Ce corps ne revivra jamais plus. Quand on touche ses yeux,
on sent qu’une poignée de terre est plus vivante, car la terre,
même à l’aube, se tait, simplement, repliée sur elle-même.
Un cadavre au contraire, c’est le reste de trop nombreux éveils.
Nous avons cette seule vertu: commencer chaque jour notre vie – devant la terre, sous un ciel silencieux – dans l’attente d’un éveil. Certains sont stupéfaits que l’aube soit si dure; d’éveil en éveil un travail s’accomplit. Mais nous vivons seulement pour un frisson d’où naît notre travail futur, pour réveiller la terre une fois. Ce qui arrive parfois. Puis elle se tait à nouveau comme nous.
Si la main effleurant ce visage n’était gauche – main vivante qui sent au toucher ce qui vit -, si ce froid n’était vraiment que le froid de la terre, dans l’aube qui glace la terre, peut-être serait-ce un éveil, et les choses qui se taisent à l’approche de l’aube, parleraient encore. Mais ma main est tremblante et plus qu’à tout ressemble à une main immobile.
D’autres fois s’éveiller en pleine aube, c’était
une douleur brutale, un spasme de lumière,
mais c’était malgré tout une libération. L’avare parole
de la terre était gaie, pendant un bref instant,
et mourir c’était encore y revenir. Le corps qui attend maintenant
n’est qu’un vestige d’éveils trop nombreux et il ne revient plus
à la terre. Et les lèvres durcies ne le disent même pas.
Travailler fatigue/La mort viendra et elle aura tes yeux. Poésie/ Gallimard (Traduction Gilles de Van). 1969.
Fine della fantasia
Questo corpo mai più ricomincia. A toccargli le occhiaie
uno sente che un mucchio di terra è più vivo,
ché la terra, anche all’alba, non fa che tacere in se stessa.
Ma un cadavere è un resto di troppi risvegli.
Non abbiamo che questa virtù: cominciare
ogni giorno la vita – davanti alla terra,
sotto un cielo che tace – attendendo un risveglio.
Si stupisce qualcuno che l’alba sia tanta fatica;
di risveglio in risveglio un lavoro è compiuto.
Ma viviamo soltanto per dare in un brivido
al lavoro futuro e svegliare una volta la terra.
E talvolta ci accade. Poi torna a tacere con noi.
Se a sfiorare quel volto la mano non fosse malferma
viva mano che sente la vita se tocca –
se davvero quel freddo non fosse che il freddo
della terra, nell’alba che gela la terra,
forse questo sarebbe un risveglio, e le cose che tacciono
sotto l’alba, direbbero ancora parole. Ma trema
la mia mano, e di tutte le cose somiglia alla mano
che non muove.
Altre volte svegliarsi nell’alba
era un secco dolore, uno strappo di luce,
ma era pure una liberazione. L’avara parola
della terra era gaia, in un rapido istante,
e morire era ancora tornarci. Ora, il corpo che attende
è un avanzo di troppi risvegli e alla terra non torna.
Non lo dicon nemmeno, le labbra indurite.
Juan Rulfo (Juan Nepomuceno Carlos Pérez Rulfo Vizcaíno) est né à Sayula, une petite localité de l’état de Jalisco au Mexique le 16 mai 1917.
Il passe son enfance dans un orphelinat de Guadalajara car son père et de nombreux membres de sa famille ont été assassinés en 1923 pendant la guerre des Cristeros (1923-1927).
En 1947, il épouse Clara Angelina Aparicio Reyes (née 12 août 1928). Ils auront quatre enfants: Claudia Berenice, Juan Francisco, Juan Pablo et Juan Carlos.
Cet écrivain, scénariste et photographe mexicain, a publié essentiellement un recueil de 17 nouvelles, Le Llano en flammes (1953), qui traite de la vie des paysans de la région de Jalisco dans une nature aride et hostile et un roman, Pedro Páramo (1955), qui traite de la confusion entre le monde des morts et des vivants. Il reflète bien la fascination qu’entretiennent les Mexicains avec la mort (cf. la fête des morts).
C’est un des grands écrivains latino-américains du XX ème siècle. Son œuvre marque un tournant dans la littérature mexicaine. avec lui, c’est la fin du roman révolutionnaire (Martín Luis Guzmán, Francisco L. Urquizo et Mariano Azuela). Pedro Páramo a eu aussi une très grande influence sur les romanciers du boom latino-américain (Gabriel García Márquez, Mario Vargas Llosa)
Juan Rulfo s’éloigne pourtant ensuite de l’écriture et travaille pour la télévision. Il finit sa carrière comme directeur éditorial de l’Instituto Indigenista de México, comparable au Bureau des affaires indiennes.
Il meurt à Mexico le 8 janvier 1986.
Le llano en flammes, Gallimard, 2001 ( El llano en llamas, 1953), Traduction: Gabriel Iaculli, 17 nouvelles.
Pedro Páramo, Gallimard, 1959 (Pedro Páramo, 1955). Traduction: Roger Lescot, roman. Nouvelle traduction, 2005: Gabriel Iaculli. Gallimard.
Le coq d’or, Gallimard, coll. «L’Imaginaire», 2009 ( El gallo de oro, 1980. Réédition 2010), Traduction: Gabriel Iaculli, roman. Écrit entre 1956 et 1958.
Clara Aparicio, la veuve de Juan Rulfo a fait publier en 2000 81 lettres que son mari lui a envoyées entre 1944 y 1950.
Correspondance de Juan Rulfo. Aire de las colinas: Cartas a Clara (Editorial Sudamericana, 2000, Buenos Aires; Plaza Janés, México; Debate, Espagne)
México, 10 de enero de 1945
Muchachita:
No puedo dejar pasar un día sin pensar en ti. Ayer soñé que tomaba tu carita entre mis manos y te besaba. Fue un dulce y suave sueño. Ayer también me acordé de que aquí habías nacido y bendije esta ciudad por eso, porque te había visto nacer.
No sé lo que está pasando dentro de mí; pero a cada momento siento que hay algo grande y noble por lo que se puede luchar y vivir. Ese algo grande, para mí, lo eres tú. Esto lo he sabido desde hace mucho, más ahora que estoy lejos lo he ratificado y comprendido.
Estuve leyendo hace rato a un tipo que se llama Walt Whitman y encontré una cosa que dice:
El que camina un minuto sin amor, Camina amortajado hacia su propio funeral.
Y esto me hizo recordar que yo siempre anduve paseando mi amor por todas partes, hasta que te encontré a ti y te lo di enteramente. Clara, mi madre murió hace 15 años; desde entonces, el único parecido que he encontrado con ella es Clara Aparicio, alguien a quien tú conoces, por lo cual vuelvo a suplicarte le digas me perdone si la quiero como la quiero y lo difícil que es para mí vivir sin ese cariño que ella tiene guardado en su corazón. Mi madre se llamaba María Vizcaíno y estaba llena de bondad, tanta que su corazón no resintió aquella carga y reventó. No, no es fácil querer mucho. Juan
Woody Guthrie est né le 14 juillet 1912 à Okemah (Oklahoma). Il est décédé le 3 octobre 1967.
Chanteur et guitariste folk américain, influencé par l’anarchiste Joe Hill (1879-1915), il compose des chansons exprimant les luttes des pauvres et des opprimés, tout en célébrant leur esprit de résistance libertaire. Figure emblématique des hobos (« vagabonds » produits par la Grande Dépression), il devient un important porte-parole musical des sentiments ouvriers et populaires. Ses chansons militantes inspirent le renouveau du folk américain des années 1960 (Pete Seeger, Bob Dylan, Joan Baez)
Il joue ici “John Henry” avec Brownie McGhee et Sonny Terry en 1947.
Cette chanson parle d’un ouvrier des grands chantiers routiers et ferroviaires : un « creuseur » de tunnels. Elle raconte aussi la lutte de l’Homme et de la Machine. John Henry était le plus rapide des manieurs de marteau. Mais son contremaître annonce l’arrivée d’un marteau pneumatique sur le chantier. « Un homme n’est rien qu’un homme, répond John Henry, mais avant que je ne laisse ton marteau-piqueur me battre, je mourrai avec mon marteau à la main ! »Telle est l’histoire : la lutte de l’homme contre la machine ; la lutte aussi de l’ouvrier pour son travail ; celle de la dignité contre une modernité destructrice. Celle du travail contre le capital.
John Henry n’est pas un révolutionnaire. Mais John Henry est fier d’être le meilleur des terrassiers. Personne ne manie plus vite que lui le marteau et la pioche. C’est un ouvrier d’élite. Lorsque le contremaître lui annonce ainsi l’arrivée sur le chantier de ce marteau-piqueur pneumatique, capable de creuser plus vite que n’importe quel terrassier, John Henry relève le défi. Il peut faire mieux. Ce n’est pas une mécanique qui lui fera baisser les bras. L’homme vaut mieux que la machine. John Henry sait bien qu’avec les marteaux et les pieux d’acier, on licenciera ceux qui les manient. Le marteau pneumatique, c’est le chômage. John Henry n’est plus un esclave. Il est libre : libre de devoir gagner sa vie, et celle de sa famille ; libre aussi d’être réduit à la misère, si les patrons n’ont plus besoin de ses bras pour gagner de l’argent.
« John Henry » est l’une des plus anciennes chansons connues du folklore afro-américain ( fin du XIXe siècle) Ce n’est pas un blues. Elle est sans doute antérieure à l’émergence même du blues.
Nació un hombre entre muchos que nacieron. Vivió entre muchos hombres que vivieron. Y esto no tiene historia sino tierra tierra central de Chile, donde las viñas encresparon sus cabelleras verdes, la uva se alimenta de la luz, el vino nace de los pies del pueblo.
Parral se llama el sitio
del que nació
en invierno.
Ya no existen
la casa ni la calle:
soltó la cordillera
sus caballos,
se acumuló
el profundo
poderío,
brincaron las montañas
y cayó el pueblo
envuelto
en terremoto.
Y así muros de adobe,
retratos en los muros,
muebles desvencijados
en las salas oscuras,
silencio entrecortado por las moscas,
todo volvió
a ser polvo:
sólo algunos guardamos
forma y sangre,
sólo algunos, y el vino.
Siguió el vino viviendo,
subiendo hasta las uvas
desgranadas
por el otoño
errante,
bajó a lagares sordos,
a barricas
que se tiñeron con su suave sangre,
y allí bajo el espanto
de la tierra terrible
siguió desnudo y vivo.
Yo no tengo memoria
del paisaje ni tiempo,
ni rostros, ni figuras,
sólo polvo impalpable,
la cola del verano
y el cementerio en donde
me llevaron
a ver entre las tumbas
el sueño de mi madre.
Y como nunca vi
su cara
la llamé entre los muertos, para verla,
pero como los otros enterrados,
no sabe, no oye, no contestó nada,
y allí se quedó sola, sin su hijo,
huraña y evasiva
entre las sombras.
Y de allí soy, de aquel
Parral de tierra temblorosa,
tierra cargada de uvas
que nacieron
desde mi madre muerta.
Vous autres qui êtes vivants
Avec vos fils père et mère
Vous n’entendez pas crier les trépassés!
Entre Vannes et Redon
Mon âme est dans l’eau des marais
Mon drap mortuaire est pourri
Depuis que je suis enterré
Est-ce que vous pensez à la mort vous autres?
Avant peu vous gémirez
Ah! qu’il est triste de se plaindre
Plus de bonne lumière
Plus de lit de feignant, plus de sommeil
Gare à vous,
Gare à votre corps si doux
Moi je ne pensais pas davantage
A ceux qui ont quitté la terre
Et vous, mon Dieu où êtes-vous,
Vous qui me laissez dans la nuit et dans l’eau?
Poèmes de Morven le Gaëlique, 1953.
Amour du prochain
à Jean Rousselot
Qui a vu le crapaud traverser la rue? C’est un tout petit homme: une poupée n’est pas plus minuscule. Il se traîne sur les genoux: il a honte on dirait…? Non! Il est rhumatisant, une jambe reste en arrière, il la ramène! Où va-t-il ainsi? Il sort de l’égout, pauvre clown. Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue. Jadis personne ne me remarquait dans la rue, maintenant, les enfants se moquent de mon étoile jaune. Heureux crapaud! tu n’as pas d’étoile jaune.
1943.
Derniers poèmes en vers et en prose. Editions Gallimard, 1961.
Max Jacob est né le 12 juillet 1876 à Quimper dans une famille juive voltairienne et non pratiquante Il est mort le 5 mars 1944 à Drancy, cinq jours avant sa déportation programmée pour Auschwitz.
Max Jacob Œuvres précédé de Portrait de Max en accordéon par Guy Goffette Édition d’Antonio Rodriguez. Collection Quarto, Gallimard 2012. 1824 pages, 203 illustrations.
«Les oeuvres de Max Jacob rassemblées, introduites et annotées par Antonio Rodriguez sont disponibles dans la collection Quarto de Gallimard.
Grand poète, Max Jacob (1876-1944) est un l’une des figures les plus marquantes du XX ème siècle. Sa production ne se borne pas à la poésie mais elle comprend aussi une œuvre graphique et musicale ainsi que l’une des plus riches correspondances de son temps.
Ses amitiés avec les peintres, avec Picasso en particulier qu’il rencontre en 1901, et ses liens privilégiés avec Guillaume Apollinaire, André Salmon ou Pierre Reverdy le placent au cœur des débats esthétiques de l’Esprit nouveau et à l’origine de la poésie moderne. Sa vie et les nombreuses légendes qui lui sont attribuées ou qu’il s’attribue lui-même le mêle à l’effervescence des avant-gardes picturales et littéraires parisiennes à Montmartre ou à Montparnasse. Éclaireur d’une relation profonde dans l’écriture du siècle entre la poésie et la peinture, rénovateur des qualités plastiques et musicales du poème en prose dont il va jusqu’à revendiquer la paternité, son œuvre est faite de contrastes : sa poésie est traversée d’élans religieux et mystiques mais roule aussi vers le cocasse porté au cœur de l’interrogation sur les fondations du sujet. Toute son œuvre montre les jeux multiples autour de la notion du personnage, ses éclats kaléidoscopiques, ses masques incessants, les attentes et les désillusions qu’elle engendre.
Max Jacob a été bouleversé par une apparition miraculeuse en septembre 1909 et s’est retiré à Saint-Benoît-sur-Loire (Loiret) de 1921 à 1928 puis de 1936 à 1944 afin qu’une existence nouvelle refonde les enjeux spirituels initiés par sa conversion au catholicisme (18 février 1915). C’est dans ce village qu’il sera arrêté le 24 février 1944 par la police allemande.
Dès 1940, la législation antisémite bouleverse sa vie: il subit toutes les mesures de persécutions menées par le régime de Vichy et l’occupant contre les Juifs. En 1941, « Monsieur Max » est interdit de publication : il est spolié de ses droits d’auteur. Pendant l’Occupation, il assiste impuissant aux malheurs des siens : « aryanisation » des biens, arrestations, déportations. Lui qui se pensait, à tort, protégé est arrêté chez lui. Conduit à la prison d’Orléans, transféré le 28 février à Drancy, il meurt d’une congestion pulmonaire le 5 mars 1944.
En 1960, Max Jacob a été élevé, à titre civil, au rang de « poète mort pour la France.»
Patricia Sustrac, Présidente de l’association des Amis de Max Jacob.
Pablo Neruda évoque son enfance à plusieurs reprises dans son oeuvre. Elle apparaît entre autres dans Chant général, poème épique en quinze chants, publié en 1950 à Mexico par Talleres Gráficos de la Nación. Il a commencé à le composer dès 1938. Cette épopée comporte 15 sections, 231 poèmes et plus de quinze mille vers et ambitionne d’être une chronique encyclopédique de toute l’Amérique latine.
XV. Yo soy
I. La frontera (1904)
Lo primero que vi fueron árboles, barrancas decoradas con flores de salvaje hermosura, húmedo territorio, bosques que se incendiaban, y el invierno detrás del mundo, desbordado. Mi infancia son zapatos mojados, troncos rotos caídos en la selva, devorados por lianas y escarabajos, dulces días sobre la avena, y la barba dorada de mi padre saliendo hacia la majestad de los ferrocarriles.
Frente a mi casa el agua austral cavaba
hondas derrotas, ciénagas de arcillas enlutadas,
que en el verano eran atmósfera amarilla
por donde las carretas crujían y lloraban,
embarazadas con nueve meses de trigo.
Rápido sol del Sur:
rastrojos, humaredas
en caminos de tierras escarlatas, riberas
de ríos de redondo linaje, corrales y potreros
en que reverberaba la miel del mediodía.
El mundo polvoriento entraba grado a grado
en los galpones, entre barricas y cordeles,
a bodegas cargadas con el resumen rojo
del avellano, todos los párpados del bosque.
Me pareció ascender en el tórrido traje
del verano, con las máquinas trilladoras,
por las cuestas, en la tierra barnizada de boldos,
erguida entre los robles, indeleble,
pegándose en las ruedas como carne aplastada.
Mi infancia recorrió las estaciones: entre
los rieles, los castillos de madera reciente,
la casa sin ciudad, apenas protegida
por reses y manzanos de perfume indecible,
fui yo, delgado niño cuya pálida forma
se impregnaba de bosques vacíos y bodegas.
Canto general, 1950.
XV. Je suis
I. La frontière
Ce que je vis d’abord ce fut des arbres, des ravins
décorés de fleurs belles et sauvages,
un territoire humide, des forêts en feu,
et l’hiver en crue derrière le monde.
J’eus pour enfance des souliers mouillés, des troncs brisés
tombés dans la forêt, dévorés par les lianes
et les scarabées, j’eus des journées douces sur l’avoine,
et la barbe dorée de mon père partant
pour la majesté des chemins de fer.
La pluie australe creusait devant la maison
de profondes mares, des bourbiers d’argile endeuillée,
qui, l’été, se transmuaient en un jaune climat
où les charrettes grinçaient, où elles pleuraient
enceintes de neuf mois de blé.
Soleil du Sud: soleil rapide:
chaumes, denses fumées
dans des chemins de terre écarlates, berges
de fleuves à ronde lignée, prairies, enclos
où le miel du midi était réverbéré.
Le monde poussiéreux pénétrait par degré
dans les hangars, parmi des tonneaux et des cordes,
jusqu’aux caves entassant le rouge résumé
du noisetier, toutes les paupières de la forêt.
Il me parut monter dans la robe torride
de l’été, avec les batteuses, au long
des côtes, sur la terre au vernis de boldos
dressée entre les chênes, indélébile,
et qui collait aux roues comme chair écrasée.
Mon enfance parcourut les saisons: avec, autour de moi,
les rails, les châteaux de bois frais
et la maison sans ville, à peine protégée
par des troupeaux et des pommiers au parfum ineffable,
je vécus, mince enfant à la forme pâlotte,
en m’imprégnant de forêts vides et d’entrepôts.
Chant général, 1977. Éditions Gallimard (Traduction de Claude Couffon).
XV Yo soy
III. La casa
Mi casa, las paredes cuya madera fresca,
recién cortada, huele aún: destartalada
casa de la frontera, que crujía
a cada paso, y silbaba con el viento de guerra
del tiempo austral, haciéndose elemento
de tempestad, ave desconocida
bajo cuyas heladas plumas creció mi canto.
Vi sombras, rostros que como plantas
en torno a mis raíces crecieron, deudos
que cantaban tonadas a la sombra de un árbol
y disparaban entre los caballos mojados,
mujeres escondidas en la sombra
que dejaban las torres masculinas,
galopes que azotaban la luz,
enrarecidas
noches de cólera, perros que ladraban.
Mi padre, con el alba oscura
de la tierra, hacia qué perdidos archipiélagos
en sus trenes que aullaban se deslizó?
Más tarde amé el olor del carbón en el humo,
los aceites, los ejes de precisión helada,
y el grave tren cruzando el invierno extendido
sobre la tierra,como una oruga orgullosa.
De pronto trepidaron las puertas.
Es mi padre.
Lo rodean los centuriones del camino:
ferroviarios envueltos en sus mantas mojadas,
el vapor y la lluvia con ellos revistieron
la casa, el comedor se llenó de relatos
enronquecidos, los vasos se vertieron,
y hasta mí, de los seres, como una separada
barrera, en que vivían los dolores,
llegaron las congojas, las ceñudas
cicatrices, los hombres sin dinero,
la garra mineral de la pobreza.
Canto general, 1950.
XV. Je suis
III. La maison
Ma maison et ses murs de planches fraîches
dont je sens encor le parfum; branlante et biscornue
maison de la frontière qui craquait
à chaque pas, et où sifflait le vent de guerre
du temps austral, maison qui devenait alors
élément de tempête ou oiseau inconnu
aux plumes glacées sous lesquelles grandissait mon chant.
Je vis des ombres, des visages qui poussèrent
comme des plantes autour de mes racines, des parents
qui fredonnaient sous les grands arbres et qui tiraient
des coups de feu au milieu des chevaux mouillés,
des femmes qui, cachées dans l’ombre,
délaissaient les tours masculines,
des galops qui fouettaient le jour,
des nuits
coléreuses et sans air, des chiens qui aboyaient.
Avec l’aube, mon père, sur la terre enténébrée,
se faufilait dans ses trains qui hurlaient.
Vers quels archipels oubliés?
Plus tard j’ai aimé l’odeur du charbon dans la fumée,
les huiles, les essieux, leur précision glacée,
l’hiver allongé sur la terre.
Soudain les portes ont trépidé.
Voici mon père
entouré de ses centurions: les cheminots,
ils sont enveloppés dans leurs couvertures trempées,
la vapeur et la pluie avec eux ont vêtu
la maison, dans la salle à manger, leurs récits
foisonnent et s’enrouent, les verres se répandent,
et de ces êtres, jusqu’à moi, comme d’une barrière
écartée, où nichaient, où vivaient les douleurs,
sont arrivés les angoisses, les cicatrices
taciturnes, les hommes sans argent,
la griffe minérale de la pauvreté.
Chant général, 1977. Éditions Gallimard (Traduction de Claude Couffon).
Pablo Neruda, né le 12 juillet 1904 à Parral (province de Linares) dans le sud du Chili, perd sa mère, Rosa Neftalí Basoalto Opazo deux mois après sa naissance. Son père, José del Carmen Reyes Morales (1872-1938) s’installe à Temuco, capitale de la région d’Araucanie et de la province de Cautín en 1905 et se remarie en 1906 avec doña Trinidad Candia Malverde (La mamadre) (1869-1938). Il évoque cette belle figure dans son autobiographie en vers, Memorial de Isla Negra (1964).
La mamadre
La mamadre viene por ahí, con zuecos de madera. Anoche sopló el viento del polo, se rompieron los tejados, se cayeron los muros y los puentes, aulló la noche entera con sus pumas, y ahora, en la mañana de sol helado, llega mi mamadre, doña Trinidad Marverde, dulce como la tímida frescura del sol en las regiones tempestuosas, lamparita menuda y apagándose, encendiéndose para que todos vean el camino.
Oh dulce mamadre
—nunca pude
decir madrastra—,
ahora
mi boca tiembla para definirte,
porque apenas
abrí el entendimiento
vi la bondad vestida de pobre trapo oscuro,
la santidad más útil:
la del agua y la harina,
y eso fuiste: la vida te hizo pan
y allí te consumimos,
invierno largo a invierno desolado
con las goteras dentro
de la casa
y tu humildad ubicua
desgranando
el áspero
cereal de la pobreza
como si hubieras ido
repartiendo
un río de diamantes.
Ay mamá, cómo pude
vivir sin recordarte
cada minuto mío?
No es posible. Yo llevo
tu Marverde en mi sangre,
el apellido
del pan que se reparte,
de aquellas
dulces manos
que cortaron del saco de la harina
los calzoncillos de mi infancia,
de la que cocinó, planchó, lavó,
sembró, calmó la fiebre,
y cuando todo estuvo hecho,
y ya podía
yo sostenerme con los pies seguros,
se fue, cumplida, oscura,
al pequeño ataúd
donde por vez primera estuvo ociosa
bajo la dura lluvia de Temuco.
Ricardo Eliécer Neftalí Reyes Basoalto (Pablo Neruda) est né le 12 juillet 1904 à Parral (province de Linares) dans le sud du Chili. Sa mère, Rosa Neftalí Basoalto Opazo, institutrice, meurt de tuberculose deux mois après sa naissance. Son père, José del Carmen Reyes Morales, est employé des chemins de fer chiliens.
La famille s’installe à Temuco, capitale de la région d’Araucanie et de la province de Cautín, à 670 km de Santiago en 1905. Le jeune Ricardo y passe son enfance. Son père se remarie en 1906 en secondes noces avec doña Trinidad Candia Malverde (La mamadre).
«Mi infancia son zapatos mojados, troncos rotos caídos en la selva, devorados por lianas y escarabajos, dulces días sobre la avena, y la barba dorada de mi padre saliendo hacia la majestad de los ferrocarriles. » (Canto general, 1950)
«J’eus pour enfance des souliers mouillés, des troncs brisés tombés dans la forêt, dévorés par les lianes et les scarabées, j’eus des journées douces sur l’avoine et la barbe dorée de mon père partant pour la majesté des chemins de fer. » (Chant général, 1977 pour la traduction française de Claude Couffon, Editions Gallimard)
Il aurait choisi en 1920 son nom de plume après la lecture des Contes de Mala Strana de l’écrivain et poète tchèque Jan Neruda (1834-1891 (le patronyme Neruda signifiant en tchèque «pas de la famille»).
En 1924, il publie Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (Veinte poemas de amor y una canción desesperada). En 1927, il devient diplomate, consul ad honorem à Rangoon. Il commence à rédiger le recueil Résidence sur la terre (Residencia en la tierra), publié en septembre 1935 à Madrid.
À partir de 1935, il est consul en Espagne où il entretient des relations amicales avec Federico García Lorca qu’il avait connu à Buenos Aires en octobre 1933 et les poètes de la génération de 1927. Il s’installe à Madrid dans la «Maison des fleurs», dans le quartier d’Argüelles.
En 1939, il organise l’immigration au Chili de plus de 2 000 républicains espagnols à bord du Winnipeg.
Après Gabriela Mistral en 1945 et Miguel Ángel Asturias en 1967, Pablo Neruda devient le troisième écrivain d’Amérique latine à obtenir le prix Nobel de littérature le 21 octobre 1971.
Le coup d’État du 11 septembre 1973 au Chili renverse le président Salvador Allende. La maison de Pablo Neruda à Santiago est saccagée et ses livres brûlés. Le poète meurt le 23 septembre 1973 à la clinique Santa María de Santiago, officiellement d’un cancer de la prostate. L’inhumation de son corps, transporté depuis sa maison saccagée jusqu’au cimetière central de Santiago, devient, malgré la surveillance policière, la première manifestation publique de protestation contre la junte militaire dirigée par Augusto Pinochet.