Nous rentrons d’un voyage de douze jours en Grèce. Marie Paule Farina a publié hier sur Facebook une citation de El héroe discreto de Mario Vargas Llosa (Alfaguara, 2013). Je recherche dans ma bibliothèque l’original en espagnol. Je me rends compte que l’écrivain péruvien a placé en épigraphe une citation de El hilo de la fábula (Los conjurados. Alianza editorial, 1985) : ” Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. ” ” Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. ” Je remercie Marie Paule et Raymond Farina de me permettre de revenir à Vargas Llosa et à Borges.
El hilo de la fábula
El hilo que la mano de Ariadne dejó en la mano de Teseo (en la otra estaba la espada) para que éste se ahondara en el laberinto y descubriera el centro, el hombre con cabeza de toro o, como quiere Dante, el toro con cabeza de hombre, y le diera muerte y pudiera, ya ejecutada la proeza, destejer las redes de piedra y volver a ella, a su amor.
Las cosas ocurrieron así. Teseo no podía saber que del otro lado del laberinto estaba el otro laberinto, el del tiempo, y que en algún lugar prefijado estaba Medea.
El hilo se ha perdido; el laberinto se ha perdido también. Ahora ni siquiera sabemos si nos rodea un laberinto, un secreto cosmos, o un caos azaroso. Nuestro hermoso deber es imaginar que hay un laberinto y un hilo. Nunca daremos con el hilo; acaso lo encontramos y lo perdemos en un acto de fe, en una cadencia, en el sueño, en las palabras que se llaman filosofía o en la mera y sencilla felicidad.
Cnossos, 1984.
Thésée combat le Minotaure, assisté par Athéna. Médaillon d’un kylix d’Aison, v. 430 av. J.-C. Musée archéologique national de Madrid.
Le fil de la fable
Le fil que la main d’Ariane glissa dans la main de Thésée (son autre main tenait l’épée) pour que celui-ci s’enfonce dans le labyrinthe et qu’il en découvre le centre, l’homme à la tête de taureau ou, comme le veut Dante, le taureau à la tête d’homme, et qu’il lui donne la mort et qu’il puisse enfin, sa prouesse accomplie, défaire les mailles de pierre et revenir vers elle, son amour.
Les choses se passèrent ainsi. Thésée ne pouvait savoir que de l’autre côté du labyrinthe s’ouvrait l’autre labyrinthe, celui du temps, et que dans quelque lieu déjà établi se trouvait Médée.
Le fil s’est perdu. Le labyrinthe s’est perdu, lui aussi. Nous ne savons même plus, maintenant, si c’est un labyrinthe qui nous entoure, un cosmos secret ou un chaos hasardeux. Notre beau devoir à nous est d’imaginer qu’il y a un labyrinthe et un fil. Jamais nous ne tiendrons le fil. Il se peut que nous le rencontrions et que nous le perdions dans un acte de foi, une cadence, un rêve, dans les mots que l’on nomme philosophique ou dans le simple bonheur.
Cnossos, 1984.
Les Conjurés précédé de Le Chiffre. Gallimard. 1988. Traduction de Claude Esteban.
Le livre regroupe les quarante-quatre derniers poèmes et proses poétiques de Jorge Luis Borges. Le livre a été publié en 1985. L’écrivain argentin est décédé à Genève le 14 juin 1986. il avait 86 ans. La traduction de Claude Esteban, mon ancien professeur, est excellente comme toujours.
Le journal El País a publié la dernière chronique de Javier Marías, El más verdadero amor al arte, le jour de son décès le dimanche 11 septembre 2022. Comme promis, j’en propose une traduction.
El País, 11/09/2021
L’amour de l’art le plus authentique (Javier Marías)
S’il est une activité qui me manque, c’est bien la traduction. Je l’ai abandonnée il y a des décennies, à quelques petites exceptions près (un poème, une nouvelle, les citations d’auteurs anglais et français qui apparaissent dans mes romans), et rien ne m’aurait empêché de revenir à elle sans l’existence de mes propres livres et le fait que cette tâche essentielle est si mal rétribuée. C’est sans doute une des plus importantes au monde, et pas seulement pour la littérature, mais aussi pour les informations qui arrivent jusqu’à nous, les sous-titres approximatifs des films et des séries, l’horrible doublage actuel, les progrès médicaux, la recherche scientifique, les conversations entre dirigeants… Mais celle qui me manque le plus c’est la traduction littéraire, à laquelle j’ai consacré autrefois presque tous mes efforts. J’ai toujours affirmé qu’elle ressemble tant à l’écriture qu’il est épuisant de les concilier. La seule différence c’est la présence d’un texte original auquel on doit être fidèle – mais non esclave -. L’ original offre des inconvénients et des avantages. Parmi les premiers, le fait qu’on n’est jamais très libre – mais néanmoins assez – car on doit reproduire le mieux possible dans sa langue ce que Conrad ou James, Proust ou Flaubert, Bernhard ou Rilke ont écrit dans la leur ; c’est à dire que l’on ne peut pas inventer. Au contraire du roman, où l’on invente de la première à la dernière ligne, à tel point que parfois on ne sait comment continuer, et c’est alors qu’on souhaiterait pouvoir disposer d’un original qui guiderait ou dicterait toujours ce que l’on doit écrire. Le texte original comme la partition musicale est là. Il est inamovible, même si le traducteur et le pianiste ont une grande possibilité de choix. La diction, la préférence pour un vocable ou son rejet, le tempo, le rythme, les pauses sont de leur responsabilité. Et ils peuvent tout autant détruire un chef d’oeuvre.
Je me souviens souvent, avec des sueurs froides et un énorme plaisir en même temps des mois et des années que j’ai passés à traduire les trois textes les plus difficiles de ma vie : Le Miroir de la mer, écrit dans l’anglais fantastique, mais étrange d’un polonais ; Tristram Shandy, cette oeuvre monumentale du XVIII ème siècle, pas moins labyrinthique que l’Ulysse de Joyce, si rebattu ; La Religion d’un médecin et Hydriotaphia ou discours sur Les Urnes funéraires récemment découvertes dans le Norfolk de Sir Thomas Browne à la prose majestueuse, sublime, mais aussi alambiquée qui a suscité l’admiration inconditionnelle de Borges et de Bioy Casares. Face à elle, j’ai baissé les bras : Je ne me sentais pas capable de continuer. Au bout de quelques mois, j’ai pensé que c’était dommage que les lecteurs de langue espagnole ne puissent pas la connaître et avec un entrain renouvelé, j’ai repris et conclu cette tâche. Pour quelle raison la connaissance de ces lecteurs m’importait-elle autant ? En aucun cas ils n’allaient être nombreux. Je n’en sais rien. J’ai estimé simplement que cette merveille méritait d’exister dans ma langue même si ce n’était que pour le plaisir et le profit de quelques esprits curieux.
Certains traducteurs ne vivent pas de la traduction – les autres, les pauvres, se voient dans l’obligation d’enchaîner les travaux de toutes sortes et à les traduire à toute allure -. Les premiers ont un sens du devoir superflu et désintéressé envers leurs compatriotes. Si nous pensons à la première traduction du Don Quichotte du Dublinois Thomas Shelton qui date de 1612, sept ans seulement après sa publication en espagnol, qu’est-ce qui a bien pu pousser cet homme à s’embarquer dans ce roman espagnol, long et pas facile, écrit par un parfait inconnu ? Je l’ignore, mais on peut imaginer que Shelton fut assez généreux pour ne pas vouloir priver les autres irlandais, et même les anglais, du plaisir qu’il avait éprouvé à le lire en castillan. Si jamais l’expression « travailler pour l’amour de l’art » a été appropriée, c’est pour le travail de ces traducteurs. En fin de compte, un écrivain nourrit l’espoir, aussi faible soit-il, de vendre beaucoup et de réussir. Le traducteur, lui, ne s’attend jamais à de tels triomphes, et encore aujourd’hui de nombreuses maisons d’édition se permettent de ne pas faire figurer son nom en couverture, comme si Ali Smith ou Zadie Smith n’avaient eu besoin d’aucune aide. Et pour ce qui est des émoluments, c’est à en pleurer. Comment peut-t-on payer pareillement une version de Dickens et celle du énième gugusse américain actuel ? Et cependant c’est ce qui se passe. Il y a des éditeurs qui ont fait fortune grâce au travail d’un traducteur. Ils l’ont rétribué à la page, à un tarif ridicule, un point c’est tout, pendant que l’oeuvre en question se vendait à des milliers d’exemplaires en espagnol.
Je ne sais pas. Mais pourtant, une fille aussi peut s’occuper de sa mère pour l’amour qu’elle lui porte, et cela n’empêche pas que son intense dévouement soit rémunéré, au moins pour qu’elle ne meure pas de faim alors qu’elle renonce à travailler pour gagner sa vie. De ce point de vue je ne peux pas avoir la nostalgie de mes années de traducteur. J’ai mieux réussi avec mes romans. J’ai eu beaucoup de chance, ce qui n’a rien à voir avec le mérite et le talent. Et même ainsi, même ainsi… Je me souviens de ma satisfaction et de mon émotion lorsque je réécrivais dans ma langue un texte meilleur que ceux que j’aurais pu créer, comme ce fut la cas pour les trois traductions que j’ai mentionnées plus haut. Lire, corriger et relire chaque page et penser ( l’erreur étant toujours possible, car on est mauvais juge de ce que l’on fait ) : Oui, oui, c’est ainsi qu’auraient écrit Conrad, Sterne ou Browne s’ils s’étaient exprimés en espagnol ».
( Je remercie J. de son aide.)
Javier Marías dans la collection Folio de Gallimard.
Le roman d’Oxford ( Todas las almas ) 1989. Folio n°4401. 2006.
Le romancier, chroniqueur et traducteur espagnol Javier Marías est mort hier dimanche 11 septembre à Madrid des suites d’une pneumonie provoquée par la covid. Il était né le 20 septembre 1951 à Madrid. Il aurait eu 71 ans le 20 septembre. Son père, le philosophe et sociologue Julián Marías (1914-2005), était républicain et disciple du philosophe José Ortega y Gasset (1883-1955) ; sa mère, Dolores Franco Manera (1912-1977), enseignante. Après la Guerre Civile, Julián Marías est dénoncé par son meilleur ami et accusé d’être un agent de Moscou. Il est emprisonné trois mois et libéré en août 1939. Le régime franquiste lui interdit d’enseigner dans les universités espagnoles. Il le fera dans les universités américaines.
Javier Marías écrit son premier roman, Los dominios del lobo, très jeune en 1970. Il est publié en 1971. Le romancier Juan Benet ( 1927-1993 ) est son mentor et ami. Javier Marías a traduit en espagnol de nombreux auteurs anglophones (Roger Louis Stevenson, Thomas Hardy, Joseph Conrad, Laurence Sterne…). Il a enseigné à Oxford et Madrid jusqu’en 1992. il devient un auteur consacré internationalement en 1992 avec Corazón tan blanco (Un cœur si blanc. Collection Folio n° 4720. Gallimard, 2008 ). Le célèbre critique allemand Marcel Reich-Ranicki (1920-2013) contribue à son grand succès en Allemagne. Depuis 2006, il était membre de la Real Academia Española. Il avait accepté pour rendre hommage à son père, mais refusait tous les prix officiels.
Il habitait Plaza de la Villa à Madrid. El Madrid de los Austrias. Je levais les yeux chaque fois que je me promenais dans ce beau quartier. Je n’ai pas lu tous ses romans loin de là, mais je lisais avec intérêt ses articles dans El País Semanal tous les dimanches. Souvent je n’étais pas d’accord avec lui. Le dernier a été publié le 29 juillet. Il y en a eu 939 depuis février 2003 dans une section intitulée La Zona fantasma. On disait de lui qu’il n’était pas toujours commode. Ses relations avec les éditeurs ont parfois été conflictuelles. Certains le traitaient même de “Pitufo Gruñón” ( Schtroumpf grognon ). Qu’importe ? Il avait aussi de nombreux amis écrivains qui l’admiraient. Il suffit de lire aujourd’hui leurs articles dans la presse espagnole. Hier, El País a publié sa dernière chronique, un hommage aux traducteurs. J’essaierai de la traduire dans les jours qui viennent.
El más verdadero amor al arte
Sin duda una de las más importantes labores del mundo es la de la traducción
Si hay una actividad que echo de menos, esa es la traducción. La abandoné hace ya décadas, con pequeñas excepciones (un poema, un cuento, las citas de autores ingleses y franceses que aparecen en mis novelas), y nada me impediría regresar a ella, salvo mis propios libros y lo mal pagada que sigue estando esa labor esencial, sin duda una de las más importantes del mundo, no sólo para la literatura; también para las noticias que llegan, los descuidados subtítulos de películas y series, el bastardo doblaje de hoy, los avances médicos, las investigaciones científicas, las conversaciones entre los gobernantes… Pero la que yo añoro es la literaria, a la que dediqué casi todos mis esfuerzos. Siempre he sostenido que se parece tantísimo a la escritura que es agotador compaginarlas. La “única” diferencia es la presencia de un texto original al que uno ha de ser fiel —pero no esclavo de él—. Ese original ofrece inconvenientes y ventajas. Entre los primeros, que uno nunca es muy libre —pero sí bastante— porque debe reproducir lo mejor posible, en su lengua, lo que en las suyas escribieron Conrad o James, Proust o Flaubert, Bernhard o Rilke; es decir, uno no puede inventar. En una novela sí, de la primera a la última línea, hasta el punto de que a veces uno no sabe cómo continuar, y es entonces cuando desearía disponer de un original que lo guiara y le dictara siempre lo que le toca poner. El texto original, como la partitura musical, está ahí y es inamovible, aunque tanto el traductor como el pianista tengan amplio margen de elección. La dicción, la preferencia por un vocablo o su descarte, el tempo, el ritmo, las pausas, son responsabilidad de ellos. Y pueden destrozar una obra maestra, eso también.
A menudo recuerdo, a la vez con sudores fríos y enorme placer, mis meses o años empleados en traducir los tres textos más difíciles de mi vida: El espejo del mar, escrito en el fantástico pero extraño inglés de un polaco; Tristram Shandy, obra monumental del siglo XVIII no menos laberíntica que el sobadísimo Ulysses de Joyce; La religión de un médico y El enterramiento en urnas, de Sir Thomas Browne, sabio inglés del XVII con una prosa tan majestuosa como sublime como alambicada, que suscitó la admiración incondicional de Borges y Bioy. Ante ella me rendí: no me sentía capaz de proseguir. Al cabo de unos meses, pensé que era una lástima que los lectores de lengua española se quedaran sin conocerla y, con renovado brío, reanudé y concluí la tarea. ¿Por qué me importaba tanto el conocimiento de esos lectores, que en ningún caso iban a ser cuantiosos? Ni yo lo sé. Sencillamente juzgué que esa maravilla merecía existir en mi idioma, aunque fuera para disfrute y provecho de unos pocos curiosos.
Algunos traductores no viven de la traducción —los que sí, pobres, se ven obligados a empalmar trabajos malos, regulares y buenos, y a acabarlos todos a gran velocidad—. Los primeros poseen un superfluo y desinteresado sentido del deber para con sus compatriotas. Si pensamos en la primera traducción del Quijote, del dublinés Thomas Shelton y de 1612, sólo siete años después de su publicación en español, ¿qué tuvo que impulsar a aquel hombre para embarcarse en una novela española, larga y nada fácil, de un completo desconocido? Lo ignoro, pero cabe imaginar que Shelton fue tan generoso como para no querer privar a los demás irlandeses ni a los ingleses del placer que él habría experimentado durante su lectura en castellano. Si alguna vez fue adecuada la expresión “trabajar por amor al arte”, es para la labor de esos traductores. Al fin y al cabo, un escritor alberga la esperanza, por remota que sea, de vender mucho y triunfar. Al traductor nunca lo aguardan tales glorias, y aún hoy bastantes editoriales se permiten no poner su nombre en la cubierta, como si Ali Smith o Zadie Smith no hubieran necesitado de un concurso. Y si hablamos de emolumentos, es para echarse a llorar. ¿Cómo va a pagarse igual una versión de Dickens que una del enésimo chisgarabís americano actual? Y sin embargo así sucede. Hay editores que se han hecho de oro merced al trabajo de un traductor, al que retribuyeron con una rácana tarifa por página y se acabó, mientras el título en cuestión vendía cientos de miles de ejemplares en español. No sé, sí: también una hija puede cuidar a su madre por el amor que le profesa, pero eso no obsta para que su ímproba dedicación se vea remunerada, sólo sea para que no se muera de hambre mientras renuncia a ganarse el sustento con un empleo. Desde ese punto de vista no puedo sentir nostalgia de mis años de traductor. Me ha ido mucho mejor con mis novelas. He gozado de una inmensa suerte que poco tiene que ver con el mérito ni con el talento. Y aun así, aun así… Recuerdo cómo me satisfacía y emocionaba “reescribir” en mi lengua un texto mejor que ninguno que yo pudiera alumbrar, como fue el caso de mis tres traducciones mencionadas. Leer, corregir y releer cada página y pensar (siempre sujeto a equivocación, uno es mal juez de lo que hace): “Sí, sí, así lo habrían escrito Conrad, Sterne o Browne de haberse expresado en español”.
Photographies signalétiques prises lors de son assignation à résidence pour trois ans à Brancaleone Calabro. 1935.
Je relis Cesare Pavese (1908-1950). Les poèmes de La mort viendra et elle aura tes yeux ont été écrits du 11 mars au 10 avril 1950 pour l’actrice américaine Doris Dowling (To C. from C. = To Constance from Cesare). Deux d’entre eux ont été rédigés directement en anglais ( To C. from C. et Last Blues, to be read some day), les 8 autres en italien même si le titre est anglais. Ils seront retrouvés sur la table de son bureau après le suicide de l’écrivain le 27 août 1950 dans une chambre de l’hôtel Roma de Turin , place Carlo Felice. Sur la table de nuit, on a trouvé un mot écrit sur la première page de Dialogues avec Leucò (1947) : “Je pardonne à tout le monde et je demande pardon à tout le monde. Ça va? Pas trop de commérages.” ( ” Perdono tutti e a tutti chiedo perdono. Va bene? Non fate troppi pettegolezzi.”) Maïakovski avait laissé le message suivant le 14 avril 1930 : “Je meurs. N’accusez personne et, je vous en supplie, pas de commérages. Le défunt les détestait.” Pavese a dû le lire dans Il fiore del verso russo (Einaudi, 1949) qui venait d’être publié.
Le 31 décembre 1949, il avait fait connaissance de Constance Downing (Connie 1920-1969) et de sa soeur Doris (1923-2004) . Les deux actrices voulaient percer en Italie où elles étaient arrivées en 1947.
Verrá la morte e avrá i tuoi occhi – questa morte che ci accompagna dal mattino alla serra, insonne, sorda, come un vecchio rimorso o un vizio assurdo. I tuoi occhi saranno una vana parola, un grito taciuto, un silenzio. Cosi il vedi ogni mattina quando su te sola ti pieghi nello specchio. O cara speranza, quel giorno sapremo anche noi che sei la vita e sei il nulla.
Per tutti la morte ha uno sguardo verrá la morte e avrá i tuoi occhi. Sará come smettere un vizio, come vedere nello specchio riemergere un viso morto, come ascoltare un labbro chiuso. Scenderemo nel gorgo muti.
Verrà la morte e avrà I tuoi occhi. Einaudi, 1951.
Constance Dowling.
La Mort viendra et elle aura tes yeux
La mort viendra et elle aura tes yeux – cette mort qui est notre compagne du matin jusqu’au soir, sans sommeil, sourde, comme un vieux remords ou un vice absurde. Tes yeux seront une vaine parole, un cri réprimé, un silence. Ainsi les vois-tu le matin quand sur toi seule tu te penches au miroir. O chère espérance, ce jour-là nous saurons nous aussi que tu es la vie et que tu es le néant.
La mort a pour tous un regard. La mort viendra et elle aura tes yeux. Ce sera comme cesser un vice, comme voir ressurgir au miroir un visage défunt, comme écouter des lèvres closes. Nous descendrons dans le gouffre muets.
22 mars 1950.
Poésies (Travailler fatigue. La mort viendra et elle aura tes yeux) 1969. NRF Poésie/Gallimard n°128. Traduction Gilles de Van. 1979.
Martin Rueff, dans l’édition des Oeuvres en Quarto Gallimard (2008) dit : ” Comme la mort de Pasolini, le suicide de Pavese a joué un rôle important et souvent néfaste pour la réception de l’oeuvre. On a voulu la relire tout entière à partir de la dernière heure. On s’est obsédé du mystère de la mort pour ne pas prendre au sérieux l’énigme d’une vie. ” Dialogues avec Leucò (1947): “Personne ne se tue. La mort est un destin. On ne peut que l’espérer pour soi…” ” Nessuno si uccide. La morte è destino. Non si può che augurarsela… “
Le poème a été récité par Vittorio Gassman. Ce grand acteur est né à Gênes le 1 septembre 1922, il y a 100 ans. Il est mort à Rome le 29 juin 2000.
Casa de Isla Negra. Tombe de Matilde Urrutia (1912-1985) et de Pablo Neruda (1904-1973).
Je continue de publier des poèmes d’auteurs chiliens. Aujourd’hui c’est le tour de Pablo Neruda, très présent dans mon blog. Los versos del capitán paraît pour la première fois de manière anonyme en Italie en 1952, imprimé par son ami Paolo Ricci. Il n’est publié sous le nom de Neruda au Chili qu’en 1963.
Los versos del capitán. Naples, 8 Juillet 1952.
8 de septiembre
Hoy, este día fue una copa plena, hoy, este día fue la inmensa ola, hoy, fue toda la tierra.
Hoy el mar tempestuoso nos levantó en un beso tan alto que temblamos a la luz de un relámpago y, atados, descendimos a sumergirnos sin desenlazarnos.
Hoy nuestros cuerpos se hicieron extensos, crecieron hasta el límite del mundo y rodaron fundiéndose en una sola gota de cera o meteoro.
Entre tú y yo se abrió una nueva puerta y alguien, sin rostro aún, allí nos esperaba.
Los versos del capitán, 1952.
8 septembre
Aujourd’hui, notre temps a été coupe pleine, aujourd’hui, notre temps a été vague immense, aujourd’hui, terre entière.
Aujourd’hui la mer, houle furieuse, nous a portés si haut dans un baiser que nous avons tremblé sous l’éclair fulgurant et l’un à l’autre liés, nous sommes descendus au fond des eaux sans desserrer l’étreinte.
Aujourd’hui nos corps ont grandi, grandi, ils sont arrivés jusqu’au bout du monde et ils ont roulé, fusionné : goutte unique de cire ou météore.
Entre nous – toi et moi – une porte nouvelle s’est ouverte où quelqu’un, encore sans visage, nous attendait.
Les Vers du capitaine. Publié en français sous le titre Les Vers du capitaine, suivi de La Centaine d’amour, traduits par Claude Couffon, André Bonhomme et Jean Marcenac, Paris, Gallimard, « Du monde entier», 1984.
Le poète et journaliste chilien Carlos Pezoa Veliz (1879-1908), anarchiste et autodidacte, de son vrai nom Carlos Enrique Moyano Jaña, est né à Santiago le 21 juillet 1879. Il est très gravement blessé aux jambes lors du terrible tremblement de terre qui secoue Valparaíso le 16 août 1906 et cause 3000 morts et 20 000 blessés. Les murs de la pension où il habite à Viña del Mar s’écroulent sur lui. Il fait de longs séjours dans les hôpitaux de Santiago et meurt, à 28 ans, le 21 avril 1908 de tuberculose. Son œuvre complète est éditée en 1927 sous le titre de Poesías y prosas completas (Editorial Renacimiento). Sa poésie est le miroir fidèle du pathétisme de la vie des indigents, de l’angoisse économique, des douleurs physiques, c’est-à-dire de sa propre existence qui fut errante et torturée mais sans renoncement ni mélancolie. On retrouve un peu l’influence de sa poésie rebelle, ironique et populaire chez Nicanor Parra et Roberto Bolaño (1953-2003). Ce dernier s’est toujours senti profondément poète, mais sa réputation repose essentiellement sur ses romans et ses nouvelles.
Roberto Bolaño. Paris, mars 2003. (Raphaël Gaillarde).
Carlos Pezoa Véliz escritor chileno (Roberto Bolaño)
Yo he traído ahora el caso porque lo oí a un viejo cuque (Carlos Pezoa Véliz)
Cómo estás. Tanto tiempo sin vernos. Qué es de tu muerte Bien gracias hermano hermano
Invitado al banquete de la vida. Maniquí de hierba. Carlitos tomando pisco e imaginando perfectos círculos de mariguana de cáñamo cordillerano virgen improbable: Invitado al banquete de la vida o sea al de los ferrocarriles, las ocho horas (en ese tiempo eran más de once) las calles, los árboles frutales, la poesía: invitado a todo pero en pedacitos uno por uno conchetumare violento el rostro lleno de sémola
Carlitos estremecido naonato te ame Spleen vete de aquí vete. Si esto es una fiesta no me eche señor garzón y deme pisco por favor para que Nick Guzmán diga después que a mi alrededor hip sonaron los tambores magistrales de Rubén y la adjetivación llena de onomatopeyas de Pedro Antonio Gonzales
Para que diga que me engañaron que me metieron a la fuerza en un brindis byroniano (Cositas como Invitado al banquete de la vida, vengo a brindar, de vuestro gozo en medio, al levantar la copa del suicida, llena hasta el borde de espantoso tedio me colman el espíritu clasemediero bajo)
Mejor me voy a Valparaíso a trabajar A mirar el mar en la tarde Me voy precedido de palomas Esta actitud se nos puso sospechosa Esta vida esta hora Evoluciona mi poesía.
Bueno, en la autopista del subdesarrollo, puaj, ve cómo pasan deportivos a 90 por hora, la gente risueña como en una película como si fuera la dorada California y no Chile húmedo y gris
Entonces mochilero errante necesitas inscribirte en el partido porque los tiempos son duros para andar sin espalda. Necesitas una compañera, una casa, una máquina de escribir, un trabajo. Ayúdanos a hacer la Revolución: No puedo, voy a Valparaíso, voy a ser víctima del terremoto de Valparaíso. Entienda. Voy a quedar inválido. Voy a morir. Y Nicanor Parra será el antipoeta, no yo. 1907: masacraron en el norte a los obreros del salitre: no me estoy disculpando.
Deme un pisco por favor. Deme un pisco negro. Mi niña es una golondrina, una golondrina no hace verano, cuántas mitades de genios chilenos se nos quedaron en las manos, ah patria de amargos pajeros. Deme un pisco por favor.
Pasa un auto blanco. De adentro miran rápidamente a Pezoa Véliz que está afuera.
Carlitos piensa en los peces de los muelles de Valparaíso Va a temblar —¿Cómo vivirán esos diablos pescados? Carlitos en todos los idiomas ¿Cómo son esos pescados negros?
Poemas dispersos, en Poesía Reunida 2018.
Carlos Pezoa Véliz écrivain chilien (Roberto Bolaño)
J’ai présenté maintenant l’affaire Parce que j’en ai entendu parler par un vieux cuistot (Carlos Pezoa Véliz)
Comment vas-tu. Si longtemps qu’on ne s’est vus. Comment se passe ta mort Bien merci mon frère mon frère
Invité au banquet de la vie. Mannequin d’herbe. Carlitos buvant du pisco et imaginant des cercles parfaits de marijuana de chanvre de la cordillère vierge improbable : Invité au banquet de la vie c’est à dire à celui des chemins de fer, les huit heures (à l’époque c’était plus de onze) les rues, les arbres fruitiers, la poésie : invité à tout mais par petits morceaux un par un putain-de-mère violent le visage couvert de semoule
Carlitos frissonnant né en mer Spleen Va-t en va-t en d’ici Si c’est une fête ne me chassez pas monsieur le serveur et donnez-moi du pisco s’il vous plaît Pour que Nick Guzman dise ensuite qu’autour de moi hip ont résonné les tambours magistraux de Rubén et l’adjectivation pleine d’onomatopées de Pedro Antonio Gonzales
Pour qu’il dise qu’on m’a trompé qu’on m’a entraîné de force dans un toast byronien (de petites choses comme Invité au banquet de la vie, je viens porter un toast, au milieu de votre allégresse, quand se lève le verre du suicidaire, plein à ras-bord d’un épouvantable ennui, comblent mon esprit classe moyenne inférieure)
Je ferais mieux d’aller à Valparaíso travailler Regarder la mer l’après-midi Je pars précédé de colombes Cette attitude nous a paru suspecte Cette vie cette heure Ma poésie évolue.
Bon sur l’autoroute du sous-développement, pouah, regarder passer des voitures de sport à 90 à l’heure, les gens souriants comme dans un film comme si c’était la Californie dorée et non le Chili humide et gris
Alors routard errant il te faut t’inscrire au parti parce que les temps sont durs pour vivre sans échine. Il te faut une compagne, une maison, une machine à écrire, un travail. Aide-nous à faire la révolution : Je ne peux pas Je vais à Valparaíso, Je vais être victime du tremblement de terre de Valparaíso. Comprenez. Je resterai invalide. Je mourrai Et Nicanor Parra sera l’antipoète, pas moi. 1907 : on a massacré dans le Nord les ouvriers du salpêtre : Je ne suis pas en train de me disculper.
Donnez-moi un pisco s’il vous plaît. Donnez-moi un pisco noir Ma petite est une hirondelle, une hirondelle ne fait pas le printemps, combien de moitiés de génies chiliens nous sont restés entre les mains, ah patrie d’amers branleurs. Donnez-moi un pisco s’il vous plaît.
Une auto blanche passe. Ses occupants regardent rapidement Pezoa Véliz qui est dehors.
Carlitos pense aux poissons des quais de Valparaíso Il va trembler – comment peuvent bien vivre ces diables de poissons ? Carlitos dans toutes les langues Á quoi ressemblent ces poissons noirs ?
Œuvres complètes, vol. 1. Traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio et Jean-Marie Saint-Lu. L’Olivier, 1 248 p., 29 €.
Après Gonzalo Rojas, je relis Nicanor Parra qui est né le 5 septembre 1914 et a obtenu le Prix Cervantès 2011. Il est mort le 23 janvier 2018 à La Reina, près de Santiago de Chile, à l’âge tout à fait respectable de 103 ans. Nous étions alors au Chili. Les relations de Nicanor Parra avec Pablo Neruda et Gonzalo Rojas n’ont jamais été simples.
Epitafio
De estatura mediana, Con una voz ni delgada ni gruesa, Hijo mayor de un profesor primario Y de una modista de trastienda; Flaco de nacimiento Aunque devoto de la buena mesa; De mejillas escuálidas Y de más bien abundantes orejas; Con un rostro cuadrado En que los ojos se abren apenas Y una nariz de boxeador mulato Baja a la boca de ídolo azteca -Todo esto bañado Por una luz entre irónica y pérfida- Ni muy listo ni tonto de remate Fui lo que fui: una mezcla De vinagre y de aceite de comer ¡Un embutido de ángel y de bestia!
Épitaphe
De taille moyenne, La voix ni mince ni grosse, Fils aîné d’un instituteur Et d’une couturière d’arrière-boutique ; Maigre de naissance Et pourtant dévot de la bonne table ; Les joues creuses Et les oreilles plutôt abondantes ; Un visage carré Où les yeux s’ouvrent à peine Où un nez de boxeur mulâtre Surmonte une bouche d’idole aztèque – Tout cela baigné D’une lumière entre ironique et perfide – Ni très malin ni complètement idiot Je fus ce que je fus : un mélange De vinaigre et d’huile de table, Une charcutaille d’ange et de bête !
Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.
La montaña rusa
Durante medio siglo La poesía fue El paraíso del tonto solemne. Hasta que vine yo Y me instalé con mi montaña rusa.
Suban, si les parece. Claro que yo no respondo si bajan Echando sangre por boca y narices.
Versos de salón, 1962.
La montagne russe
Pendant un demi-siècle La poésie fut Le paradis de l’idiot solennel. Jusqu’à ce que j’arrive Et m’installe avec ma montagne russe.
Montez, si ça vous dit. Évidemment je ne réponds de rien si vous en descendez En saignant de la bouche et du nez.
Poèmes et antipoèmes – Anthologie (Le Seuil, 2017) Traduit de l’espagnol (Chili) par Bernard Pautrat et Felipe Tupper.
“A une très forte majorité (près de 62 %), les Chiliens ont repoussé, le 4 septembre, un projet très ambitieux de réforme de la Constitution qui promettait de clore définitivement les années sombres de la dictature d’Augusto Pinochet.” (Le Monde, 5 septembre 2022)
J’aime beaucoup ce pays où nous sommes allés deux fois, ses gens, ses paysages. Pays de poètes : entre autres Armando Uribe, Carlos Pezoa Véliz, Enrique Lihn, Gabriela Mistral (Prix Nobel 1945), Gonzalo Rojas (Prix Cervantès 2003), Jorge Teillier, Nicanor Parra (Prix Cervantès 2011) , Oscar Hahn, Pablo de Rokha, Pablo Neruda (Prix Nobel 1971), Raúl Zurita, Roberto Bolaño, Vicente Huidobro…
Je publie à nouveau sur ce blog Contra la muerte, le poème de Gonzalo Rojas (1916-2011), mais j’ajoute la traduction de Fabienne Bradu.
J’ai acheté ces jours-ci Nous sommes un autre soleil (2013) dans la belle collection bilingue Orphée/ La Différence. Malheureusement, la maison d’édition est en cessation de paiement depuis octobre 2021.
Contra la muerte
Me arranco las visiones y me arranco los ojos cada día que pasa. No quiero ver ¡no puedo! ver morir a los hombres cada día. Prefiero ser de piedra, estar oscuro, a soportar el asco de ablandarme por dentro y sonreír a diestra y siniestra con tal de prosperar en mi negocio.
No tengo otro negocio que estar aquí diciendo la verdad en mitad de la calle y hacia todos los vientos: la verdad de estar vivo, únicamente vivo, con los pies en la tierra y el esqueleto libre en este mundo.
¿Qué sacamos con eso de saltar hasta el sol con nuestras máquinas a la velocidad del pensamiento, demonios: qué sacamos con volar más allá del infinito si seguimos muriendo sin esperanza alguna de vivir fuera del tiempo oscuro?
Dios no me sirve. Nadie me sirve para nada. Pero respiro, y como, y hasta duermo pensando que me faltan unos diez o veinte años para irme de bruces, como todos, a dormir en dos metros de cemento allá abajo.
No lloro, no me lloro. Todo ha de ser así como ha de ser, pero no puedo ver cajones y cajones pasar, pasar, pasar, pasar cada minuto llenos de algo, rellenos de algo, no puedo ver todavía caliente la sangre en los cajones.
Toco esta rosa, beso sus pétalos, adoro la vida, no me canso de amar a las mujeres: me alimento de abrir el mundo en ellas. Pero todo es inútil, porque yo mismo soy una cabeza inútil lista para cortar, pero no entender qué es eso de esperar otro mundo de este mundo.
Me hablan del Dios o me hablan de la Historia. Me río de ir a buscar tan lejos la explicación del hambre que me devora, el hambre de vivir como el sol en la gracia del aire, eternamente.
Contra la muerte, 1964.
Contre la mort
Je m’arrache à mes visions et je m’arrache les yeux chaque jour qui passe. Je ne veux pas voir, je ne peux pas voir les hommes mourir chaque jour. Je préfère être de pierre, être sombre, à supporter le dégoût de me ramollir en dedans et sourire à droite et à gauche afin que prospère ma petite affaire.
Je n’ai d’autre affaire que d’être ici à dire la vérité au milieu de la rue et à tous les vents : la vérité d’être vivant, rien que vivant, avec les pieds sur terre et le squelette libre dans ce monde-ci.
Que diable gagnons-nous à bondir jusqu’au soleil avec nos machines à la vitesse de la pensée ; que gagnons-nous à voler au-delà de l’infini si nous continuons à mourir sans aucun espoir de vivre hors du temps des ténèbres ?
Dieu ne me sert à rien. Personne ne me sert à rien. Mais je respire, et je mange, et je dors même en pensant qu’il me reste dix ou vingt ans avant de m’en aller les pieds devant, comme tout le monde, dormir dans deux mètres de ciment sous terre.
Je ne pleure pas, je ne me pleure pas sur mon sort. Tout sera comme il se doit, mais je ne peux pas voir des cercueils et des cercueils passer, passer, passer, passer à chaque minute pleins de quelque chose, emplis de quelque chose, je ne peux pas voir le sang encore chaud dans les cercueils.
Je touche cette rose, j’embrasse ses pétales, j’adore la vie, je ne me lasse pas d’aimer les femmes : je me nourris d’ouvrir le monde en elles. Mais tout est inutile, parce que moi-même je suis une tête inutile, bonne pour l’échafaud, parce que je ne comprends pas ce que c’est que d’attendre un autre monde depuis ce monde.
On me parle de Dieu ou on me parle de l’Histoire. Je me moque bien d’aller chercher si loin l’explication de la faim qui me dévore, la faim de vivre comme le soleil dans la grâce du ciel, éternellement.
Nous sommes un autre soleil. Orphée/ La Différence, 2013. Traduction Fabienne Bradu.
Préparation d’un voyage en Grèce annulé en juin 2020 pour cause de pandémie. Lecture des poètes contemporains grecs que je connais très mal sauf les grands noms : Constantin Cavafy, Georges Séféris, Yannis Ritsos, Odysséas Elytis.
J’avais emprunté à la bibliothèque l’Anthologie de la poésie grecque contemporaine1945-2000. NRF Poésie/Gallimard n°353, 2000. Choix et traduction Michel Volkovitch. Préface Jacques Lacarrière. Je l’ai achetée hier chez Gibert.
Títos Patríkios a attiré mon attention. Jacques Lacarrière, dans la préface, cite une anecdote de 1990 :
” Á ce propos, je tiens à rappeler ici une rencontre qui eut lieu il y a quelques années à la Bibliothèque publique de Dijon entre Títos Patríkios et les auditeurs dijonnais. C’était, je me souviens, à l’occasion des ” Belles Étrangères ” consacrées à la Grèce en 1990. Un auditeur ayant demandé à Patríkios : “Peut-on vraiment, quand on a connu l’épreuve de la déportation, revivre ensuite comme avant et surtout ne pas en tenir compte dans son oeuvre ? “, Patríkios lui répondit ceci : ” En France, juste après la guerre, on vit participer aux cérémonies du 14 juillet des survivants des camps défilant dans leurs habits de déportés. Mais le problème se posa très vite, après seulement quelques années : un tel défilé gardait-il son sens avec l’éloignement du souvenir, n’allait-il pas à l’encontre de ses intentions primitives ? De plus, la plupart des habits tombaient en loques et leurs porteurs ayant grossi, ils n’arrivaient plus à les mettre ! Alors que faire : retailler des habits neufs sur mesure ou supprimer le défilé ? La première solution était franchement grotesque, la seconde excessive. On décida donc pour finir que les anciens déportés continueraient de défiler mais en civil. C’est un peu la même chose qui se produit avec une oeuvre. Ne jamais oublier ce qui fut vécu mais ne pas faire de sa mémoire un sarcophage. Ne jamais utiliser ses anciennes épreuves pour en faire un fonds de poésie, comme on dit un fonds de commerce.”
Soirée de carnaval
Dans la cellule obscure j’avais un furieux désir de voir un arbre, une chose vivante. Aux murs moisis mon regard sombrait dans des adieux désespérés, des noms de fusillés qui s’effondraient avec le plâtre comme à nouveau fauchés parmi les rires, les harmonicas des masques ignorant de tout qui passaient dans la rue. Je n’avais pas encore compris ceci : la nature commençant par moi les gardiens ne pouvaient rien me prendre.
Février 1955.
Désaccords. 1981. Traduction Michel Volkovitch.
Ma langue
J’ai eu du mal à préserver ma langue parmi celles qui viennent l’engloutir mais c’est dans ma langue seule que j’ai toujours compté par elle j’ai ramené le temps aux dimensions du corps par elle j’ai multiplié jusqu’à l’infini le plaisir par elle je me rappelle un enfant et sur son crâne rasé la marque d’un caillou. Je me suis efforcé de ne pas en perdre un mot car tous me parlent dans cette langue — même les morts.
La volupté des prolongations. 1992. Traduction : Michel Volkovitch.
Títos Patríkios est né en 1928. Résistant dans les rangs de l’EAM , il faillit être exécuté en 1944 par des collaborateurs de l’occupant allemand.déporté à Makronissos puis à Aï-Stratis (1951-53). Yannis Ritsos le pousse à écrire des poèmes. Il a vécu en exil à Paris et à Rome de 1954 à 1964, puis de 1967 ) 1975. Il a vécu toutes les souffrances desmiltants de la gauche grecque. Ses poèmes courts, discrets, lucides, élégants, sont un journal de bord, les jalons d’un apprentissage, d’un cheminement vers une certaine sagesse.
Diván del Tamarit est le recueil du retour de Federico García Lorca à Grenade. Lors d’un dîner avec des amis au cours de l’été 1934, il annonce au célèbre arabisant Emilio García Gómez (1905-1995, auteur de Poemas arabigosandaluces, 1930), présent ce jour-là qu’il a composé une collection de casidas et de gacelas, c’est à dire un Divan en l’honneur des vieux poètes musulmans de Grenade (comme par exemple Ibn Zamrak, 1333-1393, dont les vers décorent les vasques et les murs de l’Alhambra). Il veut l’appeler Tamarit du nom d’une maison de campagne de sa famille où plusieurs d’entre elles furent écrites. En réalité, c’est un oncle du poète, Francisco García, qui avait une propriété nommée la Huerta del Tamarit, près du Genil. Le Tamarit désignait dans la langue des conquérants venus d’Afrique du Nord le quartier où se trouvait également la Huerta de San Vicente, appartenant à la famille de García Lorca. Le vieil ami du poète, Antonio Gallego Burín (1895-1961), doyen de la faculté de Lettres de Grenade promet de le faire publier par l’université. Emilio García Gómez rédigera une préface. Les fortes tensions politiques en Espagne à partir de 1934 ne permettront pas cette publication. Emilio García Gómez et Antonio Gallego Burín appartiennent à l’extrême-droite. Amour, érotisme et mort se retrouvent au centre de ces poèmes (12 gacelas, 9 casidas).
“Llámase casida en árabe a todo poema de cierta longitud, con determinada arquitectura interna (…) y en versos monorrimos, medidos con arreglo a normas escrupulosamente estereotipada. La gacela —empleada principalmente en la lírica persa— es un corto poema, de asunto con preferencia erótico, ajustado a determinadas técnicas y cuyos versos son más de cuatro y menos de quince. Diván es la colección de las composiciones de un poeta, generalmente catalogadas por orden alfabético de rimas.” (Emilio García Gómez, Nota al Diván del Tamarit.)
(d’après Federico García Lorca, Oeuvres complètes I. Bibliothèque de la Pléiade NRF. 1981)
Gacela del amor imprevisto
Nadie comprendía el perfume de la oscura magnolia de tu vientre. Nadie sabía que martirizabas un colibrí de amor entre los dientes.
Mil caballitos persas se dormían en la plaza con luna de tu frente, mientras que yo enlazaba cuatro noches tu cintura, enemiga de la nieve.
Entre yeso y jazmines, tu mirada era un pálido ramo de simientes. Yo busqué, para darle, por mi pecho las letras de marfil que dicen siempre.
siempre, siempre: jardín de mi agonía, tu cuerpo fugitivo para siempre, la sangre de tus venas en mi boca, tu boca ya sin luz para mi muerte.
Diván del Tamarit. Numéros 3-4 de la Revista Hispánica Moderna, Columbia University, juillet-octobre 1940.
Gacela de l’amour imprévu
Nul ne comprenait le parfum du magnolia sombre de ton ventre. Nul ne savait que tu martyrisais un colibri d’amour entre tes dents.
Mille petits chevaux perses s’endormaient sur la place baignée de lune de ton front, tandis que moi, quatre nuits, j’enlaçais ta taille, ennemie de la neige.
Entre plâtre et jasmins, ton regard était un bouquet pâle de semences. Dans mon coeur je cherchais pour te donner les lettres d’ivoire qui disent toujours,
toujours, toujours : jardin de mon agonie, ton corps fugitif pour toujours le sang de tes veines dans ma bouche, ta bouche sans lumière déjà pour ma mort.
Divan du Tamarit, Gallimard 1961. Traduction : Claude Couffon et Bernard Sesé.
Lecture par Laurent Stocker de la Comédie Française.