Wystan Hugh Auden 1907 – 1973

W.H.Auden.

Refugees Blues 1939

Disons que cette ville a dix millions d’âmes,
Certains vivent dans des demeures, d’autres vivent dans des terriers :
Pourtant il n’y a aucun endroit pour nous, mon amour, pourtant il n’y a aucun endroit pour nous.

Autrefois nous avions un pays que nous pensions être un pays de justice,
Regarde sur l’atlas et tu le trouveras là :
Maintenant, nous ne pouvons pas y aller, mon amour, maintenant nous ne pouvons pas y aller.

Dans le cimetière du village pousse un vieil if,
Chaque printemps il fleurit à nouveau :
Les vieux passeports ne peuvent pas faire cela, mon amour, les vieux passeports ne peuvent pas faire cela.

Le consul a tapé sur la table et a dit :
« Si vous n’avez aucun passeport vous êtes officiellement mort »
Mais nous sommes encore en vie, mon amour, mais nous sommes encore en vie.

Suis allé à un comité ; ils m’ont offert un fauteuil ;
M’ont demandé poliment de revenir l’année prochaine :
Mais aujourd’hui, où irons-nous, mon amour, où irons-nous ?

Me suis rendu à une réunion publique ; le président s’est levé et a dit :
« Si nous les laissons entrer, ils nous voleront notre pain quotidien » ;
Il parlait de toi et moi, mon amour, il parlait de toi et moi.

Ai pensé entendre le tonnerre gronder dans le ciel ;
C’était Hitler recouvrant l’Europe ; il disait : « Ils doivent mourir » ;
Oh ! nous étions dans ses pensées, mon amour, nous étions dans ses pensées.

Ai vu un caniche habillé d’un manteau fermé d’une broche,
Ai vu une porte s’ouvrir et rentrer un chat :
Mais ce n’étaient pas des juifs allemands, mon amour, mais ce n’étaient pas des juifs allemands.

Suis descendu jusqu’au port et me suis tenu sur le quai,
Ai vu nager les poissons comme s’ils étaient libres :
À seulement dix pieds de moi, mon amour, à seulement dix pieds de moi.

Ai traversé un bois et vu les oiseaux dans les arbres ;
Ils n’avaient aucun politicien et chantaient à leur aise :
Ce n’était pas la race humaine, mon amour, ce n’était pas la race humaine.

Ai rêvé que je voyais un immeuble d’un millier d’étages,
D’un millier de fenêtres et d’un millier de portes ;
Aucun d’entre eux n’était à nous, mon amour, aucun d’entre eux n’était à nous.

Me suis tenu dans une grande plaine sous la neige tombante ;
Dix mille soldats allaient et venaient :
Nous cherchant toi et moi, mon amour, nous cherchant toi et moi.

Traduction : Francine Lacoue-Labarthe et Laurence Kahn. Chimères. Revue des schizoanalyses. Année 2003. N° 52. pp. 181-188.

Refugee Blues ne figure pas dans le volume Poésies choisies de W.H. Auden publié dans la collection Du monde entier , Gallimard, 1994. Nouvelle édition : Poésie Gallimard n°401. 2005.

Refugees Blues 1939

Say this city has ten million souls,
Some are living in mansions, some are living in holes:
Yet there’s no place for us, my dear, yet there’s no place for us.

Once we had a country and we thought it fair,
Look in the atlas and you’ll find it there:
We cannot go there now, my dear, we cannot go there now.

In the village churchyard there grows an old yew,
Every spring it blossoms anew:
Old passports can’t do that, my dear, old passports can’t do that.

The consul banged the table and said,
“If you’ve got no passport you’re officially dead”:
But we are still alive, my dear, but we are still alive.

Went to a committee; they offered me a chair;
Asked me politely to return next year:
But where shall we go to-day, my dear, but where shall we go to-day?

Came to a public meeting; the speaker got up and said;
“If we let them in, they will steal our daily bread”:
He was talking of you and me, my dear, he was talking of you and me.

Thought I heard the thunder rumbling in the sky;
It was Hitler over Europe, saying, “They must die”:
O we were in his mind, my dear, O we were in his mind.

Saw a poodle in a jacket fastened with a pin,
Saw a door opened and a cat let in:
But they weren’t German Jews, my dear, but they weren’t German Jews.

Went down the harbour and stood upon the quay,
Saw the fish swimming as if they were free:
Only ten feet away, my dear, only ten feet away.

Walked through a wood, saw the birds in the trees;
They had no politicians and sang at their ease:
They weren’t the human race, my dear, they weren’t the human race.

Dreamed I saw a building with a thousand floors,
A thousand windows and a thousand doors:
Not one of them was ours, my dear, not one of them was ours.

Stood on a great plain in the falling snow;
Ten thousand soldiers marched to and fro:
Looking for you and me, my dear, looking for you and me.

Mars 1939.

Another Time, 1940.

https://www.youtube.com/watch?v=hpkGXgY5tH8

Emmanuel Levinas 1906-1995

Emmanuel Levinas.

(Merci à Manuel de m’avoir fait connaître ce texte.)

” Nous étions soixante-dix dans un commando forestier pour prisonniers de guerre israélites, en Allemagne nazie. Le camp portait — coïncidence singulière — le numéro 1492, millésime de l’expulsion des juifs d’Espagne sous Ferdinand V le Catholique. L’uniforme français nous protégeait encore contre la violence hitlérienne. Mais les autres hommes, dits libres, qui nous croisaient ou qui nous donnaient du travail ou des ordres ou même un sourire — et les enfants et les femmes qui passaient et qui, parfois, levaient les yeux sur nous — nous dépouillaient de notre peau humaine. Nous n’étions qu’une quasi-humanité, une bande de singes. Force et misère de persécutés, un pauvre murmure intérieur nous rappelait notre essence raisonnable.
Mais nous n’étions plus au monde. Notre va-et-vient, nos peines et nos rires, nos maladies et nos distractions, le travail de nos mains et l’angoisse de nos yeux, les lettres qu’on nous remettait de France et celles qu’on acceptait pour nos familles —, tout cela se passait entre parenthèses. Êtres enfermés dans leur espèce ; malgré tout leur vocabulaire, êtres sans langage. Le racisme n’est pas un concept biologique ; l’antisémitisme est l’archétype de tout internement. L’oppression sociale, elle-même, ne fait qu’imiter ce modèle. Elle cloître dans une classe, prive d’expression et condamne aux « signifiants sans signifiés » et, dès lors, aux violences et aux combats. Comment délivrer un message de son humanité qui, de derrière les barreaux des guillemets, s’étende autrement que comme parler simiesque ?
Et voici que, vers le milieu d’une longue captivité — pour quelques courtes semaines et avant que les sentinelles ne l’eussent chassé — un chien errant entre dans notre vie. Il vint un jour se joindre à la tourbe, alors que, sous bonne garde, elle rentrait du travail. Il vivotait dans quelque coin sauvage, aux alentours du camp. Mais nous l’appelions Bobby, d’un nom exotique, comme il convient à un chien chéri. Il apparaissait aux rassemblements matinaux et nous attendait au retour, sautillant et aboyant gaiement. Pour lui — c’était incontestable — nous fûmes des hommes.
Le chien qui reconnut Ulysse sous le déguisement à son retour de l’Odyssée, était-il le parent du nôtre ? Mais non ! mais non ! Là-bas, ce fut l’Ithaque et la patrie. Ici, ce fut nulle part. Dernier kantien de l’Allemagne nazie, n’ayant pas le cerveau qu’il faut pour universaliser les maximes de ses pulsions, il descendait des chiens d’Égypte. Et son aboiement d’ami — foi d’animal — naquit dans le silence de ses aïeux des bords du Nil. “

Emmanuel Levinas est né en 1906 à Kaunas en Lituanie. Il arrive en France à l’âge de 17 ans pour étudier la philosophie à l’université de Strasbourg. Il obtient son doctorat en 1930 à Strasbourg avec une thèse consacrée à la Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl. Deux ans plus tard, après sa naturalisation, il effectue son service militaire et obtient par concours le titre d’interprète-stagiaire, grade assimilé à celui d’adjudant. Il est mobilisé fin août 1939 comme traducteur pour le russe et est affecté en mai 1940 au 2ème bureau de l’État-major de la 10ème Armée, stationné dans la Somme.

Il est fait prisonnier et est détenu à Rennes et à Laval entre juin 1940 et avril 1942. Il est ensuite transféré au Frontstalag de Vesoul pour deux mois avant d’être envoyé en juin 1942 au stalag XI-B de Fallingbostel, entre Brême et Hanovre en Allemagne. Ce Stalag abrite 32 000 prisonniers. Il fait partie des 70 soldats juifs regroupés dans deux baraques à part. Ils composent un commando spécial de bûcherons conduits chaque jour en forêt pour y couper le bois. “

Paru en 1975 dans un recueil intitulé Celui qui ne veut pas se servir des mots, publié en l’honneur du peintre Bram Van Velde par les édition Fata Morgana de Montpellier. Repris dans Difficile liberté. Livre de poche. Biblio Essais N° 4019.1984

Fernando Pessoa – Pedro Almodóvar

Depuis hier soir, je recherche une phrase de Fernando Pessoa qu’ Adrien Gombeaud a citée dans sa critique du beau film de Pedro Almodóvar, La chambre d’à côté (Positif n°767. janvier 2025. pages 6-7). Je l’ai enfin trouvée.

307 « Esthétique du désenchantement
Puisque nous ne pouvons tirer de beauté de la vie, cherchons du moins à tirer de la beauté de notre impuissance même à en tirer de la vie. Faisons de notre échec une victoire, quelque chose de positif qui se dresse, au milieu des colonnes, en majesté et en consentement spirituel.
Puisque la vie ne nous a rien offert d’autre qu’une cellule de reclus, alors tentons de la décorer, ne serait-ce que de l’ombre de nos songes, dessins et couleurs mêlés, sculptant notre oubli sur l’immobile extériorité des murailles.
Comme tous les rêveurs, j’ai toujours senti que ma fonction, c’était de créer. Comme je n’ai jamais su faire aucun effort, ni concrétiser aucune intention, créer a toujours coïncidé pour moi avec le fait de rêver, de vouloir ou de désirer, et d’accomplir un geste, en rêvant seulement le geste que je souhaiterais pouvoir accomplir. »

Gens au soleil (People in the Sun) (Edward Hopper), 1960. Washington, Smithsonian American Art Museum

Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares. p.310. Christian Bourgois éditeur, 1999. Traduction Françoise Laye.

« Estética do desalento
Já que não podemos extrair beleza da vida, busquemos ao menos extrair beleza de não poder extrair beleza da vida. Façamos da nossa falência uma vitória, uma coisa positiva e erguida, com colunas, majestade e aquiescência espiritual.
Se a vida não nos deu mais do que uma cela de reclusão, façamos por ornamentá-la, ainda que mais não seja, com as sombras dos nossos sonhos, desenhos a cores mistas esculpindo o nosso esquecimento sobre a parada exterioridade dos muros.
Como todo o sonhador, senti sempre que o meu mister era criar. Como nunca soube fazer um esforço ou ativar uma intenção, criar coincidiu-me sempre com sonhar, querer ou desejar, e fazer gestos com sonhar os gestos que desejaria poder fazer. »

Livro do Desassossego por Bernardo Soares. Assírio & Alvim. 1998.

María Zambrano 1904 – 1991

María Zambrano. 1984. (Raúl Cancio).

“María Zambrano no sólo es una estación de tren.”

Une demande de Manuel sur les textes de María Zambrano et l’exil m’a obligé à me replonger dans certains de ses articles. J’ai aimé El saber de experiencia.

Maria Zambrano à son arrivée à l’aéroport de Madrid-Barajas, le 20 novembre 1984, après quarante ans d’exil. A ses côtés, Jaime Salinas, Directeur du Livre, et fils du grand poète Pedro Salinas.

El saber de experiencia, (Notas inconexas)

Lo grave del saber de experiencia es que, si es verdadero, llega después, no sirve y es intransferible. Viendo la pureza de los racimos de uvas, he visto la tersura, la transparencia, la perfección que habría de tener el saber de experiencia y que raramente aparece y que, cuando aparece, sirve tal vez para muchos siglos después, como hace la tierra para dar, con la experiencia y el cultivo, esa perfección de los racimos.

*** 

El hombre es el ser en el cual ser y realidad no coinciden. Y si no coinciden ante él ni para él es porque no coinciden en él, no se da al ser y a la realidad coetáneamente, al mismo tiempo, sino en rarísimos momentos, extraordinarios, creadores, fecundamente inacabables, eso sí. Como realidad, el hombre. al igual que todo ser viviente, necesita alimentarse, como ese ser al que no puede renunciar le es dado, impuesto, el alimentar, o séase, el darse, el darse cuando todavía no es. ¿Cómo, pues, lograrse el ser humano si, de ese saber de experiencia, no logra trasmitir a alguien la experiencia, dejársela a alguien? No hace falta ser padre ni maestro, ni discípulo ni hijo, para querer dejar algo así como la expresión concentrada, como una bebida de la propia vida, de aquello que nos ha sido dado como obligación sagrada a reverenciar y a querer, aquello que nos ha movido, aquello por lo que nos movimos. ¿Cómo puede troncarse este afán, este afán y esta imposición de ser y de realidad coetáneamente sin acortar siquiera un poco la distancia entre las dos caras o aspectos de la vida de una sola criatura cuando se sabe? Y, si no se supiera, ¿qué se seria?. Se sería propiamente un «ser» humano o se dejaría de ser humano. ¿Habrá la posibilidad, Señor, de dejar de ser humano para que coincidan, como en un racimo de uvas, puro, blando, duro, cándido, perfecto, ser y realidad? ¿Cuál es el camino?

*** 

Ha de haber muchos caminos. Ha de haber varios para cada persona, pues que varios son los tiempos, y no me refiero solamente a las circunstancias, sino al modo de vivir el tiempo y al modo de sufrirlo.

*** 

Todo este exordio, un tanto impertinente, precede a algo más impertinente todavía, que es – no tengo más remedio que decirlo – hablar de mí misma, de algo que le ha ocurrido no sé si a mí misma o a quién, quizá a alguien que está en trance de nacer, de renacer, para no volver a nacer más, en un ser ya cumplido o bien en un ser prometido y castigado a tener que seguir.
Quiero referirme a mi llegada a España que fue por Madrid.
Durante el inmenso exilio, al cual yo no veía el fin, cada vez que me asaltaba el pensamiento de volver a España, lo aplazaba. ¿Es que había encontrado mi lugar en el exilio? No. No era mi patria el exilio. Pero, cada vez que pensaba volver, lo difería. No era entonces. No podía ser. Ahora, cuando he vuelto, ha sido casi sin sentirlo. Y cuando he visto las fotografías de los casi siempre calumniados fotógrafos y hasta leído las impresiones de los casi siempre tergiversados periodistas – que están ahí para cargar con todas las culpas ajenas -, he recordado el ayer.
Al salir de España, en 1939, prevaleció en mí la imagen y la realidad, la realidad que después se hizo imagen, pero una imagen real. Tuvimos que pasar la frontera de Francia uno a uno, para enseñar los más la ausencia de pasaporte, que yo sí tenia, por haberlo sacado con mucha anterioridad, cuando tuve que ir a Chile. Y el hombre que me precedia llevaba a la espalda un cordero, un cordero del que me llegaba su aliento y que por un instante, de esos indelebles, de esos que valen para siempre, por toda una eternidad, me miró. Y yo le miré. Nos miramos el cordero y yo. Y el hombre siguió, y se perdió por aquella muchedumbre, por aquella inmensidad que nos esperaba del lado de la libertad.
¿Qué hacer ahora? Yo no volví a ver aquel cordero, pero ese cordero me ha seguido mirando. Y yo me decía y hasta creo que llegué a decírselo a media voz a algún amigo o a algún enemigo, o a nadie, o al Señor, o a los oliyos, que yo no volvería a España sino detrás de aquel cordero.
Y luego he vuelto. Y el cordero no estaba esperándome al pie del avión. Ahora bien, procuré, cuando ya puse el pie en tierra, quedarme completarnente sola y pisar la tierra española sola, sin apoyo. Pero el hombre del cordero no estaba. ¿Cuándo he venido a darme cuenta? Pues ahora, cuando, tal vez por misericordia, tal vez por veracidad, me han dicho algunas personas, que estimo, que he llegado a la hora precisa, que he llegado cuando debía de llegar y como debía de llegar. Y, cuando he visto las imágenes que sacaron los fotógrafos que me aguardaban, tan conmovedoras, tan blancas,tan puras, entonces vi que el cordero era yo. El hombre no aparecía sosteniéndome en su espalda porque yo me había asimilado al cordero.

*** 

El hombre, para ser, tiene que asimilarse, así como para pervivir en la realidad tiene que asimilarla. Al asimilarse, se asimila a alguien. Un cierto temblor me da de recurrir, hablando de mí (pero, Señor, yo soy una criatura humana y no tengo la culpa) al libro más sagrado de nuestra tradición occidental, donde se habla de Aquel asimilado al Verbo por toda la etemidad, superior al Dios de Abraham, Dios no de sacrificio, sino el que ofreció el pan y el vino, la eucaristía. Entonces, esto quiere decir que para que la criatura humana sea tiene que asimilarse, por muy indignamente que esto aparezca si esto se mira desde el punto de vista nada grato y nada fecundo de la jerarquía. Se puede ir en la misma procesión siendo el primero, que en el orden litúrgico el último es el que cuenta. Se puede ser de una filiación, de una filialidad: la del cordero.
Así, los largos años de exilio me han servido, sin que yo me lo propusiera, pues que de habérmelo propuesto sería una alegoría o una caricatura, o una locura de manicomio simplemente, para irme asimilando al cordero y a aquella mirada indecible, a aquella mirada que no intento transcribir en palabras, a aquel silencio del cordero, un aliento que sentí como vida, como vida de alguien que sabe que está destinado a morir y lo acepta. De alguien que transciende la muerte misma y que a veces, eso sí, en los paseos que he dado en los campos del Jura – de donde salió el librito Claros del bosque -, permitía que yo viese a lo lejos un cordero, una criatura que también podía ser una paloma (más adecuada a mi alma femenina, más adecuada a la imagen de la libertad y del amor, más adecuada inclusive a la tercera persona de la Santa Trinidad), pero no, lo que se me aparecía en lontananza era el cordero. Y yo iba hacia el cordero; y claro está que no llegaba nunca, que no podía llegar por mucho que yo anduviese – Y no he sido tan mala andarina -, pues cuando llegaba al lugar no estaba, porque no era ése su lugar, no era sobre la tierra, sino entre cielo y tierra, o quién sabe entre qué cielo y qué tierra prometida.
Pero yo andaba hacia aquello que se llama lontananza. Digo esta palabra porque en una de las huidas del Ejército vencido, el mío, alguien les preguntó: «¿A dónde vais?» «¡A lontananza!», respondieron. Iban huyendo, como fui huyendo yo, a lontananza. Porque en la lontananza ha de estar desde siempre, desde el fondo de las edades, ese cordero que da su aliento al Universo, que, siendo él tan blanco, su aliento es fuego, pero no un fuego abrasador, sino un fuego mesurado, un fuego que se reparte y un aliento que se da para los otros también, un aliento para todos, que puede ser nacido del aliento primero que, según cierta sabiduría venerable, dio nacimiento a todo el Universo.

Artículo publicado en Diario 16, año X, Madrid, 15 de septiembre de 1985 (suplemento Culturas, n°23, págs III).

Las palabras del regreso, Ediciones Cátedra. Letras hispánicas, 2009.

Le savoir d’expérience (notes sans lien).

Ce qu’il y a de grave dans le savoir d’expérience, c’est que, s’il est authentique, il n’arrive qu’après coup, ne sert à rien et s’avère intransférable. En voyant la pureté des grappes de raisins, j’ai vu le poli, la transparence, la perfection que devrait avoir le savoir d’expérience, qui n’apparaît que rarement et qui, lorsqu’il apparaît, ne sert peut-être que des siècles après, ainsi que le fait la terre pour donner, avec l’expérience et la culture, cette perfection des grappes.

                                                                          ***

L’homme est l’être en lequel l’être et la réalité ne coïncident pas. Et s’ils ne coïncident ni pour lui ni à ses yeux, c’est parce qu’ils ne coïncident pas en lui, parce que lui-même ne se donne pas à l’être et à la réalité simultanément, dans le même temps, si ce n’est en de très rares moments, extraordinaires, créateurs, et d’une fécondité réellement inépuisable. En tant que réalité, l’homme, au même titre que tout être vivant, a besoin de s’alimenter, comme est donné, imposé à cet être auquel il ne peut renoncer l’acte d’alimenter, autrement dit de se donner, se donner alors qu’ il n’est pas encore. Comment donc l’être humain s’accomplit-il, si, de ce savoir d’expérience, il ne parvient pas à transmettre à quelqu’un l’expérience, à la laisser à quelqu’un ? Il n’est pas nécessaire d’être père ni maître, ni disciple ni fils, pour désirer transmettre, comme l’expression concentrée, comme une boisson extraite de sa propre vie, de cela qui nous a été donné comme une obligation sacrée à révérer et à aimer, cela qui nous a mis en mouvement, pour quoi nous nous mettons en mouvement. Comment cet effort, cet effort et cette obligation à la fois d’être et de réalité peuvent-ils être interrompus sans réduire un tant soit peu la distance entre ces deux visages ou ces deux aspects de la vie d’une seule créature quand on sait ? Et si l’on ne savait pas, que serait-on ? On deviendrait un être humain à proprement parler ou alors l’on cesserait d’être humain. La possibilité existerait-elle, Seigneur, de cesser d’être humain pour que coïncident, comme dans une grappe de raisins, pure, tendre, dure, candide, parfaite, être et réalité ? Quel est le chemin ?
***
Les chemins doivent être nombreux. Il doit y en avoir de différents pour chaque personne car les temps sont différents ; et je ne pense pas seulement aux circonstances mais aussi à la façon qu’on a de vivre le temps et qu’on a de le supporter.

Tout ce préambule, légèrement impertinent, pour quelque chose qui l’est plus encore : le fait – je ne peux éviter de le dire – de parler de moi-même, de quelque chose qui est arrivé – je ne saurais dire si c’est à moi ou à qui ? ; peut-être à quelqu’un qui est en train de naître, de renaître pour ne plus recommencer à naître, en un être totalement accompli ou bien en un être promis et condamné à devoir continuer à naître.

Je veux parler de mon arrivée en Espagne, laquelle se fit par Madrid.
Pendant l’immense exil, dont je ne voyais pas la fin, chaque fois que m’assaillait la pensée du retour en Espagne, je la remettais à plus tard. Était-ce parce que j’avais trouvé mon lieu dans l’exil ? Non. L’exil n’était pas ma patrie. Mais pourtant, à chaque fois que je pensais à rentrer, je différais. Ce n’était pas le moment. Cela ne pouvait se faire. Cependant, lorsque je suis revenue, cela s’est fait pour moi d’une manière quasi insensible. Et quand j’ai vu les photographies de ces photographes que l’on calomnie presque toujours et même quand j’ai lu les impressions de ces journalistes dont on prend presque toujours en mauvaise part les propos – qui sont là pour qu’ils prennent sur eux toutes les fautes des autres – je me suis souvenue d’hier.

Lorsque j’ai quitté l’Espagne, en 1939, ce qui a prévalu en moi, c’était l’image et la réalité, la réalité qui par la suite s’est faite image, mais une image réelle. Nous avons dû passer la frontière française à la file indienne, pour montrer pour la plupart notre absence de passeport – passeport que moi j’avais pour l’avoir retiré longtemps auparavant au moment où j’ai dû partir pour le Chili. L’homme qui me précédait portait sur ses épaules un agneau, un agneau dont me parvenait l’haleine et qui un instant, l’un de ces instants indélébiles, qui valent pour toujours, l’espace d’une éternité, m’a regardée. Et moi je le regardai. Nous nous sommes regardés l’agneau et moi. Et l’homme a continué sa route et s’est perdu dans toute cette multitude, dans cette immensité qui nous attendait du côté de la liberté.

Que faire dès lors ? Je n’ai pas revu cet agneau, mais cet agneau a continué à me regarder. Je me disais – et je crois même que je suis parvenue à le dire à mi-voix à un ami ou à un ennemi, ou à personne ou au Seigneur, ou aux oliviers, que je ne retournerai en Espagne que derrière cet agneau.
Et puis je suis rentrée. Et l’agneau ne m’attendait pas au pied de l’avion. Néanmoins je me suis efforcée, quand j’ai posé le pied sur le sol, de rester complètement seule et de fouler toute seule la terre d’Espagne, sans aide. Mais l’homme à l’agneau n’était pas là. A quel moment en suis-je venue à m’en rendre compte ? Eh bien lorsque, peut-être par miséricorde, peut-être par véracité, des personnes que j’estime m’ont affirmé que je suis arrivée à l’heure où je devais arriver et de la façon dont je devais arriver. Et lorsque j’ai vu les images qu’avaient prises les photographes qui m’attendaient, si émouvantes, si blanches, si pures, alors j’ai vu que l’agneau, c’était moi. L’homme n’apparaissait pas, qui me soutenait sur ses épaules, parce que je m’étais assimilée à l’agneau.
***
L’homme, pour être, doit s’assimiler, de la même façon que pour survivre dans la réalité il lui faut assimiler celle-ci. En s’assimilant, il s’assimile à quelqu’un. J’éprouve un certain tremblement de devoir recourir, en parlant de moi, (mais, Seigneur, je suis une créature humaine et je n’en suis pas responsable) au livre le plus sacré de notre tradition occidentale, où l’on parle de Celui qui s’est assimilé au Verbe pour toute l’éternité, supérieur au Dieu d’Abraham, Dieu non du sacrifice, mais celui qui a offert le pain et le vin, l’eucharistie. Ce qui veut dire que pour que la créature humaine soit, il faut qu’elle s’assimile, aussi indignement que cela puisse paraître si on le considère de ce point de vue qui n’a rien d’agréable ni de fécond, qui est celui de la hiérarchie. On peut être le premier dans la même procession : dans l’ordre liturgique, c’est le dernier qui compte… On peut être d’une filiation, d’ une « filialité » : celle de l’agneau.

Ainsi, les longues années d’exil m’ont servi sans que je ne me le propose, puisque me le proposer aurait été une allégorie ou une caricature, ou simplement un délire d’un hôpital de fous, à m’assimiler progressivement à l’agneau et à ce regard indicible, à ce regard que je n’essaierai pas de traduire en mots, à cette haleine de l’agneau, une haleine que j’ai ressentie comme la vie, comme la vie de quelqu’un qui sait qu’il est destiné à mourir et qui l’accepte. De quelqu’un qui transcende la mort elle-même et qui, parfois, je l’atteste, dans les promenades que j’ai faites dans les hauteurs du Jura – d’où est sorti ce petit livre, Les Clairières du bois – permettait que je voie au loin un agneau, une créature qui aurait pu tout aussi bien être une colombe (plus en adéquation avec mon âme féminine, avec l’image de la liberté et de l’amour, et même avec la troisième personne de la sainte Trinité), mais non, ce qui m’apparaissait dans les lointains était bien un agneau. Et moi, j’allais vers l’agneau ; et il est clair que je n’arrivais jamais, que j’avais beau marcher, je ne pouvais pas arriver – et je n’ai pas été si mauvaise marcheuse – car quand j’arrivais quelque part, il n’y était pas, ce n’était pas son lieu, il n’était pas sur la terre mais là-bas entre le ciel et la terre ; qui saurait dire entre quel ciel et quelle terre promise ?

Mais j’allais vers cela qu’on appelle les lointains. C’est ce mot que je donne parce que lors d’une des déroutes de l’Armée vaincue, la mienne, quelqu’un leur a demandé : mais où allez vous ? et ils ont répondu : vers les lointains. Ils fuyaient comme j’ai fui, moi aussi, vers les lointains. Parce que dans les lointains, c’est là que doit être depuis toujours, depuis le fond des âges, cet agneau qui donne son souffle à l’univers, parce que, lui étant si blanc, son souffle est le feu, mais non pas un feu dévastateur, un feu mesuré, un feu qui se distribue et un souffle qui se donne également pour les autres, un souffle pour tous, qui a pu naître du souffle primordial, lequel, selon certaines sagesses vénérables, a donné naissance à l’Univers tout entier.

María Zambrano, Diario 16, Madrid, 15 septembre 1985 (supplément culturel N°23, p.III).

Traduit par Jean Marc Sourdillon, Jean-Maurice Teurlay, Jean Croizat-Viallet. (Jean-Marc Sourdillon. María Zambrano Le choix de naître. Éditions de Corlevour. 2024. Une première version a été publiée dans le numéro 25 de la revue Conférence à l’automne 2007 )

Arthur Rimbaud – Pablo Neruda

Portrait d’Arthur Rimbaud (Pablo Picasso). 13 décembre 1960.

Arthur Rimbaud, l’adolescent génial et révolté, est très tôt devenu un mythe en France et dans le monde.

Ses identités multiples et contradictoires ont permis tant aux catholiques (Paterne Berrichon, Isabelle Rimbaud, Paul Claudel) qu’aux progressistes de s’approprier sa figure (Paul Éluard, Louis Aragon, Pablo Neruda)

Je crois que son influence a été plus grande dans le monde anglo-saxon (Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Bob Dylan, Patti Smith) que dans le monde hispanique.

Pourtant, elle est évidente chez Pablo Neruda, particulièrement dans Residencia en la tierra (1935).

Le poète chilien cite une phrase d’Adieu (Une saison en enfer 1873-75) lors son discours de réception du Prix Nobel de Littérature le 13 décembre 1971.

Discurso pronunciado con ocasión de la entrega del Premio Nobel de Literatura.

« Voici exactement cent ans, un poète pauvre et splendide, le plus atroce des désespérés, écrivait cette prophétie : « À l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » « Je crois en cette prophétie de Rimbaud, le voyant. Je viens d’une obscure province, d’un pays séparé des autres par un coup de ciseaux de la géographie. J’ai été le plus abandonné des poètes et ma poésie a été régionale, faite de douleur et de pluie. Mais j’ai toujours eu confiance en l’homme. Je n’ai jamais perdu l’espérance. Voilà pourquoi je suis ici avec ma poésie et mon drapeau. En conclusion, je veux dire aux hommes de bonne volonté, aux travailleurs, aux poètes, que l’avenir tout entier a été exprimé dans cette phrase de Rimbaud ; ce ne sera qu’avec une ardente patience que nous conquerrons la ville splendide qui donnera lumière, justice et dignité à tous les hommes. Et ainsi la poésie n’aura pas chanté en vain. » .

“Hace hoy cien años exactos, un pobre y espléndido poeta, el más atroz de los desesperados, escribió esta profecía: « A l’aurore, armés dune ardente patience, nous entrerons aux splendides villes. » (Al amanecer, armados de una ardiente paciencia entraremos en las espléndidas ciudades.) Yo creo en esa profecía de Rimbaud, el vidente. Yo vengo de una oscura provincia, de un país separado de todos los otros por la tajante geografía. Fui el más abandonado de los poetas y mi poesía fue regional, dolorosa y lluviosa. Pero tuve siempre confianza en el hombre. No perdí jamás la esperanza. Por eso tal vez he llegado hasta aquí con mi poesía, y también con mi bandera. En conclusión, debo decir a los hombres de buena voluntad, a los trabajadores, a los poetas, que el entero porvenir fue expresado en esa frase de Rimbaud: solo con una ardiente paciencia conquistaremos la espléndida ciudad que dará luz, justicia y dignidad a todos los hombres. Así la poesía no habrá cantado en vano.”

Casa de Pablo Neruda de Isla Negra (Chile).

Dans sa maison d’Isla Negra, au bord du Pacifique, on peut remarquer en bonne place les photos de Walt Whitman, de Charles Baudelaire, mais aussi celle d’Arthur Rimbaud.

Pablo Neruda a écrit dans les années 50, pour le centenaire de la naissance du poète de Charleville, une bien curieuse ode à ” l’homme aux semelles de vent. “

Oda a Jean Arthur Rimbaud (Pablo Neruda)

Ahora
en este octubre
cumplirás
cien años,
desgarrador amigo.
¿Me permites
hablarte?
Estoy solo,
en mi ventana
el Pacífico rompe
su eterno trueno oscuro.
Es de noche.

La leña que arde arroja
sobre el óvalo
de tu antiguo retrato
un rayo fugitivo.
Eres un niño
de mechones torcidos,
ojos semicerrados,
boca amarga.
Perdóname
que te hable
como soy, como creo
que serías ahora,
te hable de agua marina
y de leña que arde,
de simples cosas y sencillos seres.

Te torturaron
y quemaron tu alma,
te encerraron
en los muros de Europa
y golpeabas
frenético
las puertas.
Y cuando
ya pudiste
partir
ibas herido,
herido y mudo,
muerto.

Muy bien, otros poetas
dejaron
un cuervo, un cisne,
un sauce,
un pétalo en la lira,
tú dejaste un fantasma
desgarrado
que maldice
y escupe
y andas
aún
sin rumbo,
sin domicilio fijo,
sin número,
por las calles de Europa,
regresando a Marsella,
con arena africana
en los zapatos,
urgente
como un escalofrío,
sediento,
ensangrentado,
con los bolsillos rotos,
desafiante,
perdido,
desdichado.

No es verdad
que te robaste el fuego,
que corrías
con la furia celeste
y con la pedrería
ultravioleta
del infierno,
no es así,
no lo creo,
te negaban
la sencillez, la casa,
la madera,
te rechazaban,
te cerraban puertas,
y volabas entonces,
arcángel iracundo,
a las moradas
de la lejanía,
y moneda a moneda,
sudando y desangrando
tu estatura
querías
acumular el oro
necesario
para la sencillez, para la llave,
para la quieta esposa,
para el hijo,
para la silla tuya,
el pan y la cerveza.

En tu tiempo
sobre las telarañas
ancho
como un paraguas
se cerraba el crepúsculo
y el gas parpadeaba
soñoliento.
Por la Commune pasaste
niño rojo,
y dio tu poesía
llamaradas
que aún suben castigando
las paredes
de los fusilamientos.
Con ojos
de puñal
taladraste
la sombra
carcomida,
la guerra, la errabunda
cruz de Europa.
Por eso hoy, a cien años
de distancia,
te invito
a la sencilla
verdad que no alcanzó
tu frente huracanada,
a América te invito,
a nuestros ríos,
al vapor de la luna
sobre las cordilleras,
a la emancipación
de los obreros,
a la extendida patria
de los pueblos,
al Volga
electrizado,
de los racimos y de las espigas,
a cuanto el hombre
conquistó sin misterio,
con la fuerza
y la sangre,
con una mano y otra,
con millones de manos.

A ti te enloquecieron,
Rimbaud, te condenaron
y te precipitaron
al infierno.
Desertaste la causa
del germen, descubridor
del fuego, sepultaste
la llama
y en la desierta soledad
cumpliste tu condena.
Hoy es más simple, somos
países, somos
pueblos,
los que garantizamos
el crecimiento de la poesía,
el reparto del pan, el patrimonio
del olvidado. Ahora
no estarías
solitario.

Poema escrito en el centenario del nacimiento de Rimbaud, 1954.

Nuevas odas elementales. Buenos Aires, Editorial Losada, 1955.

Arthur Rimbaud – Jean – Louis Forain

Portrait d’Arthur Rimbaud (Jean-Louis Forain). 1872. Dessin au lavis redécouvert par Jean-Jacques Lefrère.

Je relis Rimbaud et je me plonge dans la biographie publiée par le regretté Jean-Jacques Lefrère (1954 – 2015 ). Ce médecin, hématologue, directeur général de l’Institut national de Transfusion sanguine était aussi un spécialiste de Rimbaud, de Lautréamont et de Jules Laforgue. Il a publié Arthur Rimbaud Biographie chez Fayard en 2001. On peut lire aussi cet ouvrage de référence dans la collection Bouquins de Robert Laffont (édition de 2020). Jean-Jacques Lefrère codirigeait la revue par abonnement Histoires littéraires avec l’universitaire canadien Michel Pierssens. Il a réussi à retrouver des photos et des documents inédits de Lautréamont, de Rimbaud, de Laforgue mais aussi de Boris Vian et même des photos de Che Guevara !

Je relis le superbe poème de Rimbaud Larme. Ce texte de mai 1872 se trouve dans le recueil Vers nouveaux.

Larme (Arthur Rimbaud)
Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d’après-midi tiède et vert.

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d’or, fade et qui fait suer.

Tel, j’eusse été mauvaise enseigne d’auberge.
Puis l’orage changea le ciel, jusqu’au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.

L’eau des bois se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares…
Or ! tel qu’un pêcheur d’or ou de coquillages,
Dire que je n’ai pas eu souci de boire !

Mai 1872.

Vers nouveaux.

On peut remarquer l’utilisation de l’ hendécasyllable (vers de 11 syllabes), ce qui est assez rare dans la poésie française, mais on peut le trouver aussi chez Banville et Verlaine. Rimbaud, poète voyant, est un chercheur d’or, un pêcheur de perles. Mais le texte se termine sur un sentiment d’échec, de frustration.

Après le Bal, le fêtard (Jean-Louis Forain). 1882. Pastel sur papier. Memphis, Dixon Gallery and Gardens.

Le texte de l’autographe de ce poème a été donné au peintre Jean-Louis Forain (1852-1931) qui a 19 ans lorsqu’il rencontre Rimbaud en 1871. Il est surnommé Gavroche par la bande des zutistes. Le Cercle des poètes zutiques a été fondé par Charles Cros à partir de septembre-octobre 1871. Ils se retrouvent dans un local de l’hôtel des Étrangers, à l’angle des rues Racine et de l’École-de-Médecine. Forain héberge Rimbaud rue Campagne-Première de janvier à mars 1872 dans une chambre louée par Verlaine. Il sert aussi de messager entre les deux poètes. C’est un de leurs compagnons de bamboche. Leur intimité a aussi fait jaser. La femme de Verlaine, Mathilde Mauté (1853-1914), dans Mémoires de ma vie, publiés en 1935 après sa mort chez Flammarion, rapporte les propos suivants tenus par son mari : “Quand je vais avec la petite chatte brune, je suis bon, parce que la petite chatte brune est très douce ; quand je vais avec la petite chatte blonde, je suis mauvais, parce que la petite chatte blonde est féroce.” Elle ajoute : “J’ai su que la petite chatte brune, c’était Forain et la petite chatte blonde, Rimbaud.”

Proche d’Edgar Degas, Forain participe plus tard à quatre des huit expositions impressionnistes (1879, 1880, 1881 et 1886). Il se marie en 1891, est nommé chevalier de la Légion d’honneur en 1893 et devient membre de l’Institut en 1923. Opposé à la Troisième République, il est antidreyfusard comme Edgar Degas, Auguste Renoir, Auguste Rodin, Paul Cézanne ou Paul Valéry. Au plus fort de l’affaire Dreyfus, il crée, avec le dessinateur Caran d’Ache (1858-1909), Psst… !, un journal hebdomadaire satirique qui paraît en 1898 et 1899. Il y publie des caricatures atroces des juges ou d’Emile Zola. Plusieurs sont antisémites. Pendant la guerre de 1914-1918, il est nationaliste et patriotard. Sur la fin de sa vie, il n’évoque qu’avec réticence ses années de jeunesse.

Psst…! n°25. 23 juillet 1898.

Arthur Rimbaud

BnF. Site François-Mitterrand. (CFA)

Samedi, nous avons vu à la BnF François Mitterrand (Galeries 1 et 2) la très belle exposition Apocalypse Hier et demain (4 février – 8 juin 2025). Quelques 300 pièces. Des œuvres de Dürer, William Blake, Goya, Odilon Redon, Kandinsky, Ludwig Meidner, Natalia Gontcharova, Otto Dix, Antonin Artaud, Henri Michaux, Unica Zürn. Des contemporains aussi : Kiki Smith, Tacita Dean, Miriam Cahn, Abdelkader Benchamma, Anne Imhof.

Lettre du voyant (Arthur Rimbaud) à Paul Demeny. 15 mai 1871. Manuscrit. Paris, BnF. (CFA)

J’ai éprouvé une certaine émotion en voyant pour la première fois le manuscrit de la seconde lettre « du voyant ». Elle a été préemptée par la BnF en 1998 pour trois millions de francs. Ce texte de Rimbaud est touffu, parfois confus. Ses beaux éclairs sont très, très célèbres : « Je est un autre », « un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », « le poète est vraiment voleur de feu ». C’est devenu quasiment un texte sacré de la poésie moderne. Pourtant le thème de la voyance dans la poésie précède Rimbaud. On le retrouve dans la Bible, chez Hugo, Gautier, Baudelaire.

Première lettre

La première ( « la petite ») de ces deux lettres fut écrite le 13 mai 1871 et adressée à Georges Izambard (1848-1931), ancien professeur de Rimbaud au collège de Charleville. Elle fut publiée la première fois par Izambard en octobre 1928 dans la Revue européenne. Il avait quitté l’enseignement public pour le journalisme. Cette lettre contient le poème Le Cœur supplicié. Arthur Rimbaud dépeint sa situation et définit une nouvelle poétique.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2019/11/29/arthur-rimbaud-ii/

Paul Demeny (1844-1918). Vers 1890.

Seconde lettre
La seconde lettre « du voyant » ( « la grande ») fut adressée le 15 mai 1871 au poète Paul Demeny (1844-1918), ami de Georges Izambard. Rimbaud avait fait sa connaissance lors de son séjour à Douai en septembre 1870. Il lui avait confié ses poèmes recopiés avec soin avec l’espoir d’être publié (cahier de Douai). Paterne Berrichon (1855-1922) (pseudonyme de Pierre-Eugène Dufour), beau-frère posthume du poète, l’a fait connaître dans La Nouvelle Revue française le 1 octobre 1912. Elle a été reprise ensuite dans Le Grand jeu par Roger Gilbert-Lecomte (1907 – 1943). Elle contient trois poèmes : Chant de guerre parisien, Mes petites amoureuses et Accroupissements.
Elle est plus précise et plus complète que la lettre précédente.

Arthur Rimbaud. Dessin de Paul Verlaine extrait du recueil des Poésies complètes de Rimbaud. 1895.

Charleville, 15 mai 1871

J’ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle. Je commence de suite par un psaume d’actualité :
CHANT DE GUERRE PARISIEN

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes.

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Ô Mai ! quels délirants cul-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !
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Ils ont schako, sabre et tam-tam
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n’ont jam, jam…
Fendent le lac aux eaux rougies !
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Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !
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Thiers et Picard sont des Éros
Des enleveurs d’héliotropes
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes…
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Ils sont familiers du grand Truc !…
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc,
Et ses reniflements à poivre !
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La Grand Ville a le pavé chaud
Malgré vos douches de pétrole
Et décidément il nous faut
Vous secouer dans votre rôle…
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Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !


A. RIMBAUD.


– Voici de la prose sur l’avenir de la poésie –
Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque, Vie harmonieuse. — De la Grèce au mouvement romantique, – moyen-âge, – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. — On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines. — Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans.
Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France. Du reste, libre aux nouveaux ! d’exécrer les ancêtres : on est chez soi et l’on a le temps.
On n’a jamais bien jugé le romantisme. Qui l’aurait jugé ? les critiques !! Les romantiques, qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’œuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ?
Car Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène.
Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs !
En Grèce, ai-je dit, vers et lyres, rythment l’Action. Après, musique et rimes sont jeux, délassements. L’étude de ce passé charme les curieux : plusieurs s’éjouissent à renouveler ces antiquités : — c’est pour eux. L’intelligence universelle a toujours jeté ses idées, naturellement ; les hommes ramassaient une partie de ces fruits du cerveau ; on agissait par, on en écrivait des livres : telle allait la marche, l’homme ne se travaillant pas, n’étant pas encore éveillé, ou pas encore dans la plénitude du grand songe. Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver ; cela semble simple : en tout cerveau s’accomplit un développement naturel ; tant d’égoïstes se proclament auteurs ; il en est bien d’autres qui s’attribuent leur progrès intellectuel ! — Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage.
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le suprême Savant ! — Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu ; et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé !
– La suite à six minutes. –
Ici j’intercale un second psaume hors du texte : veuillez tendre une oreille complaisante, – et tout le monde sera charmé. – J’ai l’archet en main, je commence :

MES PETITES AMOUREUSES

Un hydrolat lacrymal lave
Les cieux vert-chou :
Sous l’arbre tendronnier qui bave,
Vos caoutchoucs

—————-

Blancs de lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères
Mes laiderons !

—————

Nous nous aimions à cette époque,
Bleu laideron !
On mangeait des oeufs à la coque
Et du mouron !

—————-

Un soir, tu me sacras poète
Blond laideron :
Descends ici, que je te fouette
En mon giron ;

—————

J’ai dégueulé ta bandoline,
Noir laideron ;
Tu couperais ma mandoline
Au fil du front.

—————-

Pouah ! mes salives desséchées,
Roux laideron
Infectent encor les tranchées
De ton sein rond !

—————-

Ô mes petites amoureuses,
Que je vous hais !
Plaquez de fouffes douloureuses
Vos tétons laids !

—————–

Piétinez mes vieilles terrines
De sentiments;
Hop donc ! Soyez-moi ballerines
Pour un moment !…

——————

Vos omoplates se déboîtent,
Ô mes amours !
Une étoile à vos reins qui boitent,
Tournez vos tours !

——————-

Et c’est pourtant pour ces éclanches
Que j’ai rimé !
Je voudrais vous casser les hanches
D’avoir aimé !

——————

Fade amas d’étoiles ratées,
Comblez les coins !
– Vous crèverez en Dieu, bâtées
D’ignobles soins !

——————

Sous les lunes particulières
Aux pialats ronds,
Entrechoquez vos genouillères,
Mes laiderons.

A. R.
Voilà. Et remarquez bien que, si je ne craignais de vous faire débourser plus de 60 c. de port, – moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n’ai pas tenu un seul rond de bronze ! – je vous livrerais encore mes Amants de Paris, cent hexamètres, Monsieur, et ma Mort de Paris, deux cents hexamètres !
Je reprends :
Donc le poète est vraiment voleur de feu.
Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue ; – Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! Il faut être académicien, — plus mort qu’un fossile, — pour parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! —
Cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d’inconnu s’éveillant en son temps dans l’âme universelle : il donnerait plus – que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez ; — Toujours pleins du Nombre et de l’Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. — Au fond, ce serait encore un peu la Poésie grecque.
L’art éternel aurait ses fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant.
Ces poètes seront ! Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, – jusqu’ici abominable, – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ? – Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.
En attendant, demandons aux poètes du nouveau, – idées et formes. Tous les habiles croiraient bientôt avoir satisfait à cette demande. – Ce n’est pas cela !
Les premiers romantiques ont été voyants sans trop bien s’en rendre compte : la culture de leurs âmes s’est commencée aux accidents : locomotives abandonnées, mais brûlantes, que prennent quelque temps les rails. – Lamartine est quelquefois voyant, mais étranglé par la forme vieille. – Hugo, trop cabochard, a bien du VU dans les derniers volumes ; Les Misérables sont un vrai poème. J’ai Les Châtiments sous la main ; Stella donne à peu près la mesure de la vue de Hugo. Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées.
Musset est quatorze fois exécrable pour nous, générations douloureuses et prises de visions, – que sa paresse d’ange a insultées ! Ô ! les contes et les proverbes fadasses ! ô les nuits ! ô Rolla, ô Namouna, ô la Coupe ! tout est français, c’est-à-dire haïssable au suprême degré ; français, pas parisien ! Encore une œuvre de cet odieux génie qui a inspiré Rabelais, Voltaire, jean La Fontaine, ! commenté par M. Taine ! Printanier, l’esprit de Musset ! Charmant, son amour ! En voilà, de la peinture à l’émail, de la poésie solide ! On savourera longtemps la poésie française, mais en France. Tout garçon épicier est en mesure de débobiner une apostrophe Rollaque ; tout séminariste en porte les cinq cents rimes dans le secret d’un carnet. A quinze ans, ces élans de passion mettent les jeunes en rut ; à seize ans, ils se contentent déjà de les réciter avec cœur ; à dix-huit ans, à dix-sept même, tout collégien qui a le moyen, fait le Rolla, écrit un Rolla ! Quelques-uns en meurent peut-être encore, Musset n’a rien su faire : il y avait des visions derrière la gaze des rideaux : il a fermé les yeux. Français, panadif, traîné de l’estaminet au pupitre de collège, le beau mort est mort, et, désormais, ne nous donnons même plus la peine de le réveiller par nos abominations !
Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Leconte de Lisle, Th. de Banville. Mais inspecter l’invisible et entendre l’inouï étant autre chose que reprendre l’esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles.
Rompue aux formes vieilles, parmi les innocents, A. Renaud, – a fait son Rolla ; – L. Grandet, – a fait son Rolla ; – Les gaulois et les Musset, G. Lafenestre, Coran, Cl. Popelin, Soulary, L. Salles ; les écoliers, Marc, Aicard, Theuriet ; les morts et les imbéciles, Autran, Barbier, L. Pichat, Lemoyne, les Deschamps, les Desessarts ; les journalistes, L. Cladel, Robert Luzarches, X. de Ricard ; les fantaisistes, C. Mendès ; les bohèmes ; les femmes ; les talents, Léon Dierx, Sully-Prudhomme, Coppée, – la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète. – Voilà. – Ainsi je travaille à me rendre voyant. – Et finissons par un chant pieux.

ACCROUPISSEMENTS

Bien tard, quand il se sent l’estomac écœuré,
Le frère Milotus un œil à la lucarne
D’où le soleil, clair comme un chaudron récuré,
Lui darde une migraine et fait son regard darne,
Déplace dans les draps son ventre de curé.

Il se démène sous sa couverture grise
Et descend ses genoux à son ventre tremblant,
Effaré comme un vieux qui mangerait sa prise,
Car il lui faut, le poing à l’anse d’un pot blanc,
À ses reins largement retrousser sa chemise !

Or, il s’est accroupi frileux, les doigts de pied
Repliés grelottant au clair soleil qui plaque
Des jaunes de brioche aux vitres de papiers ;
Et le nez du bonhomme où s’allume la laque
Renifle aux rayons, tel qu’un charnel polypier.

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Le bonhomme mijote au feu, bras tordus, lippe
Au ventre : il sent glisser ses cuisses dans le feu
Et ses chausses roussir et s’éteindre sa pipe ;
Quelque chose comme un oiseau remue un peu
À son ventre serein comme un monceau de tripe !

Autour, dort un fouillis de meubles abrutis
Dans des haillons de crasse et sur de sales ventres ;
Des escabeaux, crapauds étranges, sont blottis
Aux coins noirs : des buffets ont des gueules de chantres
Qu’entr’ouvre un sommeil plein d’horribles appétits.

L’écœurante chaleur gorge la chambre étroite ;
Le cerveau du bonhomme est bourré de chiffons.
Il écoute les poils pousser dans sa peau moite,
Et parfois en hoquets fort gravement bouffons
S’échappe, secouant son escabeau qui boite…

……………………………………………………………………………………………………..

Et le soir, aux rayons de lune qui lui font
Aux contours du cul des bavures de lumière,
Une ombre avec détails s’accroupit, sur un fond
De neige rose ainsi qu’une rose trémière…
Fantasque, un nez poursuit Vénus au ciel profond.

Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.
Au revoir. A. RIMBAUD.

Lettre du Voyant. Rimbaud à Paul Demeny. Charleville, 15 mai 1871. Paris, BnF.

William Faulkner

William Faulkner, 1955.

Je viens de terminer la relecture d’Absalon, Absalon ! de William Faulkner. Le bruit et la fureur (1928) et Absalon Absalon ! (1936) sont le plus souvent cités comme les deux plus grands romans du grand auteur américain. Le processus de la création littéraire et l’histoire du Sud des États-Unis sont au centre de ce livre. Le bruit et la fureur, écrit entre mars et septembre 1928, était son roman favori. ” Avec Le bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire (…) “. Absalon Absalon ! évoque la chute de la maison Sutpen et l’histoire du Deep South de 1807 à janvier 1910. Il s’agit d’une réflexion sur l’héritage sudiste. Quentin pense comme l’auteur et répond à son ami Shreve à la fin du roman :

” (…) Pourquoi est-ce que tu hais le sud ?
– Je ne le hais pas, répondit vivement Quentin, sur-le-champ, immédiatement. Je ne le hais pas. “

William Faulkner a écrit deux projets pour une introduction au Bruit et à la fureur. On les retrouve dans les notices du premier tome de ses Oeuvres romanesques dans la Bibliothèque de la Pléiade, édition présentée et annotée par Michel Gresset. NRF Gallimard, 1977 (pages 1267 – 1273). Voici le premier.

Premier projet d’introduction au Bruit et la fureur de William Faulkner [version courte]. Non daté. Probablement 1933.

” J’ai écrit ce livre et j’ai appris à lire. J’avais appris un peu de l’art d’écrire en travaillant à Monnaie de singe : comment approcher la langue, les mots, moins avec sérieux, comme le fait un essayiste, qu’avec une sorte de respect, de circonspection, comme lorsqu’on approche de la dynamite ; avec joie même, comme on approche les femmes, peut-être avec les mêmes intentions perfides. Mais, quand j’eus fini Le Bruit et la fureur, je découvris qu’il y a vraiment quelque chose à quoi le mot art, ce terme rebattu, non seulement peut mais doit être appliqué. Je découvris alors que j’avais parcouru tout ce que j’avais lu, de Henry James aux histoires de meurtres des journaux en passant par Henty, sans faire aucune discrimination, sans en rien digérer, comme l’aurait pu faire une mite ou une chèvre. Après Le Bruit et la fureur, sans me soucier d’ouvrir un autre livre, et à travers une série de répercussions à retardement semblables à celles d’un orage d’été, je découvris les Flaubert, les Dostoïevski, les Conrad dont j’avais lu les œuvres dix ans auparavant. Avec Le Bruit et la fureur, j’appris à lire et à cesser de lire car, depuis, je n’ai rien lu.
Je n’ai pas non plus l’impression d’avoir jamais rien appris par la suite. Pendant que j’écrivais Sanctuaire, le roman qui suivit Le Bruit et la fureur, cette partie de moi-même qui apprenait au fur et à mesure que j’écrivais, cette partie où se trouve peut-être la force première qui pousse un écrivain au labeur qu’est l’invention et à la besogne qui consiste à aligner soixante-quinze ou cent mille mots sur le papier, cette partie-là était absente, parce que je lisais encore par répercussion les livres que j’avais avalés tout ronds dix ans au moins auparavant. Ce n’est qu’en écrivant Sanctuaire que j’appris qu’il y manquait quelque chose, quelque chose que m’avait donné Le Bruit et la fureur et que Sanctuaire ne me donnait pas. En entreprenant Tandis que j’agonise, je savais ce que c’était, et je savais que j’en serais encore privé, parce que ce livre allait être un livre délibéré. J’avais fermement l’intention d’écrire un tour de force. Avant même d’avoir posé la plume sur le papier et tracé le premier mot, je savais quel serait le dernier, et presque où tomberait le point final. Avant de commencer, je m’étais dit : je vais écrire un livre qui sera, au besoin, mon triomphe ou ma faillite si jamais plus je ne touche à l’encre. Aussi, quand j’eus fini, la froide satisfaction était bien là, comme je m’y attendais mais, comme je m’y attendais également, l’autre qualité que j’avais trouvée dans Le Bruit et la fureur était absente : cette émotion définie, physique et pourtant vague et difficile à décrire : cette extase, cette foi ardente et joyeuse, cette anticipation de surprise que la feuille encore immaculée sous ma main retenait, inviolée, inépuisable, attendant que je la libère. Cela ne se trouvait pas dans Tandis que j’agonise. Je me dis : C’est parce que j’en savais trop sur ce livre avant de commencer à l’écrire. Je me dis : vraisemblablement je n’aurai plus jamais besoin d’en savoir autant sur un livre avant de me mettre à l’écrire ; la prochaine fois, ça reviendra. J’attendis presque deux ans, puis je commençai Lumière d’août sans en savoir davantage que ceci : il y a une jeune femme, enceinte, qui marche le long d’une route de campagne inconnue. Je pensai : maintenant je vais retrouver cela, puisque je n’en sais pas plus sur ce livre que je n’en savais sur
Le Bruit et la fureur le jour où je me suis assis devant la première page blanche.
Cela n’est pas revenu. Les pages écrites croissaient en nombre. L’histoire marchait assez bien ; je m’y mettais tous les matins, sans hésitation et pourtant sans cette anticipation et cette joie qui seules ont fait pour moi de l’acte d’écrire un plaisir. Il me fallut attendre que le livre fût presque achevée, pour que je m’incline devant l’évidence : cela ne reviendrait pas, car maintenant, avant que chaque mot tombe en place, j’étais conscient des actions précises qu’allaient accomplir les personnages, puisque maintenant je choisissais délibérément leur conduite parmi les possibilités et les probabilités, et je pesais, mesurais chacun de mes choix à la balance des James, des Conrad, des Balzac. Je savais que j’avais trop lu, que j’avais atteint cette période que chaque écrivain doit traverser, pendant laquelle il croit en savoir trop sur son métier. Je reçus un exemplaire du livre imprimé et je constatai que je ne tenais même pas à savoir quelle espèce de couverture Smith lui avait mise. Il me semblait l’apercevoir placé sur un rayon avec tous ceux qui suivaient Le Bruit et la fureur tandis que je regardais les dos titrés avec une attention déclinante qui tenait presque du dégoût, et sur laquelle chacun des titres s’enregistrait de moins en moins jusqu’au moment où l’Attention elle-même sembla dire enfin : Dieu merci, jamais plus je n’aurai à en ouvrir un seul. Je crus que je savais alors pourquoi je n’avais pas retrouvé cette première extase et que jamais plus je ne la retrouverais ; que les romans quels qu’ils fussent que j’écrirais par la suite seraient écrits sans hésitation, mais aussi sans anticipation et sans joie : que dans Le Bruit et la fureur, j’avais déjà mis la seule chose en littérature qui parviendrait jamais à m’émouvoir profondément : Caddy grimpant dans le poirier pour regarder par la fenêtre la veillée funèbre de sa grand-mère tandis que Quentin, Jason, Benny et les Noirs lèvent les yeux vers son fond de culotte souillé de boue.
Ce roman-ci est le seul des sept romans que j’ai écrits sans avoir en même temps l’impression d’effort, de tension, sans avoir ensuite l’impression d’épuisement, de soulagement ou de dégoût. Quand je l’ai commencé je n’avais aucun plan, je n’écrivais même pas un livre. Je pensais bien aux livres, à la publication, mais à l’envers, en me disant : peu m’importe que les éditeurs aiment ça ou non. Quatre ans auparavant j’avais écrit Monnaie de singe. Il ne m’avait pas fallu longtemps pour l’écrire et le livre fut publié rapidement, et il me rapporta environ cinq cents dollars. Je me dis : écrire des romans, c’est facile. Ça ne rapporte pas grand-chose, mais c’est facile. J’écrivis Moustiques. Ce ne fut pas tout à fait aussi facile à écrire ni aussi rapide à publier et cela me rapporta environ quatre cents dollars. Je me dis : apparemment ce n’est pas aussi simple que ça d’écrire des romans, d’être romancier. J’écrivis Sartoris. Il me fallut beaucoup plus longtemps et l‘éditeur le refusa tout de suite. Mais je continuai à le colporter pendant environ trois ans, m’entêtant dans un espoir qui s’amenuisait, peut-être pour justifier le temps que j’avais mis à l’écrire. Cet espoir s’éteignit lentement, mais je n’en éprouvai aucune douleur. Un jour, il me semble que je fermais une porte entre moi et toutes les adresses et catalogues d’éditeurs. Je me dis : maintenant je vais me faire une urne comme celle que cet ancien Romain gardait toujours à son chevet et dont il usa lentement le bord sous ses baisers. Ainsi, moi qui n’ai jamais eu de sœur et qui étais voué à perdre ma fille peu après sa naissance, j’entrepris de me faire une belle et tragique petite fille. “

Emilio Prados

Emilio Prados (1899-1962) écrit ce poème après la guerre civile, au tout début de son exil au Mexique. Il le publie à Mexico dans la revue Litoral qu’il a fondée en 1926 à Malaga avec Manuel Altolaguirre. José Moreno Villa, Juan Rejano et Francisco Giner de los Ríos se joignent à eux pour la faire revivre. La nostalgie de l’Espagne devient un des thèmes centraux des poètes républicains espagnols en exil. La détresse et la douleur apparaissent clairement dans ce poème. Emilio Prados se souvient d’un passé idyllique. Il le recrée à partir d’images successives (la mer, la plage, le parfum des jasmins, les cerisiers en fleur, la paix, les rêves d’amour). Le printemps en Espagne est idéalisé. La fin exprime pourtant la dure réalité vécue par les exilés. Elle est soulignée par le ¡ay!, si profondément andalou.

Cuando era primavera

Cuando era primavera en España:
Frente al mar, los espejos
Rompían sus barandillas
Y el jazmín agrandaba
su diminuta estrella
hasta cumplir el límite
de su aroma en la noche.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
junto a la orilla de los ríos,
las grandes mariposas de la luna
fecundaban los cuerpos desnudos
de las muchachas,
y los nardos crecían silenciosos
dentro del corazón
hasta tapamos la garganta…
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
todas las playas convergían en un anillo
y el mar soñaba entonces,
como el ojo de un pez sobre la arena,
frente a un cielo más limpio
que la paz de una nave, sin viento, en su pupila.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
los olivos temblaban
adormecidos bajo la sangre azul del día,
mientras que el sol rodaba
desde la pie! tan limpia de los toros
al terrón en barbecho
recién movido por la lengua caliente de la azada.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
los cerezos en flor
se clavaban de un golpe contra el sueño
y los labios crecían,
como la espuma en celo de una aurora,
hasta dejamos nuestro cuerpo a su espalda,
igual que el agua humilde
de un arroyo que empieza.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
todos los hombres olvidaban su muerte
y se tendían confiados, juntos, sobre la tierra,
hasta olvidarse el tiempo
y el corazón tan débil por el que ardían.
Cuando era primavera.

Cuando era primavera en España:
yo buscaba en el cielo,
yo buscaba
las huellas tan antiguas
de mis primeras lágrimas,
y todas las estrellas levantaban mi cuerpo,
siempre tendido en una misma arena.
al igual que el perfume, tan lento,
nocturno, de las magnolias.
Cuando era primavera.

Pero, ¡ay!, tan sólo
cuando era primavera en España.
Solamente en España
antes, cuando era Primavera!

Penumbras I, 1939-1941.
Número 2 de la etapa mexicana de la revista Litoral. 1944.

Punta de Torremolinos. Monumento a la Generación del 27 : Gala Dalí, Manuel Altolaguirre, Salvador Dalí, Emilio Prados. (CFA).

Lorsque que c’était le printemps

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les miroirs, devant la mer,
Brisaient leurs balustrades
Et le jasmin épanouissait
Son étoile minuscule
Pour que son parfum, dans la nuit,
S’exhale jusqu’à ses limites…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Près de la berge des rivières,
Les grands papillons de la lune
Fécondaient les corps
Des filles nues
Et les nards croissaient en silence
Dans nos coeurs
Jusqu’à nous obstruer la gorge…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les oliviers tremblaient
Ensommeillés sous le sang bleu du jour,
Tandis que le soleil roulait
Du pelage si luisant des taureaux
Vers la parcelle de jachère
Fraîche remuée par la langue brûlante de la houe.
Oui, lorsque c’était le printemps !
Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Les cerisiers en fleur
Se clouaient d’un seul coup contre la terre
Et les lèvres grandissaient,
Comme l’écume en quête avide d’une aurore,
jusqu’à laisser notre corps dans leur dos,
Pareil à l’eau modeste
D’un ruisseau à sa naissance.
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Tous les hommes se dépouillaient de leur mort
Et sûrs d’eus-mêmes, s’étendaient, ensemble, sur la terre,
Jusqu’à en oublier le temps
Et le si faible coeur par lequel ils brûlaient…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Lorsque que c’était le printemps en Espagne :
Je cherchais dans le ciel,
Je cherchais
Les traces si anciennes
De mes premières larmes
Et toutes les étoiles soulevaient mon corps
Toujours allongé sur le même sable,
Comme elles soulevaient le parfum nocturne
Et si lent des magnolias…
Oui, lorsque c’était le printemps !

Mais, hélas ! Seulement
Lorsque c’était le printemps en Espagne.
Rien qu’en Espagne,
Avant, et lorsque c’était le printemps !

Traduction Claude Couffon. Le Romancero de la résistance espagnole. Dario Puccini. Tome II. Paris, Petite collection Maspero, 1967. Traduction reprise dans l’ Anthologie bilingue de la poésie espagnole. Bibliothèque de la Pléiade, NRF. Gallimard. 1995.

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2018/03/20/rincon-de-la-sangre-emilio-prados/

https://www.lesvraisvoyageurs.com/2021/11/05/emilio-prados-1899-1962/

Torremolinos, Mirador de Sansueña. (CFA)

Antonio Machado

Antonio Machado (José Machado) 1931.

(Para Manuel … y Pablo)

II

¿Para qué llamar caminos
a los surcos del azar?…
Todo el que camina anda,
como Jesús, sobre el mar.

II

A quoi bon appeler chemins
les sillons du hasard ?…
Qui chemine marche toujours
comme Jésus sur la mer.

XXIX

Caminante, son tus huellas
el camino y nada más;
Caminante, no hay camino,
se hace camino al andar.
Al andar se hace el camino,
y al volver la vista atrás
se ve la senda que nunca
se ha de volver a pisar.
Caminante no hay camino
sino estelas en la mar.

XXIX

Voyageur, le chemin
sont les traces de tes pas
c’est tout ; voyageur,
il n’y a pas de chemin,
le chemin se fait en marchant.
Le chemin se fait en marchant
et quand on tourne les yeux en arrière
on voit le sentier que jamais
on ne doit à nouveau fouler
Voyageur, il n’est pas de chemin
rien que des sillages sur la mer.

XLIV

Todo pasa y todo queda,
pero lo nuestro es pasar,
pasar haciendo caminos,
caminos sobre la mar.

XLIV

Tout passe et tout demeure,
mais notre affaire est de passer,
de passer en traçant des chemins
des chemins sur la mer.

Campos de Castilla. 1912. CXXXVI. Proverbios y cantares.

Champs de Castille précédé de Solitudes, Galeries et autres poèmes et suivi des Poésies de la guerre. 1981. Traduction de Sylvie Léger et Bernard Sesé. NRF Poésie/ Gallimard n°144.

Soria. Plaza del Vergel. Statue d’Antonio Machado près du lycée où il a enseigné le français de 1907 à 1912. (Ricardo González). 2010.