Cette Lettre ouverte à Pablo Neruda fut écrite par Julio Cortázar en introduction à la version française de Residencia en la tierra, publiée dans la Collection Poésie/Gallimard en 1972 .Traduction de Laure Guille-Bataillon.
«…parce que contre vents et marées l’homme défend et sauve un territoire commun, une zone de rencontre où merveilleusement nous renonçons à la défense et au secret, où un poème, une peinture, un solo de trompette sont aussi importants que la rencontre du corps de l’homme et de la femme, que le cri des hirondelles aux dernières lumières du jour, que le frémissement d’un champs de blé que j’ai tellement aimé là-bas dans l’île de Tenglo, en 42, la première fois que j’ai vu ton Chili et me suis promené dans ses montagnes et dans ses îles et, sur une place de Valparaíso, un soir de chaleur et de tristesse, j’ai lu assis sur un banc ton Espagne au coeur qui devait par la suite faire partie de Troisième Résidence mais qui était alors un livre de grand format bien mal commode à trimbaler sauf lorsqu’il avait atteint la poitrine, cette région cachée et crépusculaire où vont peut-être bien mourir les éléphants et les oiseaux…
Voilà longtemps déjà que je répète monotonément que nous n’arriverons pas à nouer le destin auquel nous avons droit (…) si nous ne commençons pas par descendre au plus profond de nous-mêmes, hommes et choses, matières et mots, idéaux et tabous, discriminations raciales et sexuelles, tous ces drapeaux de pacotille et ces nationalismes de championnat. Comment ne pas sentir alors que tes premières Résidences sont, sur ton terrain de poète, cette descente aux enfers sans laquelle tu ne serais jamais remonter a riveder le stelle? Dans les années 40, en une période où presque tous les poètes suivaient une voie lyrique sans surprise, il tombe sur une génération sud-américaine stupéfaite, émerveillée ou furieuse, une énorme alluvion de mots chargés de matière épaisse, de pierres et lichens, de sperme sidéral, de vents du large et de mouettes de fin du monde, une nomenclature de bois et de métaux, de peignes et de femmes, de falaises et de bourrasques, et tout cela nous arrive, comme tant d’autres fois, de l’autre côté du monde, où un poète regarde par-dessus la mer son lointain Chili et le comprend et le connaît tellement mieux que d’autres qui ont le nez dessus.»
«…porque contra viento y marea el hombre defiende y salva un territorio común, una zona de encuentro donde maravillosamente renunciamos a la veda y al secreto, donde un poema o una pintura o un solo de trompeta valen como el encuentro de los cuerpos de la mujer y del hombre, como el silbar de las golondrinas en la última luz de la tarde, como el temblor de un trigal que amé en la isla Tenglo allá por el año cuarenta y dos cuando conocí tu Chile y anduve por sus tierras y sus islas y en una plaza de Valparaíso, una noche de calor y de tristeza, leí sentado en un banco tu España en el corazón que luego habría de entrar en la Tercera Residencia pero que entonces era un libro de grandísimo formato, tan incómodo de llevar salvo cuando ganaba el pecho, la región solapada y crepuscular donde acaso van a morir de verdad los elefantes y los pájaros…
Hace ya muchísimos años que insisto monótonamente en que no llegaremos a cuajar nuestro destino legítimo (…) si no empezamos por bajar a lo más hondo de nosotros mismos, hombres y cosas, materias y palabras, ideales y tabúes, descriminaciones y machismos, banderas de pacotilla y nacionalismos de campeonato. Cómo no sentir entonces que tus primeras Residencias son en tu terreno de poeta esa bajada a los infiernos sin la cual jamás habrías retornado «a riveder le stelle». En la cuarta década del siglo, en un periodo en el que casi todos los poetas continuaban una vía lírica sin sorpresas, cae sobre una genración latinoamericana estupefacta, maravillada o enfurecida, un enorme aluvión de palabras cargadas de materia espesa, de piedras y de líquenes, de esperma sideral, de vientos litorales y gaviotas de fin de mundo, un inventario de ruinas y nacimientos, una nomenclatura de maderas y metales y peines y mujeres y farallones y espléndidas borrascas, y todo eso, como tantas otras veces, desde el otro lado del mundo donde un poeta mira por encima del mar su Chile remotísimo y lo conoce tanto mejor que otros con las narices pegadas al cerro Santa Lucía o a los lagos australes.»