William Faulkner – Jorge Luis Borges

William Faulkner.

L’influence de William Faulkner sur la plupart des grands écrivains latinoaméricains du XXème siècle (Juan Rulfo, Juan Carlos Onetti, Gabriel García Márquez, Guillermo Cabrera Infante, Ernesto Sabato) est indéniable. Ainsi, Jorge Luis Borges a traduit en 1941 Les palmiers sauvages de Faulkner et Un Barbare en Asie d’Henri Michaux pour compléter ses revenus. Le grand argentin avait une conception personnelle de la traduction, mais ce livre, publié aux États-Unis en 1939, a paru en Argentine (Editorial Sudamericana), plus tôt qu’en France.

Incipit:

LES PALMIERS SAUVAGES
«Le coup retentit de nouveau, à la fois discret et impérieux, tandis que le docteur descendait, précédé par le cône de lumière de sa lampe de poche découpant devant lui l’escalier teinté en brun puis le vestibule de la même couleur fait de planches assemblées à tenons et mortaises. C’était un modeste bungalow au bord de la mer, avec un étage cependant, éclairé par des lampes à huile, ou plutôt par une lampe à huile que sa femme avait montée au premier après le dîner. Et avec cela le docteur portait une chemise de nuit, et non un pyjama, pour la même raison qu’il fumait une pipe à laquelle il ne s’était jamais habitué et savait fort bien qu’il ne s’habituerait jamais, alternant celle-ci avec le cigare que ses clients lui offraient parfois entre deux dimanches, où il fumait alors les trois cigares qu’il pensait pouvoir s’offrir, bien qu’il fût propriétaire du bungalow, de celui d’à côté et d’un autre, avec électricité et murs plâtrés, dans la petite ville à quatre milles de là. Car il avait maintenant quarante-huit ans et il avait eu seize, puis dix-huit, puis vingt ans en un temps où son père lui disait (et il le croyait) que les cigarettes et les pyjamas, c’était fait pour les gandins et les femmes.»

William Faulkner Si je t’oublie, Jérusalem (Les palmiers sauvages) traduit de l’anglais par Maurice-Edgar Coindreau (1952), révisée par François Pitavy. Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade 2000; réédition Collection « L’Imaginaire », 2001.

Wild Palms

«The knocking sounded again, at once discreet and peremptory, while the doctor was descending the stairs, the flashlight’s beam lancing on before him down the brown-stained stairwell and into the brown-stained tongue-and-groove box of the lower hall. Itwas a beach cottage, even though of two stories, and lighted by oil lamps—or an oil lamp, which his wife had carried up stairs with them after supper. And the doctor wore a nightshirt too, not pajamas, for the same reason that he smoked the pipe which he had never learned and knew that he would never learn to like, between the occasional cigar which clients gave him in the intervals of Sundays on which he smoked the three cigars which he felt he could buy for himself even though he owned the beach cottage as well as the one next door to it and the one, the residence with electricity and plastered walls, in the village four miles away. Because he was now forty-eight years old and he had been sixteen and eighteen and twenty at the time when his father could tell him (and he believe it) that cigarettes and pajamas were for dudes and women»

William Faulkner, If I Forget Thee, Jerusalem (The Wild Palms). 1939.

C’est le roman de Faulkner où la souffrance morale et physique atteint sa plus grande intensité. “On ne se suicide pas pour un chagrin d’amour: on écrit un roman.”, disait l’auteur. “Entre le chagrin et le néant, je choisis le chagrin.” “Between grief and nothing, I will take grief.” (Cette citation du roman est reprise par Jean-Luc Godard dans Á bout de souffle. 1960)

Borges n’aimait pas beaucoup ce roman, ou plutôt cette œuvre qui mêle deux nouvelles. Le texte ne fut pas très bien reçu aux États-Unis, mais eut beaucoup de succès en Amérique Latine et une grande influence. Borges avait traduit Virginia Woolf, Herman Melville, Henri Michaux et André Gide. S’il n’était pas encore très connu internationalement, il avait déjà un grand prestige dans les milieux qui entouraient Victoria Ocampo et la revue Sur. Sa traduction prend comme point de départ la version britannique de la maison d’édition Chatto & Winduet, bien censurée ( exit les gros mots, les jurons, les scènes de sexe), et non le texte original édité par Random House. Borges privilégie la trame de l’histoire, fait peu de cas du contexte culturel, ne respecte pas non plus beaucoup la lettre du texte. Certains lecteurs ont loué la qualité de son style, d’autres ont pointé ses nombreuses erreurs (place du narrateur, utilisation des temps).
Jorge Luis Borges dans son Introduction à La invención de Morel (1940) de son ami Adolfo Bioy Casares dit: «La novela característica, «psicológica», propende a ser informe. Los rusos y los discípulos de los rusos han demostrado hasta el hastío que nadie es imposible: suicidas por felicidad, asesinos por benevolencia, personas que se adoran hasta el punto de separarse para siempre, delatores por fervor o por humildad… Esa libertad plena acaba por equivaler al pleno desorden. Por otra parte, la novela «psicológica» quiere ser también novela «realista»: prefiere que olvidemos su carácter de artificio verbal y hace de toda vana precisión (o de toda lánguida vaguedad) un nuevo toque verosímil. Hay páginas, hay capítulos de Marcel Proust que son inaceptables como invenciones: a los que, sin saberlo, nos resignamos como a lo insípido y ocioso de cada día. La novela de aventuras, en cambio, no se propone como una transcripción de la realidad: es un objeto artificial que no sufre ninguna parte injustificada. El temor de incurrir en la mera variedad sucesiva del Asno de Oro, de los siete viajes de Simbad o del Quijote, le impone un riguroso argumento.»

Je rappelle la fin du roman: “- Les femmes, font chier”, fit le grand forçat.” (“Women, shit,” the tall convict said.) Le lecteur de Faulkner chez Random House était alors Saxe Commins. Il avait obligé l’auteur à changer le titre de son roman et à supprimer le dernier mot du forçat à la fin du livre. De la première à la huitième édition, le mot shit avait été supprimé et remplacé par un tiret (“Women -“) Le violent rejet des femmes par le forçat n’était donc pas explicite. Maurice Edgar Coindreau avait traduit par le bien français: “Ah! Les femmes!” dit le grand forçat.”. Á partir de l’édition Vintage de 1962, on trouve: “Women —-t” C’est seulement avec l’édition de 1990 que le mot est rétabli et en français avec la traduction de la Pléiade revue par François Pitavy en 2000: — Les femmes. Font chier ! ” fit le grand forçat

Fernando Pessoa

Fernando Pessoa. Street Art.

« Le Livre de l’intranquillité est le journal intime que Pessoa attribue à son double, l’employé de bureau Bernardo Soares ; mais les paysages urbains de Lisbonne y sont si présents qu’on peut le lire aussi comme le roman géo-poétique de la ville avec laquelle il entretient un rapport singulier, un peu comme Baudelaire avec Paris ou Joyce avec Dublin. » (Robert Bréchon)
En 2018 paraît, chez Christian Bourgois éditeur, la réorganisation proposée trois ans plus tôt par Teresa Rita Lopes, dans une nouvelle traduction de Marie-Hélène Piwnik. Le titre devient Livre(s) de l’inquiétude, et l’ouvrage est divisé en trois parties correspondant aux livres de trois hétéronymes distincts, classés chronologiquement.
Incipit. Ce texte est une présentation de l’hétéronyme Bernardo Soares par Fernando Pessoa.
Autobiographie sans événements.

Le Livre de l’intranquillité, Christian Bourgois. 1999.

« Il existe à Lisbonne un certain nombre de petits restaurants ou de bistrots qui comportent, au dessus d’une salle d’allure convenable, un entresol offrant cette sorte de confort pesant et familial des restaurants de petites villes sans chemin de fer. Dans ces entresols, peu fréquentés en dehors des dimanches, on rencontre souvent des types humains assez curieux, des personnages dénués de tout intérêt, toute une série d’apartés de la vie.
Le désir de tranquillité et la modicité des prix m’amenèrent, à une certaine période de ma vie, à fréquenter l’un de ces entresols. Lorsque j’y dînais, vers les sept heures, j’y rencontrais presque toujours un homme dont l’aspect, que je jugeai au début sans intérêt, éveilla peu à peu mon attention.
C’était un homme d’environ trente ans, assez grand, exagérément voûté en position assise, mais un peu moins une fois debout, et vêtu avec une certaine négligence qui n’était pas, cependant, entièrement négligée. Sur son visage pâle, aux traits dénués de tout intérêt, on décelait un air de souffrance qui ne leur en ajoutait aucun, et il était bien difficile de définir quelle sorte de souffrance indiquait cet air-là – il semblait en désigner plusieurs, privations, angoisses, et aussi cette souffrance née de l’indifférence, qui naît elle-même d’un excès de souffrance.»

Livro do Desassossego, Assírio & Alvim, 1998.

« Há em Lisboa um pequeno número de restaurantes ou casas de pasto em que, sobre uma loja com feitio de taberna decente, se ergue uma sobreloja com uma feição pesada e caseira de restaurante de vila sem comboios. Nessas sobrelojas, salvo ao domingo pouco frequentadas, é frequente encontrarem-se tipos curiosos, caras sem interesse, uma série de apartes na vida.
O desejo de sossego e a conveniência de preços levaram-me, num período da minha vida, a ser frequente num a sobreloja dessas. Sucedia que, quando calhava jantar pelas sete horas, quase sempre encontrava um indivíduo cujo aspeto, não me interessando a princípio, pouco a pouco passou a interessarme.
Era um homem que aparentava trinta anos, magro, mais alto que baixo, curvado exageradamente quando sentado, mas menos quando de pé, vestido com um certo desleixo não inteiramente desleixado. Na face pálida e sem interesse de feições um ar de sofrimento não acrescentava interesse, e era difícil definir que espécie de sofrimento esse ar indicava — parecia indicar vários, privações, angústias, e aquele sofrimento que nasce da indiferença que provém de ter sofrido muito.»

Juan Carlos Onetti

Juan Carlos Onetti.

Colette W. m’a demandé de proposer 10 incipit de livres qui m’ont marqué.

Je commence parJuan Carlos Onetti, Les adieux. Christian Bourgois éditeur. 1985. Traduit par Louis Jolicoeur.

« J’aurais préféré ne voir de l’homme que ses mains, la première fois qu’il entra au bistrot; des mains lentes, hésitantes et maladroites, qui bougeaient sans conviction, longues et pâles, s’excusant de leur nonchalance. Il posa quelques questions et but une bière; debout, à l’extrémité du comptoir – en arrière-plan, les espadrilles, le calendrier, les saucissons blanchis par les années – le visage tourné vers l’extérieur, vers le soleil de fin de journée et les teintes violettes de la montagne, attendant le car qui allait le conduire à l’entrée du vieil hôtel.
J’aurais préféré ne voir que ses mains, il m’aurait suffi de les voir quand je lui donnai la monnaie des cent pesos et que ses doigts serrèrent les billets, tentèrent de les plier, mais abandonnèrent aussitôt, se limitant à en faire une petite boule qu’ils cachèrent avec pudeur dans la poche du veston. Ces gestes secs sur le bois craqué couvert de graisse et de crasse m’auraient suffi pour savoir qu’il n’allait pas guérir, qu’il ne savait absolument pas où trouver la volonté de guérir.»

« Quisiera no haber visto del hombre, la primera vez que entró en el almacén, nada más que las manos; lentas, intimidadas y torpes, moviéndose sin fe, largas y todavía sin tostar, disculpándose por su actuación desinteresada. Hizo algunas preguntas y tomó una botella de cerveza, de pie en el extremo más sombrío del mostrador, vuelta la cara – sobre un fondo de alpargatas, el almanaque, embutidos blanqueados por los años – hacia afuera, hacia el sol del atardecer y la altura violeta de la sierra, mientras esperaba el ómnibus que lo llevaría a los portones del hotel viejo.
Quisiera no haberle visto más que las manos, me hubiera bastado verlas cuando le di el cambio de los cien pesos y los dedos apretaron los billetes, trataron de acomodarlos y, en seguida, resolviéndose, hicieron una pelota achatada y la escondieron con pudor en un bolsillo del saco; me hubieran bastado aquellos movimientos sobre la madera llena de tajos rellenados con grasa y mugre para saber que no iba a curarse, que no conocía nada de donde sacar voluntad para curarse.» Los adioses, 1954.

Plus tard, Léon-Marc L. m’a demandé de conseiller trois livres d’Onetti en particulier. Voici ma réponse:

1) Les adieux. Traduit par Louis Jolicœur, Paris, Christian Bourgois, 1985. Publié ensuite en 10-18.
2) El astillero (1961)
Roman publié en français sous le titre Le Chantier, traduit par Laure Guille-Bataillon, Paris, Stock, 1967 ; nouvelle édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 1984; réédition, Paris, Gallimard,«L’Imaginaire»n° 615, 2011
Un des trois romans de sa trilogie sur Santa María.
3) Les bas-fonds du rêve [Tan triste como elle y otros cuentos para una tumba sin nombre]
Première parution en 1981.Traduit de l’espagnol (Uruguay) par Laure Bataillon, Claude Couffon et Abel Gerschenfeld Collection L’Imaginaire (n° 630), Gallimard, 2012.
Il y a un conte extraordinaire qui s’appelle Un sueño realizado (1941). Je ne suis pas sûr qu’il soit dans ce recueil en français. Je vérifierai lors d’une prochaine visite en librairie.
Mario Vargas Llosa a publié un très bon livre critique en 2008 El Viaje a la ficción. El mundo de Juan Carlos Onetti. Voyage vers la fiction . Le monde de Juan Carlos Onetti. Trad. de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan. Collection Arcades (n°95), Gallimard 2009.
Le Prix Nobel péruvien n’était pas rancunier. Onetti a passé les dernières années de sa vie à Madrid dans son lit à boire du whisky et à lire des romans policiers. Des écrivains et des journalistes venaient lui rendre visite. Quand on lui demandait pourquoi il était édenté, il répondait en se marrant qu’il avait une dentition parfaite, mais qu’il l’avait prêtée à Mario Vargas Llosa.

Onetti y Mario (Juan Cruz Ruiz) La Opinión A Coruña, 23/11/2008.
“Onetti tenía un profundo afecto por Mario; esos chistes que él contaba de su relación con Vargas Llosa, y que Mario reproduce en este libro (El viaje a la ficción. El mundo de Juan Carlos Onetti, Alfaguara) reflejaban, y es verdad que lo hacían, esto no es hipérbole, yo lo ví, ese profundo afecto; Vargas Llosa, decía Onetti, “está casado con la literatura, y yo tengo la relación de un amante”. Y también reproduce Mario ese otro chascarrillo tan famoso sobre su dentadura: “Yo tengo una dentadura perfecta”, le explicó, desdentado, a una productora de la televisión francesa, “pero se la he prestado a Mario Vargas Llosa”.

Federico García Lorca

Federico García Lorca (David Seymour (Chim) près de la Plaza Mayor de Madrid. Juillet 1936.

Le recueil Poeta en Nueva York (Poète à New York) de Federico García Lorca a été publié il y a 80 ans, quatre ans après son assassinat. Deux éditions différentes sont parues en 1940, une bilingue préparée par Rolfe Humphries chez Norton, et une espagnole préparée par José Bergamín chez Séneca. Tous deux avaient eu recours à des versions manuscrites. Les différences entre les versions des poèmes ont entraîné plusieurs éditions différentes du recueil. García Lorca a vécu à New York du 25 juin 1929 au 4 mars 1930. Il partit ensuite vers Cuba où il resta trois mois. Ce livre est un des sommets de la poésie espagnole.

Ciudad sin sueño
(Nocturno del Brooklyn Bridge)

No duerme nadie por el cielo. Nadie, nadie.
No duerme nadie.
Las criaturas de la luna huelen y rondan sus cabañas.
Vendrán las iguanas vivas a morder a los hombres que no sueñan
y el que huye con el corazón roto encontrará por las esquinas
al increíble cocodrilo quieto bajo la tierna protesta de los astros.

No duerme nadie por el mundo. Nadie, nadie.
No duerme nadie.
Hay un muerto en el cementerio más lejano
que se queja tres años
porque tiene un paisaje seco en la rodilla;
y el niño que enterraron esta mañana lloraba tanto
que hubo necesidad de llamar a los perros para que callase.

No es sueño la vida. ¡Alerta! ¡Alerta! ¡Alerta!
Nos caemos por las escaleras para comer la tierra húmeda
o subimos al filo de la nieve con el coro de las dalias muertas.
Pero no hay olvido, ni sueño:
carne viva. Los besos atan las bocas
en una maraña de venas recientes
y al que le duele su dolor le dolerá sin descanso
y al que teme la muerte la llevará sobre sus hombros.

Un día
los caballos vivirán en las tabernas
y las hormigas furiosas
atacarán los cielos amarillos que se refugian en los ojos de las vacas.
Otro día
veremos la resurrección de las mariposas disecadas
y aún andando por un paisaje de esponjas grises y barcos mudos
veremos brillar nuestro anillo y manar rosas de nuestra lengua.

¡Alerta! ¡Alerta! ¡Alerta!
A los que guardan todavía huellas de zarpa y aguacero,
a aquel muchacho que llora porque no sabe la invención del puente
o a aquel muerto que ya no tiene más que la cabeza y un zapato,
hay que llevarlos al muro donde iguanas y sierpes esperan,
donde espera la dentadura del oso,
donde espera la mano momificada del niño
y la piel del camello se eriza con un violento escalofrío azul.

No duerme nadie por el cielo. Nadie, nadie.
No duerme nadie.
Pero si alguien cierra los ojos,
¡azotadlo, hijos míos, azotadlo!
Hay un panorama de ojos abiertos
y amargas llagas encendidas.
No duerme nadie por el mundo. Nadie, nadie.
Ya lo he dicho.
No duerme nadie.

Pero si alguien tiene por la noche exceso de musgo en las sienes,
abrid los escotillones para que vea bajo la luna
las copas falsas, el veneno y la calavera de los teatros.

Poeta en Nueva York, 1940.

Ville sans sommeil

(Nocturne de Brooklyn Bridge)

Personne ne dort dans le ciel. Personne, personne.
Personne ne dort.
Les créatures de la lune flairent et rôdent autour de leurs cabanes.
Viendront les iguanes vivants mordre les hommes qui ne rêvent pas
et celui qui fuit, le coeur brisé, trouvera aux coins des rues
l’incroyable crocodile tranquille sous la tendre protestation des astres.

Personne ne dort dans le monde. Personne, personne.
Personne ne dort.
Il y a un mort au cimetière le plus lointain,
qui se plaint trois ans
parce qu’il a un paysage sec dans un genou;
et l’enfant qu’on a enterré ce matin pleurait si fort
qu’il fallut appeler les chiens pour le faire taire.

La vie nest pas un songe. Alerte! Alerte! Alerte!
Nous roulons au bas des escaliers pour manger la terre humide
ou nous montons au fil de la neige avec le choeur des dahlias morts.
Mais il n’y a oubli ni songe:
chair vive. Les baisers lient les bouches
dans une broussaille de veines récentes
et qui a mal à son mal aura mal sans repos
et qui a peur de la mort la portera sur ses épaules.

Un jour
les chevaux vivront dans les tavernes
et les fourmis furieuses
attaqueront les ciels jaunes qui se réfugient aux yeux des vaches.
Un autre jour
nous verrons la résurection des papillons disséqués
et même en marchant dans un paysage d’éponges grises et de bateaux muets
nous verrons briller notre anneau et sourdre des roses de notre langue.
Alerte! Alerte! Alerte!
ceux qui gardent encore trace des griffes et de l’averse,
ce garçon qui pleure parcequ’il ignore l’invention du pont
ou ce mort qui n’a plus que la tête et un soulier,
où attend la denture de l’ours,
où attend la main momifiée de l’enfant
et où la peau du chameau se hérisse dans un frisson bleu.

Personne ne dort dans le ciel. Personne, personne.
Personne ne dort.
Mais si quelqu’un ferme les yeux,
fouettez le mes fils, fouettez le!
Qu’il y ait un panorama d’yeux ouverts
et de plaies amères enflammées.
Personne ne dort par le monde. Personne, personne.
Je l’ai déjà dit.
Personne ne dort.

Mais si quelqu’un, la nuit, a trop de mousse aux tempes,
ouvrez les écoutilles afin qu’il voie sous la lune
les fausses coupes, le poison et la tête de mort des théâtres.

Poète à New York.

Juan Rulfo – Elena Poniatowska

Ciudad de México. Parque Juan Rulfo. Busto de Juan Rulfo.

http://www.revistadelauniversidad.unam.mx/ojs_rum/files/journals/1/articles/17982/public/17982-34189-1-PB.pdf

Dans ce texte d’Elena Poniatowska (El escritor en llamas), publié par la Revista de la Universidad de México, on retrouve cette déclaration de Juan Rulfo faite à la journaliste et romancière mexicaine de nombreuses années auparavant. Elle est significative de la personnalité du grand écrivain mexicain, auteur de deux livres marquants de la littérature hispanoaméricaine El llano en llamas (1953) et Pedro Páramo (1955).

«Yo vivo muy encerrado, siempre muy encerrado. Voy de aquí a mi oficina y párale de contar. Yo me la vivo angustiado. Yo soy un hombre muy solo, solo entre los demás. Con la única que platico es con mi soledad. Vivo en la soledad. Ya sé que todos los hombres están solos, pero yo más. Me sentí más solo que nadie cuando llegué a la ciudad de Méjico y nadie hablaba conmigo, y desde entonces la soledad no me ha abandonado. Mi abuela no hablaba con nadie, esta costumbre de hablar es del Distrito Federal, no del campo. En mi casa no hablamos, nadie habla con nadie, ni yo con Clara, ni ella conmigo, ni mis hijos tampoco, nadie habla, eso no se usa, además yo, ni quiero comunicarme, lo que quiero es explicarme lo que sucede y todos los días dialogo conmigo mismo, mientras cruzo las calles para ir a pie al Instituto Nacional Indigenista, voy dialogando conmigo sólo para desahogarme. No me gusta hablar con nadie.»

Elena Poniatowska. Prix Cervantes 2013.

David Hume

Portrait de David Hume (Allan Ramsay). 1754. Edimbourg, Galerie nationale d’Écosse.

Enquête sur l’entendement humain. 1748.
Traduction par André Leroy, Aubier-Montaigne 1947, (revue et corrigée par Michelle Beyssade, Garnier-Flammarion 1983, 2006)

SECTION 5
Solutions sceptiques de ces doutes

Première partie

“La passion de la philosophie, comme la passion religieuse, est exposée, semble-t-il à cet inconvénient que, bien qu’elle vise à corriger nos moeurs, et à déraciner nos vices, il se peut qu’elle ne serve, si on la gouverne imprudemment, qu’à encourager une inclination prédominante et à pousser l’esprit, avec une résolution plus déterminée, du côté qui l’attire trop déjà par l’effet des tendances et inclinations de son caractère naturel. Assurément, alors que nous aspirons à la fermeté magnanime de la sagesse philosophique et que nous tentons d’enclore entièrement nos plaisirs dans les limites de notre propre esprit, nous pouvons, en définitive, faire de notre philosophie, à l’instar d’Epictète et des autres Stoïciens, seulement un système plus raffiné d’égoïsme, et nous pouvons nous convaincre par raisonnement de nous dégager de toute vertu aussi bien que de tous les plaisirs de la société. Cependant que nous étudions attentivement la vanité de la vie humaine et que nous tournons nos pensées à considérer la nature creuse et passagère des richesses et des honneurs, nous sommes, peut-être, tout ce temps, en train de flatter notre indolence naturelle qui, par aversion de la précipitation du monde et de l’esclavage des affaires, cherche un semblant de raison pour s’accorder une indulgence pleine et sans contrôle. Il y a pourtant une espèce de philosophie qui semble peu exposée à cet inconvénient parce qu’elle ne soulève aucune passion désordonnée de l’esprit humain et qu’elle ne s’allie à aucune affection ou tendance naturelles, c’est la philosophie académique ou sceptique. Les académiciens parlent toujours de doute et de suspension de jugement, du danger des déterminations hâtives; ils parlent d’enfermer en de très étroites limites les recherches de l’entendement, et de renoncer à toutes les spéculations qui débordent les frontières de la vie et de la pratique courantes. Rien, par suite, ne peut être plus opposé qu’une telle philosophie à l’indolence léthargique de l’esprit, à sa téméraire arrogance, à ses hautaines prétentions et à sa superstitieuse crédulité. Toute passion en est mortifiée, sauf l’amour de la vérité; et cette passion n’est jamais portée, et elle ne peut l’être, à un trop haut degré. Il est donc surprenant que cette philosophie qui, dans presque tous les cas, doit être inoffensive et innocente, soit l’objet de tant de reproches et de désapprobations sans fondement. Mais peut-être, la circonstance même qui la rend aussi innocente est ce qui l’expose surtout à la haine et au ressentiment publics. Parce qu’elle ne flatte aucune passion désordonnée, elle gagne peu de partisans; parce qu’elle s’oppose à tant de vices et de sottises, elle dresse contre elle une multitude d’ennemis qui la stigmatisent comme libertine, profane et irréligieuse.”

Juan Ramón Jiménez

Retrato de Juan Ramón Jiménez (Daniel Vázquez Díaz), 1916.

En tren

                 I

El tren arranca lentamente…
una opaca, doliente y suave claridad,
perdido entre las gasas azules de la aurora…

Se ven calles sin nadie, con las puertas cerradas,
un reloj da una hora desierta y melancólica,
y, en una pared última, cerca del llano verde,
vacila, polvorienta, una triste farola…

Llovizna…Algunas gotas mueren en el cristal…
Los molinos de viento son vagamente rosas…
Huye más el paisaje… y la ciudad se pierde
allá en el campo inmenso, que un sol difícil dora…

…Desde el lecho, abrazados, sin nostaljia y sin frío,
fundiendo en una sola las ascuas de sus bocas,
dos amantes habrán oído, como en sueños,
este tren lento, lleno de cansancio y de sombra…

Melancolía, 1910-11. Publicado en 1912.

Guillevic 1907 – 1997

Eugène Guillevic (Jacques Robert).

Quotidiennes

Autrefois,
Quand j’étais gamin,
Je me sentais étranger au monde,
C’était
Comme si je n’y étais pas –

Et je me suis appliqué
À m’incorporer à ce tout.

Maintenant où s’approche ma fin,
Et je le sais, je le vis,

Maintenant
Je n’ai plus d’effort à faire
Pour sentir pleinement le monde
Seconde après seconde.

Il est là, je suis en lui,
Je suis à lui.

Quotidiennes, poèmes 1994-1996, Paris, Gallimard, 2002.

Grâce à N.de C. j’ai relu Eugène Guillevic aujourd’hui.

http://patte-de-mouette.fr/2020/05/17/guillevic-toucher-contre-la-peur/

http://patte-de-mouette.fr/2016/10/10/un-autre-toucher/

http://patte-de-mouette.fr/2018/04/10/humilite/

Paris V. 47 rue Claude Bernard.

John Keats

John Keats (William Hilton). vers 1822. Londres National Portrait Gallery.

«A qui est demeuré longtemps confiné dans la ville»

A qui est demeuré longtemps confiné dans la ville
Il est bien doux d’absorber son regard
Dans le visage ouvert et beau du ciel – d’exhaler une prière
En plein sourire du firmament bleu.
Qui donc est plus heureux, lorsque, dans le contentement du coeur,
Il sombre de fatigue sur une couche agréable au creux
D’une houle d’herbes, et lit une tendre
Et gracieuse histoire d’amour et de langueur?
De retour au foyer le soir, une oreille
Captant les notes de Philomèle – un œil
Guettant la course scintillante du petit nuage qui vogue
Il pleure d’un tel jour la fuite si rapide:
Rapide comme une larme versée par un ange au passage
Et qui tombe dans l’éther transparent, en silence.

Seul dans la splendeur. 1990. La Différence Collection Orphée. Edition bilingue. Traduction Robert Davreu. Réédition Points Seuil, 2009.

«To one who has been long in city pent»

To one who has been long in city pent,
’Tis very sweet to look into the fair
And open face of heaven, – to breathe a prayer
Full in the smile of the blue firmament.
Who is more happy, when, with heart’s content,
Fatigued he sinks into some pleasant lair
Of wavy grass, and reads a debonair
And gentle tale of love and languishment?
Returning home at evening, with an ear
Catching the notes of Philomel, – an eye
Watching the sailing cloudlet’s bright career,
He mourns that day so soon has glided by:
E’en like the passage of an angel’s tear
That falls through the clear ether silently.

Poème écrit dans les champs. Juin 1816. Le sonnet trouve son point de départ dans une adaptation de Milton: “As one who long in Populous City pent”. (Paradis perdu, IX, 445.)

Fernando Pessoa

Portrait de Fernando Pessoa (Alberto Cutileiro). Janvier 1935.

Le livre de l’intranquillité. Christian Bourgois Éditeur. Édition de 1999. Texte n° 252. Pages 262-263. Traduction Françoise Laye.

” Penser, malgré tout, c’est encore agir. Ce n’est que dans la rêverie, où rien d’actif n’intervient, où jusqu’à notre conscience de nous mêmes finit par s’embourber dans la vase – c’est seulement, dans ce non-être tiède et humide, que le renoncement à l’action peut être atteint efficacement.
Ne pas tenter de comprendre; ne pas analyser… Se voir soi-même comme on voit la nature; contempler ses émotions comme on contemple un paysage – c’est cela la sagesse…”

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim, 1998.

« Pensar, ainda assim, é agir. Só no devaneio absoluto, onde nada de ativo intervém, onde por fim até a nossa consciència de nós mesmos se atola num lodo – só aí, nesse morno e húmido não-ser, a abdicação da ação competentemente se atinge.
Não querer comprender, não analisar… Ver-se como à natureza; olhar para as suas impressões como para um campo – a sabedoria é isto.»

Libro del desasosiego. Traducción de Perfecto E. Cuadrado. Acantilado. 2013.