sorti ce petit livre, Les Clairières du bois – permettait que je voie au loin un agneau, une créature qui aurait pu tout aussi bien être une colombe (plus en adéquation avec mon âme féminine, avec l’image de la liberté et de l’amour, et même avec la troisième personne de la sainte Trinité), mais non, ce qui m’apparaissait dans les lointains était bien un agneau. Et moi, j’allais vers l’agneau ; et il est clair que je n’arrivais jamais, que j’avais beau marcher, je ne pouvais pas arriver – et je n’ai pas été si mauvaise marcheuse – car quand j’arrivais quelque part, il n’y était pas, ce n’était pas son lieu, il n’était pas sur la terre mais là-bas entre le ciel et la terre ; qui saurait dire entre quel ciel et quelle terre promise ?

Mais j’allais vers cela qu’on appelle les lointains. C’est ce mot que je donne parce que lors d’une des déroutes de l’Armée vaincue, la mienne, quelqu’un leur a demandé : mais où allez vous ? et ils ont répondu : vers les lointains. Ils fuyaient comme j’ai fui, moi aussi, vers les lointains. Parce que dans les lointains, c’est là que doit être depuis toujours, depuis le fond des âges, cet agneau qui donne son souffle à l’univers, parce que, lui étant si blanc, son souffle est le feu, mais non pas un feu dévastateur, un feu mesuré, un feu qui se distribue et un souffle qui se donne également pour les autres, un souffle pour tous, qui a pu naître du souffle primordial, lequel, selon certaines sagesses vénérables, a donné naissance à l’Univers tout entier.

María Zambrano, Diario 16, Madrid, 15 septembre 1985 (supplément culturel N°23, p.III).

Traduit par Jean Marc Sourdillon, Jean-Maurice Teurlay, Jean Croizat-Viallet. (Jean-Marc Sourdillon. María Zambrano Le choix de naître. Éditions de Corlevour. 2024. Une première version a été publiée dans le numéro 25 de la revue Conférence à l’automne 2007 )

Arthur Rimbaud – Pablo Neruda

Portrait d’Arthur Rimbaud (Pablo Picasso). 13 décembre 1960.

Arthur Rimbaud, l’adolescent génial et révolté, est très tôt devenu un mythe en France et dans le monde.

Ses identités multiples et contradictoires ont permis tant aux catholiques (Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud, Paul Claudel) qu’aux progressistes de s’approprier sa figure (Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Neruda)

Je crois que son influence a été plus grande dans le monde anglo-saxon (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Bob Dylan, Patti Smith) que dans le monde hispanique.

Pourtant, elle est évidente chez Pablo Neruda, particulièrement dans Residencia en la tierra (1935).

Le poète chilien cite une phrase d’Adieu (Une saison en enfer 1873-75) lors son discours de réception du Prix Nobel de Littérature le 13 décembre 1971.

Discurso pronunciado con ocasión de la entrega del Premio Nobel de Literatura.

« Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .

“Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: « A l’aurore, armés dune ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.) Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera. En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres. Así la poesía no habrá cantado en vano.”

Casa de Pablo Neruda de Isla Negra (Chile).

Dans sa maison d’Isla Negra, au bord du Pacifique, on peut remarquer en bonne place les photos de Walt Whitman, de Charles Baudelaire, mais aussi celle d’Arthur Rimbaud.

Pablo Neruda a écrit dans les années 50, pour le centenaire de la naissance du poète de Charleville, une bien curieuse ode à ” l’homme aux semelles de vent. “

Oda a Jean Arthur Rimbaud (Pablo Neruda)

Ahora
en este octubre
cumplirás
cien años,
desgarrador amigo.
¿Me permites
hablarte?
Estoy solo,
en mi ventana
el Pacífico rompe
su eterno trueno oscuro.
Es de noche.

La leña que arde arroja
sobre el óvalo
de tu antiguo retrato
un rayo fugitivo.
Eres un niño
de mechones torcidos,
ojos semicerrados,
boca amarga.
Perdóname
que te hable
como soy, como creo
que serías ahora,
te hable de agua marina
y de leña que arde,
de simples cosas y sencillos seres.

Te torturaron
y quemaron tu alma,
te encerraron
en los muros de Europa
y golpeabas
frenético
las puertas.
Y cuando
ya pudiste
partir
ibas herido,
herido y mudo,
muerto.

Muy bien, otros poetas
dejaron
un cuervo, un cisne,
un sauce,
un pétalo en la lira,
tú dejaste un fantasma
desgarrado
que maldice
y escupe
y andas
aún
sin rumbo,
sin domicilio fijo,
sin número,
por las calles de Europa,
regresando a Marsella,
con arena africana
en los zapatos,
urgente
como un escalofrío,
sediento,
ensangrentado,
con los bolsillos rotos,
desafiante,
perdido,
desdichado.

No es verdad
que te robaste el fuego,
que corrías
con la furia celeste
y con la pedrería
ultravioleta
del infierno,
no es así,
no lo creo,
te negaban
la sencillez, la casa,
la madera,
te rechazaban,
te cerraban puertas,
y volabas entonces,
arcángel iracundo,
a las moradas
de la lejanía,
y moneda a moneda,
sudando y desangrando
tu estatura
querías
acumular el oro
necesario
para la sencillez, para la llave,
para la quieta esposa,
para el hijo,
para la silla tuya,
el pan y la cerveza.

En tu tiempo
sobre las telarañas
ancho
como un paraguas
se cerraba el crepúsculo
y el gas parpadeaba
soñoliento.
Por la Commune pasaste
niño rojo,
y dio tu poesía
llamaradas
que aún suben castigando
las paredes
de los fusilamientos.
Con ojos
de puñal
taladraste
la sombra
carcomida,
la guerra, la errabunda
cruz de Europa.
Por eso hoy, a cien años
de distancia,
te invito
a la sencilla
verdad que no alcanzó
tu frente huracanada,
a América te invito,
a nuestros ríos,
al vapor de la luna
sobre las cordilleras,
a la emancipación
de los obreros,
a la extendida patria
de los pueblos,
al Volga
electrizado,
de los racimos y de las espigas,
a cuanto el hombre
conquistó sin misterio,
con la fuerza
y la sangre,
con una mano y otra,
con millones de manos.

A ti te enloquecieron,
Rimbaud, te condenaron
y te precipitaron
al infierno.
Desertaste la causa
del germen, descubridor
del fuego, sepultaste
la llama
y en la desierta soledad
cumpliste tu condena.
Hoy es más simple, somos
países, somos
pueblos,
los que garantizamos
el crecimiento de la poesía,
el reparto del pan, el patrimonio
del olvidado. Ahora
no estarías
solitario.

Poema escrito en el centenario del nacimiento de Rimbaud, 1954.

Nuevas odas elementales. Buenos Aires, Editorial Losada, 1955.