Les fascistes de Vox et les conservateurs du parti Populaire manifestent depuis une semaine dans le quartier d’Argüelles de Madrid où se trouve le siège du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE).
Le socialiste Pedro Sánchez a obtenu aujourd’hui la confiance d’une majorité absolue de 179 députés (la majorité absolue est fixée à 176). Au pouvoir depuis 2018, il va pouvoir former un nouveau gouvernement avec ses alliés de la coalition de gauche Sumar. Il a négocié avec les partis autonomistes et indépendantistes une prochaine loi d’amnistie pour refermer les blessures de la crise de 2017 en Catalogne.
Le poète catalan Joan Margarit disait «La llibertat és una llibreria». On le voit à Saint Sébastien, à Barcelone, mais aussi à Madrid.
Voilà ce qu’ont fait hier les fascistes. Solidarité avec Lola Larumbe et ses employés.
Nous avons vu en deux temps l’exposition Picasso Dessiner à l’infini (18 octobre 2023 – 15 janvier 2024) au Centre Pompidou. Elle célèbre les cinquante ans de la mort du peintre espagnol et présente près de mille œuvres (carnets, dessins et gravures). On se perd parfois dans le parcours proposé qui est non linéaire et bouscule la chronologie.
Mon attention a été retenue par le thème du cirque dans son œuvre et par son amitié avec les poètes de son temps (Guillaume Apollinaire, Max Jacob, Pierre Reverdy, Paul Éluard)
En 1905, les oeuvres de Picasso se peuplent de saltimbanques. Le cirque Médrano installe alors son chapiteau près de son atelier du Bateau-Lavoir à Montmartre. Le peintre n’insiste pas sur les feux de la rampe, mais sur l’envers du décor : la pauvreté, la marginalité, l’existence errante et solitaire. Les prouesses acrobatiques, les moments de gaieté passés pendant le spectacle l’intéressent peu.
Il suit les poètes : Baudelaire, Verlaine et Apollinaire qu’il rencontre à la fin de 1904 et qui devient un ami essentiel. Le poème Crépuscule est significatif.
Crépuscule (Guillaume Apollinaire)
A Mademoiselle Marie Laurencin
Frôlée par les ombres des morts Sur l’herbe où le jour s’exténue L’arlequine s’est mise nue Et dans l’étang mire son corps
Un charlatan crépusculaire Vante les tours que l’on va faire Le ciel sans teinte est constellé D’astres pâles comme du lait
Sur les tréteaux l’arlequin blême Salue d’abord les spectateurs Des sorciers venus de Bohême Quelques fées et les enchanteurs
Ayant décroché une étoile Il la manie à bras tendu Tandis que des pieds un pendu Sonne en mesure les cymbales
L’aveugle berce un bel enfant La biche passe avec ses faons Le nain regarde d’un air triste Grandir l’arlequin trismégiste
Alcools, 1913.
Le texte évoque une arlequine « frolée par les ombres des morts », un charlatan « crépusculaire », un arlequin « blême » et un aveugle qui « berce un bel enfant ». On est entre deux mondes. Les saltimbanques sont des passeurs vers l’au-delà.
Ce thème du cirque réapparaît dans l’oeuvre du peintre quand il retourne au cirque Médrano avec son fils Paulo (1921-1975) vers 1930. Il est saisi par le spectacle lui-même. Le corps humain devient extravagant. L’acrobate est un homme-caoutchouc. Picasso est fasciné par les équilibristes. Ses tableaux sont le reflet d’une grande émotion personnelle.
Du 12 septembre 2023 au 14 janvier 2024, on peut voir au Petit Palais (Musée des Beaux-arts de la Ville de Paris) l’ exposition Trésors en noir et blanc Dürer, Rembrandt, Goya, Toulouse-Lautrec. Le musée expose une partie de son cabinet d’arts graphiques. Les commissaires ont choisi environ 200 feuilles des grands maîtres : Dürer, Rembrandt, Callot, Goya, Toulouse-Lautrec… L’estampe est très présente dans les collections du Musée. Elle est le reflet des goûts de ses donateurs, les frères Dutuit, Auguste (1812-1902) et Eugène ( 1807-1886) et du conservateur Henry Lapauze (1867-1925), à l’origine du musée de l’Estampe moderne. L’exposition permet de découvrir un panorama qui va du XVe au XXe siècle.
La première partie de l’exposition présente une sélection des plus belles feuilles de la collection Dutuit qui en comprend 12 000, signées des plus grands peintres-graveurs. Ces œuvres ont été rassemblées sous l’impulsion d’Eugène Dutuit et se caractérisent par leur qualité et leur rareté. Ainsi, La Pièce aux cent Florins de Rembrandt est exceptionnelle par sa taille (près de 50 centimètres de large) et par son histoire. Elle a appartenu à Dominique-Vivant Denon, le premier directeur du Louvre. Parmi les 45 artistes présentés, quatre d’entre eux ont été choisis pour illustrer le goût d’Eugène Dutuit qui fut aussi historien d’art : Dürer, Rembrandt, Callot et Goya. Il a publié en 1881-1888 le Manuel de l’amateur d’estampes et en 1883 L’Oeuvre complet de Rembrandt. Henry Lapauze, lui, a ouvert les collections à la création contemporaine. En 1908, un musée de l’Estampe moderne est inauguré au sein du Petit Palais. Pour le constituer, il obtient de nombreux dons de marchands et de collectionneurs comme Henri Béraldi qui offre au 100 portraits d’hommes d’État, de savants ou d’artistes. Plusieurs sont présentés dans l’exposition. Des artistes et de familles d’artistes (Félix Buhot, Félix Bracquemond, Jules Chéret, Théophile Alexandre Steinlein, Henri de Toulouse-Lautrec…) font de même. Ces artistes ont marqué l’histoire de l’estampe et représentent la gravure contemporaine, essentiellement parisienne, des premières années du XXe siècle. Enfin, une sélection des dernières acquisitions, dont des estampes d’Auguste Renoir, Anders Zorn et Odilon Redon, montre la politique actuelle d’achat du musée.
J’ai remarqué deux des quatre eaux-fortes de la série Les Bohémiens de Jacques Callot (1592-1635). Cette suite de quatre pièces met en scène, à travers de multiples détails pittoresques la vie d’une famille de Bohémiens. Le graveur lorrain avait lui-même expérimenté cette vie errante. Il avait suivi une troupe alors qu’il se rendait en Italie. Cette épisode picaresque a particulièrement séduit la génération romantique, qui s’est emparée de la figure de Callot. Baudelaire a écrit un poème inspiré de cette suite dans Les Fleurs du mal .
XIII – Bohémiens en Voyage
La tribu prophétique aux prunelles ardentes Hier s’est mise en route, emportant ses petits Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes Le long des chariots où les leurs sont blottis, Promenant sur le ciel des yeux appesantis Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon, Les regardant passer, redouble sa chanson ; Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert L’empire familier des ténèbres futures.
Les Fleurs du Mal. Spleen et idéal. 1857.
Bohémiens en voyage est le seul sonnet régulier des Fleurs du Mal. Baudelaire porte un regard ambigu sur les bohémiens dans les deux quatrains. Ils sont rapprochés des animaux, mais cette image s’oppose au mysticisme que confère le poète à cette “tribu prophétique”. Il les comprend. Ils partagent avec lui le tourment, l’inquiétude, la mélancolie, une même envie de fuir la société. Les Bohémiens vont vers les ténèbres comme le poète en proie au spleen.
Ida Vitale est née le 2 novembre 1923 à Montevideo (Uruguay). Elle vient donc d’avoir cent ans aujourd’hui même. Lauréate du Prix Cervantès en 2018, elle est toujours active.
François Maspero avait entrepris de traduire Ida Vitale. Il est mort brusquement le 12 avril 2015. Silvia Baron Supervielle a pris le relais. Elle a choisi et traduit la plupart des poèmes qui composent l’ anthologie Ni plus, ni moins (Le Seuil, La Librairie Du XX ème Siecle, 2016).
Relisons trois de ses poèmes :
Traducir
Alguien desborda, al centro de la noche. Ante un orden de palabras ajenas, rebelde sometido, ofrece el canto de toda su memoria, las reviste de nueva piel y con amor las duerme en nueva lengua.
Apagada la luz, el viento se pregona entre los árboles y junto a la ventana hay frío y la certeza de que todo paisaje adentro se interrumpe como frase que alcanza la madriguera del terrible sentido. No hay dispuesto en el yermo un benévolo guía.
Los pasos son a ciegas, el cielo sin estrellas. Y el pensamiento anticipa las fieras.
Traduire
Quelqu’un déborde au cœur de la nuit. Face à un ordre de mots étrangers, rebelle soumis, il leur offre l’éventail de toute sa mémoire, les revêt d’une nouvelle peau et avec cet amour les couche en langue neuve.
Éteinte la lumière, le vent tempête dans les arbres, et il fait froid près de la fenêtre et la certitude que tout paysage intérieur se brise comme une phrase qui atteint le fond du redoutable sens. Il n’y a pas de guide bienveillant dans le désert. Les pas sont aveugles, le ciel est sans étoiles. Et l’esprit anticipe les fauves.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Se elige
Diezmada, desangrada, cortada en tantas partes como sueños, quiero, no obstante, ésta y no otra manera de estar viva; ésta y no otra manera de morir; este sobresalto y no más la habitual duermevela. Como una sombra de uno mismo o como incendiado fósforo violento. No hay otra alternativa, ni más signo de identificación. No otra muerte. No mayor vida.
On choisit
Décimée, desséchée, coupée en plusieurs parties comme les rêves, je veux cependant celle-ci, et non une autre façon d’être vivante ; celle-ci, et non une autre façon de mourir ; ce soubresaut, et non plus l’habituel demi-sommeil. Comme une ombre de soi-même ou comme la flamme violente d’une allumette. Il n’y a pas d’autre alternative ni autre signe identifiant. Pas d’autre mort. Pas de plus grande vie.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Misterios
Alguien abre una puerta y recibe el amor en carne viva. Alguien dormido a ciegas, a sordas, a sabiendas, encuentra entre su sueño, centelleante, un signo rastreado en vano en la vigilia. Entre desconocidas calles iba, bajo cielos de luz inesperada. Miró, vio el mar y tuvo a quién mostrarlo. Esperábamos algo: y bajó la alegría, como una escala prevenida.
Mystères
Quelqu’un ouvre une porte et reçoit l’amour en plein cœur. Quelqu’un qui dort en aveugle, en sourdine, en conscience, trouve dans son rêve scintillant un signe cherché en vain durant la veille. Il allait par des rues inconnues, sous des cieux de lumière inespérée. Il regarda, vit la mer et eut à qui la montrer. Nous attendions quelque chose : et la joie descendit comme une escale avertie.
Ni plus Ni Moins. Éditions du Seuil. 2016. Traduction : Silvia Baron Supervielle & François Maspero.
Mikel Laboa est un chanteur et compositeur. Il est considéré comme l’un des plus importants chanteurs du Pays Basque. Il a mis en musique le poème Agonie du Giuseppe Ungaretti. Les paysans avaient l’habitude de crever les yeux des chardonnerets pour qu’ils chantent mieux.
Deux poèmes d’Antonio Machado. Merci à la Fundación Española Antonio Machado Soria-Madrid.
LVII. Consejos
I
Este amor que quiere ser acaso pronto será; pero ¿cuándo ha de volver lo que acaba de pasar? Hoy dista mucho de ayer. ¡Ayer es Nunca jamás!
II
Moneda que está en la mano quizá se deba guardar: la monedita del alma se pierde si no se da.
Soledades, 1903.
LVII. Conseils
I
Cet amour qui veut être existera bientôt peut-être ; mais quand donc reviendra ce qui vient de passer ?
Aujourd’hui est très loin d’hier. Hier signifie Plus jamais.
II
Cette pièce au creux de la main peut-être faut-il la garder ; la petite monnaie de l’âme si on ne la donne, est perdue.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies dela guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.
CXXXVII Parábolas IV Consejos
Sabe esperar, aguarda que la marea fluya – así en la costa un barco – sin que el partir te inquiete. Todo el que aguarda saber que la victoria es suya; porque la vida es larga y el arte es un juguete. Y si la vida es corta y no llega la mar a tu galera, aguardar sin partir y siempre espera, que el arte es largo y, además, no importa.
Campos de Castilla, 1912.
CXXXVII PARABOLES IV Conseils
Il faut savoir attendre, attends le flux de la marée, – comme une barque sur le rivage -, sans que le départ t’inquiète. Quiconque attend sait que la victoire est à lui ; car la vie est longue et l’art est un jouet. Et si la vie est courte et si la mer n’arrive à ta galère attends sans partir et espère toujours, car l’art est long et, d’ailleurs, c’est sans importance.
Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi de Poésies de la guerre. NRF Poésie/Gallimard n°144. 2004.
Je lis le troisième tome du Journal de Rafael Chirbes (Diarios. A ratos perdidos 5 y 6. Anagrama, 2023). Le grand romancier de la crise espagnole est mort le 15 août 2014, à 66 ans, d’un cancer du poumon. Son importance avait été reconnue en Espagne avec la publication de Crematorio (Anagrama, 2007) et de En la orilla (Anagrama, 2007). Ces deux romans ont été publiés en français aux Éditions Rivages (Crémation, 2009 et Sur le rivage, 2015. Traduction de Denise Laroutis).
Il décrit la mort de son jeune chat : “Y aquello de Vallejo, tanto amor y no poder nada contra la muerte, lo que viene a decir ese poema que se dice “Masa”. Pero en el poema, al final, la solidaridad de todos los hombres consigue que el cadáver eche a andar, versión laica del Lázaro de los Evangelios. La gran máquina fraternal del comunismo. Pero eso no es verdad, no hay consuelo.” (pages 73-74)
Je me souviens que ce poème était chanté par Daniel Viglietti (1939-2017) dans son album Canciones para miAmérica, édité en 1968 par Le Chant du Monde (LDX 7-4362).
Le poème est daté du 10 novembre 1937, mais selon certains critiques il a pu être écrit en 1929 ou 1930. Tous les textes de España, aparta de mí este cáliz ont été réécrits. Le recueil a été publié de manière posthume à la fin de la guerre civile espagnole. Vallejo évoque l’agonie de l’Espagne républicaine, mais aussi celle du poète lui-même. On remarque les nombreuses allusions bibliques et la résurrection de Lazare.
Masa
Al fin de la batalla, y muerto el combatiente, vino hacia él un hombre y le dijo: «¡No mueras, te amo tanto!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Se le acercaron dos y repitiéronle: «¡No nos dejes! ¡Valor! ¡Vuelve a la vida!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Acudieron a él veinte, cien, mil, quinientos mil, clamando «¡Tanto amor y no poder nada contra la muerte!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Le rodearon millones de individuos, con un ruego común: «¡Quédate hermano!» Pero el cadáver ¡ay! siguió muriendo.
Entonces todos los hombres de la tierra le rodearon; les vio el cadáver triste, emocionado; incorporóse lentamente, abrazó al primer hombre; echóse a andar…
(10 noviembre 1937)
España, aparta de mí este cáliz. Montserrat, Ediciones Literarias del Comisariado. Ejército del Este, 1939.
Masse
La bataille finie, et mort le combattant, est venu vers lui un homme qui lui a dit : « Ne meurs pas; je t’aime tant ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Deux autres hommes vinrent à lui et lui redirent : « Ne nous quitte pas ! Courage! Reviens à la vie ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
Vingt, cent, mille, cinq cent mille se rendirent près de lui clamant : « Tant d’amour et ne rien pouvoir contre la mort ! » Mais le cadavre, hélas ! persista à mourir.
L’entourèrent des millions d’individus, implorant d’une seule voix : « Reste, frère ! Mais le cadavre, hélas! persista à mourir.
Alors, tous les hommes de la terre l’entourèrent; les vit le cadavre triste, ému ; il se releva lentement, serra dans ses bras le premier homme; se mit à marcher…
Je viens de lire Cinq femmes. Sur la scène intérieure, II de Marcel Cohen. Gallimard, 2023.
Il a publié ces dernières années une trilogie :
Faits ILecture courante à l’usage des grands débutants. Gallimard, 2002
Faits II. Gallimard, 2007.
Faits III. Suite et fin. Gallimard, 2010.
Sur la scène intérieure. Faits. Gallimard, L’un et l’autre, 2013, contient et expose tout ce dont il se souvient, et tout ce que il a pu pu apprendre aussi sur huit membres de sa famille disparus à Auschwitz en 1943 et 1944 : son père Jacques (né le 20 février 1902 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; sa mère Maria (née le 9 octobre 1915 à Istanbul. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; sa petite soeur Monique (née le 14 mai 1943 à Asnières. Convoi n°63 du 17 décembre 1943) ; ses grands-parents paternels (Mercado, né en 1864 à Istanbul et Sultana, née en 1871 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943) ; deux oncles (Joseph né le 10 août 1895 à Istanbul. Convoi n°59 du 2 septembre 1943. David Salem né le 29 avril 1908 à Constantinople. Convoi n°75 du 30 mai 1944) ; une grand-tante Rebecca (née le 13 avril 1875 à Istanbul. Convoi n° 59 du 2 septembre 1943). Ce “tout” se résume à très peu, et c’est poignant.
Cinq femmes est sous-titré Sur la scène intérieure, II.
Tiphaine Samoyault souligne dans son feuilleton littéraire du Monde ( 19 octobre 2023) : Cinq femmes, de Marcel Cohen (Le Monde, 19 octobre 2023) :
” Ses livres se raccrochent les uns aux autres par une sorte de fidélité, valeur qui, avec la justesse et l’humilité, est au cœur de toute son œuvre : fidélité aux disparus, à celles et ceux dont le souvenir s’efface ou dont les noms ne disent rien à personne ; fidélité aux détails, aux surfaces, aux objets, aux odeurs. La fidélité à soi rassemble toutes les autres et se caractérise par des yeux ouverts à l’intérieur. ”
Alain Finkielkraut l’a reçu dans son émission Répliques sur France Culture le samedi 7 octobre 2023.
La jeunesse de Marcel Cohen a été terrible. Il était orphelin à six ans. Alors que la plus grande partie de sa famille a été exterminée, des femmes l’ont soutenu, l’ont sauvé. Il évoque dans ce livre cinq d’entre elles : Annette, Raymonde, Lily, Mme Gobin, Gabrielle.
Annette Voland qui travaillait comme bonne à tout faire chez les Cohen, cacha le petit Marcel à Messac (Ille-et-Vilaine) où vivait son mari Mathurin Gru jusqu’à la fin de la guerre.
« On tua un jour un cochon provenant d’une ferme dans la cave des Gru, bien que ce fût interdit. Plusieurs inconnus s’affairèrent dans le jardin, la cave et la cuisine avec des mines de conspirateurs : des professionnels de la charcuterie qui officiaient à domicile. Ils étaient pressés d’en finir. Dans le même temps, Annette et quelques femmes s’activèrent longtemps dans la cuisine pour fabriquer boudin et saucisses. Les inconnues repartaient avec des provisions au fond de leur panier, sous un torchon. Je me tenais au loin, mais comment ne pas entendre depuis le fond du jardin les cris du cochon qui n’en finissaient pas ? Les soies, sur la couenne rose du lard conservé dans le saloir en grès de la cave, sont restées synonymes de haut-le-coeur et de frayeur. Des torchons tachés de sang, des tabliers et des couteaux souillés trempaient dans de l’eau chaude savonneuse : une odeur sucrée, écoeurante qui persista longtemps, y compris dans le jardin à l’endroit où l’on jeta l’eau tiède au milieu des mauvaises herbes. » (pages 47-48)
Il cite à la fin du livre un poème d’Eugène Guillevic, le premier poète vivant qu’il ait lu.
” L’un des plus terribles poèmes de Guillevic s’intitule Enfance. il parle du cochon que l’on égorge. (…) C’est la première fois qu’un texte me concernait aussi directement. Guillevic écrit :
” Il faudrait apprendre
Á vivre avec ça.” (page 148)
Enfance (Eugène Guillevic)
Il y avait le cochon qu’on égorge Et ça n’en finissait pas,
Ce cri que le bourg Autrement taisait.
La preuve, c’est que rien, Pendant le cri, N’était changé,
Les murs, ni les gens, Ni les quelques roses.
Tous, à part l’enfant, Ils savaient tous Que c’était ainsi. Il faudrait apprendre A vivre avec ça,
A déboucher Des chemins creux.
*
Elle Pourtant viendrait,
Peut-être au bout D’un chemin creux :
Être l’un à l’autre La mer et la vague,
Et le temps n’est plus Pour moi que ta lèvre.
Allons nous couvrir De la nuit des temps.
*
Mais va donc rester Ce cri par les airs, La terre et la pierre.
Éloge de l’abstraction. Les peintres de l’Académie des beaux-arts dans les collections de la Fondation Gandur pour l’Art.
Pavillon Comtesse de Caen de l’Académie des beaux-arts (Palais de l’Institut de France, 27 quai de Conti, Paris VI). Du 12 octobre au 26 novembre 2023. Du mardi au dimanche de 11 heures à 18 heures. Fermeture de 13 heures 30 à 14 heures. Entrée libre et gratuite.
Les grandes expositions ne manquent cet automne à Paris : Nicolas de Staël – magnifique -, Vincent Van Gogh – ses derniers mois à Auvers-sur-Oise -, Mark Rothko – impressionnante rétrospective du 18 octobre 2023 au 2 avril 2024 à la Fondation Louis Vuitton – . Trois peintres qui se sont suicidés. Elles procurent beaucoup de plaisir, mais il est parfois un peu gâché par la foule qui s’y presse. D’autres expositions, dans des lieux moins fréquentés, permettent de voir ou de revoir les oeuvres de peintres qui ont été sur le devant de la scène artistique dans le Paris de l’après-guerre.
L’Académie des Beaux-Arts présente 25 tableaux de 7 artistes, tous anciens membres de l’Académie des beaux-arts : Jean Bertholle (1909-1996), Chu Teh-Chun 1926-2014), Olivier Debré (1920-1999), Hans Hartung (1904-1989), Georges Mathieu (1921-2012), Antoni Tàpies (1923-2012), Zao Wou-Ki (1920-2013). Elles proviennent de la Fondation Gandur pour l’Art. Parmi ces 7 peintres, mes préférés sont : Hartung, Tàpies et Zao Wou-Ki. Georges Mathieu est le mieux representé avec huit tableaux. C’est celui qui me convainc le moins.
Nous avons pu voir à Paris ces dernières années de belles expositions sur l’abstraction lyrique : L’Envolée lyrique – Paris 1945-1956 du 26 avril au 6 août 2006 au Musée du Luxembourg ; Zao Wou-ki. L’espace est silence du 1 juin 2018 au 6 janvier 2019 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris ; la Donation Zao Wou-Ki au Musée d’Art Moderne de Paris du 14 avril au 01 décembre 2023.
Louise Glück, poétesse américaine et prix Nobel de littérature en 2020, est morte d’un cancer le 13 octobre 2023 à Cambridge (Massachusetts). Elle avait quatre-vingts ans. Elle était née le 22 avril 1943 à New York, au sein d’une famille d’origine hongroise. Elle a été peu traduite en France avant le prix Nobel. Gallimard a publié en 2021 L’iris sauvage (1992) et Nuit de foi et de vertu (2014), puis en 2022 Meadowlands et Averno. J’ai lu ses poèmes à la fin du confinement.
Son dernier recueil, Recueil collectif de recettes d’hiver, sortira le 9 novembre 2023 dans la collection Du Monde entier (Gallimard) en même temps qu’un volume de la collection Poésie/Gallimard : L’iris sauvage – Meadowlands – Averno, avec une préface inédite de sa traductrice Marie Olivier.
« Et le monde passe, tous les mondes, chacun plus beau que le précédent. »
Je retranscris deux poèmes de cette écrivaine majeure de la poésie de langue anglaise.
The Wild Iris
At the end of my suffering there was a door.
Hear me out: that which you call death I remember.
Overhead, noises, branches of the pine shifting. Then nothing. The weak sun flickered over the dry surface.
It is terrible to survive as consciousness buried in the dark earth.
Then it was over: that which you fear, being a soul and unable to speak, ending abruptly, the stiff earth bending a little. And what I took to be birds darting in low shrubs.
You who do not remember passage from the other world I tell you I could speak again: whatever returns from oblivion returns to find a voice:
from the center of my life came a great fountain, deep blue shadows on azure seawater.
The Wild Iris. New York: Ecco Press, 1992.
L’iris sauvage
Au bout de ma douleur il y avait une porte.
Écoute-moi bien : ce que tu appelles la mort, je m’en souviens.
En haut, des bruits, le bruissement des branches de pin. Puis plus rien. Le soleil pâle vacilla sur la surface sèche.
C’est une chose terrible que de survivre comme conscience enterrée dans la terre sombre.
Puis ce fut terminé : ce que tu crains, être une âme et incapable de parler prenant brutalement fin, la terre raide pliant un peu. Et ce que je crus être des oiseaux sautillant dans les petits arbustes.
Toi qui ne te souviens pas du passage depuis l’autre monde je te dis que je pouvais de nouveau parler : tout ce qui revient de l’oubli revient pour trouver une voix :
du centre de ma vie surgit une grande fontaine, ombres bleu foncé sur eau marine azurée.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 24-25.
Early Darkness
How can you say earth should give me joy? Each thing born is my burden; I cannot succeed with all of you.
And you would like to dictate to me, you would like to tell me who among you is most valuable, who most resembles me. And you hold up as an example the pure life, the detachment you struggle to acheive–
How can you understand me when you cannot understand yourselves? Your memory is not powerful enough, it will not reach back far enough–
Never forget you are my children. You are not suffering because you touched each other but because you were born, because you required life separate from me.
The wild iris. New York: Ecco Press, 1992.
Tombée du jour
Comment peux-tu dire que la terre devrait me procurer de la joie ? Toute chose qui naît est mon fardeau ; je ne peux réussir avec chacun d’entre vous.
Et vous voudriez me tenir tête, vous voudriez me dire lequel d’entre vous a le plus de valeur, lequel me ressemble le plus. Et vous brandissez comme exemple la vie elle-même, le détachement auquel vous vous efforcez de parvenir –
Comment pouvez-vous me comprendre alors que vous ne vous comprenez pas vous-mêmes ? Votre mémoire n’est pas assez puissante, ne remontera pas assez loin –
N’oubliez jamais que vous êtres mes enfants. Ce n’est pas parce que vous vous êtes touchés que vous souffrez, mais parce que vous êtes nés, parce que vous aviez besoin de vivre séparés de moi.
L’iris sauvage. Gallimard, 2021. Traduction Marie Olivier. Pages 112-113.