Complément du texte publié sur ce blog le 14 avril 2018.
Préface au Visage nupcial , Poésie/Gallimard. 2018. (Marie-Claude Char)
“En 1954, Char rend visite à Giacometti à la campagne où il loge chez des amis. Tôt levé, Char admire la beauté de l’aube et l’apparition de la vie naissante au travers de la silhouette d’un couple dans le lointain. cette apparition lui rappelle les sculptures de Giacometti et lui inspire son premier texte sur le travail de l’artiste, qui sera publié dans Recherche de la base et du sommet et qu’il lui envoie fin août de l’Isle-sur-Sorgue. Giacometti reçoit le texte à Paris, et s’installe pour lui répondre au café-tabac de la place d’Alésia, lieu où il vient chaque jour lire les journaux et voir ses amis. Il lui exprime son émotion: “C’était une merveilleuse surprise de recevoir ta lettre et de lire ton texte merveilleux avec son étrange résonance. Je ne le mérite d’aucune manière…ton texte est comme une voix lointaine et très proche qui trouble le temps et qui me parle, comme un visage que je regarde et qui me regarde…Il y a longtemps que je me suis arrêté d’écrire, je suis resté assis seul à la terrasse place d’Alésia et pendant ce temps je sentais que je voudrais te lire…on ferme, on enlève les chaises autour de moi…J’espère te voir quand tu seras à Paris et je voudrais te dessiner.”
Alberto Giacometti
Du linge étendu, linge de corps et linge de maison, retenu par des pinces, pendait à une corde. Son insouciant propriétaire lui laissait volontiers passer la nuit dehors. Une fine rosée blanche s’étalait sur les pierres et sur les herbes. Malgré la promesse de chaleur la campagne n’osait pas encore babiller. La beauté du matin, parmi les cultures désertes, était totale, car les paysans n’avaient pas ouvert leur porte, à large serrure et à grosse clé, pour éveiller seaux et outils. La basse-cour réclamait. Un couple de Giacometti, abandonnant le sentier proche, parut sur l’aire. Nus ou non. Effilés et transparents, comme les vitraux des églises brulées, gracieux, tels des décombres ayant beaucoup souffert en perdant leur poids et leur sang anciens. Cependant hautains de décision, à la manière de ceux qui se sont engagés sans trembler sous la lumière irréductible des sous-bois et des désastres. Ces passionnés de laurier-rose s’arrêtèrent devant l’arbuste du fermier et humèrent longuement son parfum. Le linge sur la corde s’effraya. Un chien stupide s’enfuit sans aboyer. L’homme toucha le ventre de la femme qui remercia d’un regard, tendrement. Mais seule l’eau du puits profond, sous son petit toit de granit, se réjouit de ce geste, parce qu’elle en percevait la lointaine signification. A l’intérieur de la maison, dans la chambre rustique des amis, le grand Giacometti dormait.
1954
Recherche de la base et du sommet, II Alliés substantiels, 1971.