Composé en février 1859 durant le séjour que Charles Baudelaire fit à Honfleur chez sa mère, Mme Aupick, ce long poème qui clôt l’édition de 1861 (seconde édition) est dédié à son ami Maxime Du Camp (1822–1894) envers qui il avait quelques dettes de reconnaissance. Cette cantate finale reprend tous les thème majeurs des Fleurs du Mal. Elle semble bien la conclusion voulue par le poète pour cette édition et lui donne une unité. Il est ironique de placer ce poème sous l’égide de Maxime Du Camp, chantre inconditionnel du Progrès. Ce dernier, grand voyageur et écrivain bien oublié aujourd’hui, fut l’ami de Gustave Flaubert, de Théophile Gautier et de…Charles Baudelaire.
VII
Amer savoir, celui qu’on tire du voyage !
Le monde, monotone et
petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre
image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
Faut-il partir? rester ? Si tu peux rester, reste ;
Pars, s’il
le faut. L’un court, et l’autre se tapit
Pour tromper l’ennemi
vigilant et funeste,
Le Temps ! Il est, hélas ! des coureurs
sans répit,
Comme le Juif errant et comme les apôtres,
À qui rien ne
suffit, ni wagon ni vaisseau,
Pour fuir ce rétiaire infâme :
il en est d’autres
Qui savent le tuer sans quitter leur berceau.
Lorsque enfin il mettra le pied sur notre échine,
Nous pourrons
espérer et crier : En avant !
De même qu’autrefois nous
partions pour la Chine,
Les yeux fixés au large et les cheveux
au vent,
Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le coeur
joyeux d’un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes
et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger
Le Lotus parfumé ! c’est ici qu’on vendange
Les fruits
miraculeux dont votre coeur a faim ;
Venez vous enivrer de la
douceur étrange
De cette après-midi qui n’a jamais de fin ! »
À l’accent familier nous devinons le spectre ;
Nos Pylades
là-bas tendent leurs bras vers nous.
« Pour rafraîchir ton
coeur nage vers ton Électre ! »
Dit celle dont jadis nous
baisions les genoux.
VIII
Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre !
Ce
pays nous ennuie, ô Mort ! Appareillons !
Si le ciel et la mer
sont noirs comme de l’encre,
Nos coeurs que tu connais sont
remplis de rayons !
Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte !
Nous
voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du
gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour
trouver du nouveau !
Les Fleurs du mal.1861.